Bloc-Notes 2018
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Nationalismes …

Pour moi je n'admettrai jamais, et personne au monde ne pourra me faire admettre, que le chrétien est libre de ses options politiques, qu'il est libre de choisir les méthodes auxquelles il a recours pour les faire triompher. Or, en France, une part considérable de catholiques le croient ; et non pas les seuls catholiques d'habitudes, les catholiques de messes de onze heures qui accomplissent certains gestes mais n'ont aucune vie religieuse authentique - les croyants auxquels je songe ici sont des pratiquants et même des dévots, c'est dans la mesure où ils le sont que je me sens à leur égard plus qu'étranger, hostile.

Il me hante ce passage sur lequel je voudrais revenir non pour retracer le parcours politique du jeune Mauriac quoique celui-là fût révélateur du tournant qu'aujourd'hui on peine à comprendre que représenta l'Affaire Dreyfus ! Tournant, elle le fut pour la gauche, on l'a écrit plusieurs fois ici, mais décisif pour la droite également - et, notamment la droite catholique à quoi appartient Mauriac, qui l'a fit s'éloigner pour un long temps de la République et se vautrer dans un nationalisme sulfureux, putride, haineux !

La chose pourrait demeurer affaire d'histoire et n'intéresser plus grand monde hormis quelques historiens furieux de débattre sur l'origine française du fascisme ou non. C'était autant qu'il m'en souvienne par Z Sternhell que le scandale était arrivé : voici que nous ne pouvions même plus nous déclarer victime d'une idéologie venue d'outre-Rhin : nous l'avions fécondée nous-mêmes.

Nous le savions depuis longtemps : l'Affaire Dreyfus fut une croisée déterminante et, finalement, pas seulement en France. Les idées ont toujours une histoire et viennent parfois de bien loin. Fréquenter les sources en apprend beaucoup.

Or cette histoire, on nous la raconte, pour ainsi dire, plutôt du côté des vainqueurs, de côté de la gauche, de la République, d'une histoire qui va offrir le pouvoir aux radicaux et permettre aux socialistes de gagner en puissance … jusqu'à leur victoire en 1914 ; du côté de Waldeck-Rousseau puis de Jaurès et de Blum ; du côté de la séparation de l’Église et de l’État, de la loi de 1901 … On ne nous la raconte jamais vue de l'autre côté, celui de cette bourgeoisie de province, bien-pensante, catholique par conviction autant que par habitude, rétive à tout changement, peu disposée à soutenir la République ou alors à condition qu'elle fasse comme la monarchie et ne se pique pas de se mêler des affaires ; bref à condition de se renier.

L'intérêt de Mauriac c'est de nous raconter cette histoire du côté de la droite. C'est bien pour cela que ses références à Barrès et Maurras sont éclairantes.

On a de la peine à se représenter l'emprise idéologique que pouvait posséder Maurras dans les années trente et ceci malgré sa mise à l'index par Rome : G Martinet l'évoque dans ce documentaire de Cl Santelli ainsi que ce nationalisme qui était l'idéologie dominante des étudiants de cette période.

Mais quand on évoque le nationalisme de quoi parle-t-on ? On peut lire chez M Winock la distinction entre un nationalisme ouvert et fermé. C'est qu'il y a effectivement une grande différence entre un peuple qui se réunit pour assurer son indépendance et sa liberté et cet autre qui se referme sur lui-même contre tout ce qui n'est pas lui et où il voit assurément des ennemis réels ou potentiels. C'est sans doute Z Sternhell qui a l'expression la plus heureuse en parlant d'anti-Lumières qui caractérise mieux semble-t-il les fondements théoriques de cette droite extrême qui semble toujours hésiter entre nationalisme et fascisme. C'est affaire d'historien mais pas exactement notre propos que d'en comprendre les conditions d'émergence; les formes prises, les crises et le développement. Ce qui est certain c'est que ce nationalisme-là est étroitement lié, politiquement aux grandes crises de la IIIe République débutante (Boulanger et Dreyfus), géopolitiquement au statut de grande puissance acquis par le Reich allemand et donc à l'antagonisme larvé mais constant-entre France et Allemagne mais économiquement à la constitution progressive d'une classe ouvrière nombreuse et citadine liée, avec retard pour la France, à la seconde révolution industrielle.

