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Une promenade autour de cinq récits de sages ou la métamorphose de la connaissance …

Eliezer le vin de la sagesse Retrouvailles Bouche bée Joutes

 

4) Bouche bée

Quatrième récit - mais je ne les lis pas dans l'ordre - assez court au demeurant qui précède immédiatement le vin de la sagesse et concerne le même ben Hanania. Curieuse histoire, que celle-ci qui semble, comme Joutes, considérer la connaissance comme une querelle sportive, où il s'agirait de l'emporter ; où, si l'on comprend, bien le sage importe plus que la sagesse qu'il est supposé découvrir ou transmettre.

Voici ben Hanania reconnaissant n'avoir été vaincu que par des enfants et une femme.

Toute l'ambivalence de cette histoire commence ici qui n'est pas sans rappeler celle de Diogène telle du moins que la raconte Diogène Laërce

Voyant un jour un petit garçon qui buvait dans sa main, il prit l’écuelle qu’il avait dans sa besace, et la jeta en disant : « Je suis battu, cet enfant vit plus simplement que moi. » Il jeta de même une autre fois son assiette pour avoir vu de la même façon un jeune garçon qui avait cassé la sienne faire un trou dans son pain pour y mettre ses lentilles. *

C'est bien un identique orgueil à l'œuvre ici qui incite à cette surenchère extravagante. Diogène dans sa quête de sagesse ne veut rien qui s'interpose entre lui et le monde, lui et le soleil. Si on l'interprète comme un refus de se laisser abuser par l'opinion courante ou par les apparences, on a effectivement, en toute sa splendeur, la quête philosophique qui s'applique à soi-même et jusque dans les plus petits détails les préceptes qu'elle énonce. Et, guère plus loin, cela donnera le somptueux Ecarte-toi de mon soleil que la tradition a retenu - renvoyant gloire, pouvoir et richesse au rang du superfétatoire le plus vulgaire.

Sauf que … mais nous l'avons déjà suggéré, c'est ici entrer dans une logique de compétition et donc donner quitus à la logique de la violence, de l'affairement usuel des hommes ordinaires. Diogène n'est jamais que la figure inversée d'Alexandre : ce sont des jumeaux ou si l'on préfère l'un n'est jamais que le faire-valoir de l'autre.

Ainsi de ce récit. Sauf, peut-être à considérer la fin où le sage reconnais la sagesse des enfants d'Israël ! Quand même il a été la dupe qui plus est d'êtres supposés plus faibles et sots que lui : femme et enfant. Pris au piège de ses propres contradictions - ce qui n'est pas grave - de ses propres empressements - ce qui l'est déjà plus - de ses propres négligences - ce qui l'est infiniment.

Le premier récit est celui d'une goinfrerie qu'on ne reconnaît pas et en conséquence d'un (petit) mensonge presque anodin qui lui revient à la figure comme un boomerang : là l'homme n'avait en réalité songé qu'à lui ! et oublié la part du pauvre qu'il aurait du réserver. Le challenge ici n'est pas dans l'acte mais bien de la parole : rien ne dit que la femme eût, dans de telles circonstances, été plus vertueuse que lui. Pourquoi donc d'ailleurs ? Mais dans le fait qu'elle ne s'en laissa pas compter de ces fallacieux prétextes. L'acte alimentaire est une véritable épreuve pour la pensée juive et il n'est pas impossible que ce fût là une forme archaïque de la faute originelle. Car enfin, il s'agit bien, de détruire et consommer, être vivant ou non qu'importe, pour se l'assimiler et donc pour son intérêt propre, nécessité vitale ou plaisir gourmand. Il n'est pas d'existence qui ne se paie de destruction provoquée. Exister est déjà injuste eussent dit les sages grecs. Tout ce qui demeure en notre pouvoir est d'en limiter la portée et de la compenser, au moins, par la générosité à l'égard du voyageur, de l'étranger, du pauvre. Or, en l'espèce, il n'a trouvé qu'un ridicule prétexte pour camoufler sa ladre goinfrerie.

