index précédent suivant

 

 

Une promenade autour de cinq récits de sages ou la métamorphose de la connaissance …

Eliezer le vin de la sagesse Retrouvailles Bouche bée Joutes

 

3) Retrouvailles

 

Troisième de la série - après Eliezer et Le vin de la sagesse , ce délicieux récit intitulé Retrouvailles, où le sage reçoit un couple ayant décidé de se séparer non tant pour leur mésentente mais parce que leur union était demeurée inféconde. J'ironise trop aisément sur les joies supposées du mariage pour laisser passer cette histoire qui nous place au devant de tradition trop antique pour qu'on s'y retrouve spontanément. Et pourtant !

Que nous ne pratiquions plus la polygamie ni ne considérions plus la procréation comme le but ultime du mariage nous renseigne seulement sur la fragilité de l'individu et notamment de la femme dont l'autonomie est vite précaire sitôt que les conditions de vie et la perpétuation de l'espèce semblent en péril. La femme, ici, passe du père à l'époux et retour en cas de répudiation ou de divorce. La naissance de l'individu est tardive, on le sait ; celle de l'autonomie, plus encore qui doivent tout à la sortie des conditions drastiques de survie. Qu'elles viennent à resurgir, je crains bien que c'en soit vite fini de nos libertés - et de celle des femmes en premier lieu.

Quand même cette petite incise : l'autel du Temple verse lui-même des larmes quand des époux se séparent issue du Talmud. On est loin de l'injonction, comminatoire chez les chrétiens, rappelant que seul Dieu peut séparer ce qu'il a uni. Il y a dans ces larmes toute la tristesse qui peut séparer l'effroi ressenti devant un amour enfui que l'on s'avoue enfin, et cet ineffable sentiment de puissance qui vous transporte loin au-delà de toutes vos limites quand enfin vous reconnûtes ce regard que l'autre porta miraculeusement sur vous.

Sans doute ne sommes-nous pas au clair sur nos amours dont nous attendons tout mais ne supportons rien ; qui, vraisemblablement nous mettent trop en face de nos faiblesses et insuffisances pour que nous ne finissions pas par les rejeter pour ceci même. Sans doute s'agit-il de sentiments, de pulsions, de désirs mais je n'arrive pas à imaginer qu'il ne s'agisse que de cela. On ne vit pas avec quelqu'un de manière anodine ni ne le quitte impunément. Cet autre n'aura plus tout-à-fait été autre mais menace sans cesse de le redevenir. Or cet arrachement, quoiqu'on en ait, est douloureux ; même quand on a pris l'initiative de la séparation. Il y va de l'intimité ; mais de l'être surtout puisque de lien.

Qu'il y aurait à dire de cet arrachement ! qui me semble être le même - en tout cas pas si éloigné de ce détachement qu'exige la sagesse ; qu'impose la vieillesse. Comme si nous avions passé notre existence à tisser des liens avec des êtres comme des choses qu'avant de mourir nous devions dénouer pour nous mettre au net avec l'être. Ou que, pour parler comme les anciens, l'âme dût bien, avant que de s'envoler vers d'autres cieux où l'épreuve continuerait, de défaire des ultimes arrimages qui la faisait du corps n'être pas étrangère.

Posté de Turin 4-1-89. A MON AMI GEORG ! Après que tu m’as eu découvert, ce n’était pas un exploit de me trouver : la difficulté est maintenant celle de me perdre... LE CRUCIFIÉ.

Retrouvailles s'intitule ce récit, comment dire autrement que se quitter c'est se perdre. S'abandonner.

Sans doute me faudra-t-il revenir un jour sur ces déliaisons qui font tant blessures et pourtant partie intégrante de la vie. Sans doute me faudra-t-il un jour avouer pourquoi je me sentis incapable de ces gestes élémentaires. Ou non et le taire tant finalement ils appartiennent à la fibre la plus secrète de l'âme. Je n'oublierai jamais cette régurgitation qui secoua mon corps lorsque je réalisai subitement, comme en un voile qui se déchirait, combien ce qui me tenait tant à cœur et à vie, s'était évaporé et peut-être même n'aura été qu'une savante illusion entretenue. Je n'ai oublié ni ces larmes de honte ni ces tremblements de dégoût ni l'épuisement où cet évidement me jeta.