Ce qui est certain, s'agissant de Maurras, plus que de Barrès d'ailleurs qui a fini lentement par prendre sa place dans le paysage parlementaire et y trouver goût - bref à s'embourgeoiser - c'est qu'il s'agit d'un refus - pour ne pas écrire réaction violente - à tout ce qui peut définir cette fin du XIXe : refus du rationalisme scientiste qui avec son pendant protestant - la liberté d'examen et de conscience, sapait toute autorité possible ; refus de l'autonomie de l'individu qui ruinait toute unité possible de la nation, refus de l'universalisme républicain qui déniait toute réalité à la patrie. De ces trois refus maurrassiens - Réforme, Révolution, Romantisme - celui de l’individu est sans doute le plus révélateur : on y voit ce qui caractérisera tous les variantes fascistes ultérieures : la soumission de l'individu au collectif, sa définition par rapport à la terre.

C'est en ceci exactement que ce nationalisme est à la fois radical et (contre)révolutionnaire : contrairement à l'Allemagne notamment, où le Blut und Boden n'est pas exclusif de la ville et de l'industrie, cette droite ne jurera que par la paysannerie et ne rêvera que de retour en arrière qu'exprimera bien à Vichy le thème de la Révolution Nationale et le retour au corporatisme médiéval. En réalité c'est tout ce qui peut ressembler au libéralisme en ses expressions politique - démocratie, liberté d'expression, humanisme - qu’économique - libre concurrence libre échange etc - que récuse le nationalisme intégral de Maurras. Mais c'est tout autant le vieux fonds chrétien qui est ici visé : après tout, la logique juive autant que chrétienne est celle de la Loi et du commandement , celle d'un individu appelé à tracer son propre destin en dominant ses pulsions violentes. Doit-on rappeler que si le tu ne tueras point a un versant pessimiste - l'homme est violent - il représente également un formidable levier d'espérance - il peut ne plus l'être. Or cette logique qui est celle du couple liberté/responsabilité conduit inéluctablement au il n'y a plus ni juifs ni grecs de Paul et donc au refus d'une identité assise sur l'appartenance à un groupe.

C'est bien ce refus de l'individu qui justifiera toutes les ambivalences et, souvent, contradictions : plus d'une fois, notamment sur l'atomisation de l'individu que produit le salariat industriel et qui lui permettra, en front commun avec certains syndicalismes anarchistes et révolutionnaires de condamner à la fois la société industrielle et le libéralisme républicain ! Certains purent s'étonner de la collusion, ici ou là, entre fascisme et socialisme : ce serait une erreur parce qu'elle aura existé dès le départ. Que Mussolini commença sa carrière dans le socialisme - il l'était encore en 14 - ou qu'un Hitler ajouta socialisme au nom de son parti ne relève pas seulement de l'habileté politique et il serait absurde de s'en tenir à l'adage sot selon lequel les extrêmes se rejoindraient. Mais il exact que l'attachement à la République et au système de production capitaliste ne font partie des gènes ni de la gauche radicale ni de l'extrême droite. Il n'y a dès lors pas lieu de s'étonner que des transfuges de la gauche rejoignissent Pétain en 40 ni qu'aujourd'hui le FN adoptât des mots d'ordre troublants en 2017.

Une seule chose est certaine : populisme n'est assurément pas terme qui aiderait à penser la spécificité des mouvements politiques en jeu ; en revanche cette ambivalence sur-jouée par les uns revendiquée par les autres est bien le signe d'une crise, à certains égards analogue à celle fin de siècle qui précéda la Ie guerre mondiale, où confusion idéologique, primat de la sensation sur la raison, du subjectif sur l'objectif, traduisent une confusion idéologique qui n'inspire rien de bon.