Le second est du même ordre puisqu'il traverse un champ au risque de détruire les récoltes et s'en excuse à peine arguant qu'un sentier existait déjà. Il faut ici une fillette pour lui rappeler que ce sentier n'existe que parce que d'autres furent désinvoltes avant lui. Voici le sage pris en défaut : lui qui est supposé éclairer la route des autres, il se contente de suivre, comme on dit, les sentiers battus. Ce n'est pas seulement le parole du sage qui est ici battue en brèche ; mais la défaillance de ses actes qui est pointée.

Le troisième récit est fabuleusement ironique parce que c'est ici sinon l'intelligence en tout cas la ruse du gamin qui pourfend la suffisance du sage. L'homme est pressé - pourquoi n'aurait-il pas droit de l'être ? - tellement qu'il n'écoute pas l'enfant. C'est lui, pour une fois, qui détient la connaissance : l'adulte demande son chemin mais comme souvent dans ce cas on n'écoute qu'à moitié. Comment dire mieux que la connaissance - la plus triviale comme la plus sage - est affaire de transmission : de parole, certes, mais d'oreille aussi. Qui est sage doit savoir aussi écouter. Et l'on sait bien qu'écouter c'est aussi obéir.

Voici qu'apparaissent, simultanément, les plus grands dangers menaçant la vie du sage ; la fragilité même de la connaissance. Elle n'est pas marchandise qu'on échange - en dépit de l'usage absurde, vulgaire et fallacieux d'échanger au sens de dialoguer - et n'a jamais d'autre valeur que celle qu'on veut bien lui donner. Succomber à cette tentation, ce n'est pas seulement faire entrer les marchands dans le Temple, c'est définitivement n'admettre en matière de connaissance que ce qui est utile, rentable, compétitif. C'est dégrader le savoir en technique et la technique en ruse marchande. N'être pas outil signifie qu'elle est, et doit rester, fin en soi, même pour le sage, savant ou chercheur qu'importent le nom qu’on attribue à celui-ci, et donc n'être pas truchement à faire valoir pour gloire ou vénération publique.

Le piège n'est sans doute pas ailleurs : qu'il est difficile et parfois douloureux de s'écarter, et n'être pas dupe des menus plaisirs du quotidien ! Qu'il est insupportable de n'être rien, pour personne mais tellement nécessaire pourtant d'être reconnu par l'autre. Qu'inversement il est insoutenable d'être quelqu'un ! Celui-ci a tellement l'habitude qu'on l'écoute et le suive qu'il n'entend plus rien ni personne et n'entend plus que lorsqu'il imagine sa parole menacée par une autre plus claire que la sienne. Nul ne le soutient longtemps ; tant succombent à vanité ou orgueil ! Et si je puis regarder avec émotion cultures qui surent préserver place aux sages, comment ne pas se méfier de ceux qui en portèrent le titre. Le furent-ils vraiment ceux qui s'en vantèrent ? Ou en occupèrent la place ? Ou en usurpèrent la posture ?

Il n'est décidément d'être que dans l'entre-deux, dans ce chemin qui de rien vous entraîne vers le quelqu'un sans jamais vous permettre de prétendre être à bon port parvenu.

Est-ce pour ceci que les romains confièrent plus volontiers l'éducation de leurs enfants à des esclaves ? que la période féodale fit des écolâtres de quasi-clercs qui de pauvreté et chasteté enturbannés ne furent audibles que d'être à l'écart veillés et surveillés de peur qu'ils ne succombassent. On ne porte pas impunément le titre de Magister. ou de Diogène.

Celui-ci, laid à en mourir, se fait clouer le bec par femme et enfants ! Soit !

Qu'il n'oublie pas que sa place n'est que de temporaire translation ; que le diable occupe la même. Qui le guette avec sempiternelle convoitise.