Me troublent aujourd'hui encore, même si j'écrivis déjà quelques lignes là-dessus, ces raisons - qui n'en sont pas - ces motifs - si indiscernables - ces causes - si irrationnelles - qui nous font désirer enfanter. Je ne crois ni à la vanité d'éternité ni au pari contre la mort ; encore moins à la fatuité de la trace transmise ou de la richesse léguée. Je crois encore à la générosité offerte de l'être et au service qu'on lui rend. Je n'oublie pas que ce furent alors mes filles qui me donnèrent la puissance de continuer, malgré tout, pour elles ; en leur honneur. Je n'ignore pas tout ainsi se jouer autour du lien car il n'est d'être que par lui. Et c'est en réalité ce que raconte la fin de ce récit.

Qui tourne autour de la fête. Elle n'est ici bien entendu qu'un prétexte. R Caillois nous a appris à penser qu'elle était au demeurant bien plus que cela : quelque chose comme un rite, et donc la mise en scène d'une ode originelle, la consonance presque étouffée d'antiques épousailles. D'un commencement. Où tout ceci a-t-il bien pu commencer ? Il est toujours difficile de le savoir puisqu'il n'est pas de début qui ne suppose un antécédent qui le nie ; il est en revanche toujours un rituel qui en mimera pas et rythmes où se retisseront les liens déjà distendus. Rituel qui à la force des prières, des danses, des silences ou des trompettes tonitruantes raconteront le refus entêté de l'entropie, le chant silencieux de ce qui se désaltère ; la fresque chatoyante de ce qui se restaure.

Ceci le sage le savait. Je ne pourrai jamais dire quand débuta cette grande histoire d'amour … je sais en tout cas quand eut lieu la première fête qui en célébra la résonance. Tout de suite après. Presque contemporaine. Dans la plaine naît un bruit. L'écho la redit. Je ne sais si l'être bredouille ou bégaie ; mais nos liens en tout cas en le répétant en sont l'écho qui aimerait tant lui être fidèle. Inviter cette femme et cet homme à célébrer leur séparation était remettre leurs pas dans les traces, dans les exaltations des premières lueurs. Il est précieux quelquefois de tourner les yeux vers le ciel, alors nos cœurs s'élargissent.

Regardons-nous assez le ciel ? Laissons-nous assez s'élargir nos cœurs ?

 

Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie. Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek.,L'Eternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Matthausen. L'Eternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. Chelmno.,L'Eternel. Ponary. Et loué. Theresienstadt. Soit. Varsovie. L'Eternel. Vilno. Et loué. Skarzysko. Soit. Bergen-Bels, en. L'Eternel. Janow. Et loué. Dora. Soit. Neuengamme. L'Eternel. Pustkow. Et loué... Parfois, il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. Mais souvent aussi, le soir de préférence, je ne puis m'empêcher de penser qu'Emie Lévy, mort six millions de fois, est encore vivant, quelque part, je ne sais où... Hier, comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une goutte de pitié tomba d'en haut sur mon visage ; mais il n'y avait nul souffle dans l'air, aucun nuage dans le ciel... il n'y avait qu'une présence.
Le dernier des justes

Je ne puis dissocier cette phrase de cette autre terrible - et je comprends soudainement pourquoi toujours elle m'eut meurtri sans que j'y puisse là rien contre. C'est celle de Swartz-Bart évidemment : qu'il y eut un jour où lever les yeux vers le ciel n'éveilla plus rien d'autre que la mélancolie puisque là haut qu'une présence sonnant le glas de toutes les espérances fut épreuve terrible ; invraisemblable initiation. Le ciel alors, oui, fut bas et lourd. Je sus alors, et le vécus comme jamais parce que ce m'était devenu présent. La révélation implacable, horriblement contraire, d'une absence présente.

Je sais désormais ce que signifient ces fêtes ; des liens renoués : la rage d'être, de continuer nonobstant ! non pas d'espérer mais le hurlement silencieux de la vie ne voulant céder en rien à l'horreur. Non pas l'énergie du désespoir comme on se complaît à le dire … l'impossibilité seulement de ne pas être. Le désespoir de l'énergie.

Regardons-nous assez le ciel ? Ne nous complaisons-nous pas à nous croire seuls, délaissés, abandonnés ? Là-haut, au-delà de ces nuages d'orage, au delà de l'impardonnable et de ce qui jamais n'aura de nom, quand même, peut-être, une présence, réelle ou rêvée, qu'importe ; une présence qui dessine prière et chante lueur.

Rien, ni le soleil, ni la mort ne se regardent en face. Non plus que l'être.

Mais tout se rêve et mime. Tout se fête et doit fêter.

C'est le seul hommage que nos pas assoiffés peuvent encore rendre à l'élégance d'être.