A ce titre d'ailleurs, le ni gauche ni droite, le pseudo dépassement du clivage politique de Macron ne fait que renforcer cette confusion qui n'est pas de bonne augure. Où le retour au nationalisme inquiète. Où la situation actuelle est dangereuse; Tous les ingrédients sont désormais réunis qui l'étaient déjà il y a un siècle : inculture ; méfiance à l'endroit de la raison ; confusion idéologique qui confine désormais à l'inculture ; bouleversement de l'échiquier politique … tout y est. Et l'on ne peut même plus dire, comme Martinet, que la jeunesse n'est plus nationaliste !

Retour à Mauriac

Il faut lire Maurras : sa prose est détestable ; son propos souvent abject mais honnêtement à quelques nuances près qui purent aveugler Mauriac, Barrès ne vaut guère mieux. Grand écrivain, sûrement non ; homme d'influence, assurément : est-ce le culte du moi qui l'attira ? ou la simple reconnaissance à l'égard d'un mentor ?

Mais Mauriac ne se fourvoie pas sur l'essentiel : il pointe, là où ça fait mal, le problème du chrétien. Non toutes les politiques ne se valent pas et il en est de clairement antichrétiennes ; oui, le chrétien ferait mieux de s'occuper des choses essentielles - rendre à César… - mais il ne peut non plus se désintéresser complètement de ce qui se passe autour de lui. Posture inconfortable mais qui est celle, reconnaissons-le, de tout un chacun, intellectuel compris.

Mauriac est capable de tout mettre dans la balance : sa notoriété notamment, sa crédibilité dans son propre camp pour se battre contre une politique coloniale indigne et criminelle. C'est tout à son honneur. Il l'a déjà fait et le referait encre s'il le fallait mais il ne fait pas là que souligner combien jamais l'individu qu'il est jamais ne se soumet aux impératifs du groupe auquel il appartient : la communauté des chrétiens ; la droite ; etc. En ceci il pose deux questions qui sont au cœur tant de la morale que de la politique :

N'empêche qu'il me déplaît d'être un objet d'exposition. J'appartiens au passé, bien sûr, et je tiens à ma vitrine, mais à condition d'en sortir à ma fantaisie. Aussi ai-je fait la farce de m'évader sous un déguisement : je suis devenu journaliste et je fais la nique à mes cadets qui parfois me paraissent, je l'avoue, un peu engoncés.
Journalisme, genre décrié et béni ! Ce n'est peut-être pas bon pour un écrivain que de commencer par lui, mais quelle merveilleuse porte de sortie ! Je me jette dans la mêlée, je m'en donne à coeur joie de bien ou de mal écrire comme je l'entends, sans m'interroger sur le langage, sans me poser à son sujet aucune des questions de nos romanciers philosophes. Je me sers du style selon le pouvoir qui m'a été donné, pour dire des choses, pour me fâcher, pour m'indigner, pour me moquer, pour défendre ce que je crois être vrai, pour laisser fuser, à travers les mots, l'amour qui ne s'exprime pas, ou pour servir, à mon rang modeste, l'homme en qui j'ai cru discerner une pensée directrice efficace, accordée au destin de la nation.
Écrire c'est agir. Si cette action écrite devient un jour littérature, c'est aux époques lointaines d'en décider, j'en aurai couru la chance, mais je n'ai pas à m'en mêler. C'est affaire de vitrine. Pour moi, je continue de vivre et l'écriture se confond avec ma vie.
La Vitrine

Oh Mauriac n'est pas tout-à-fait honnête : il s'est toujours préoccupé de politique et ses articles dans la presse émaillent toute sa carrière et ce dès avant la guerre. Où il l'est c'est de refuser de se laisser enfermer dans un rôle plutôt qu'un autre. Il s'en joue parfois mais doit bien sentir que l'essentiel de son œuvre romanesque est achevée ; qu'il incline plus aisément vers les essais et les chroniques.

Mais il pointe où il faut : s'engager n'est pas une profession. Pas même une vocation. Peut-être un devoir. C'est de l'avoir oublié que Barrès fut mauvais écrivain et se fourvoya dans de bien détestables causes. Demeurer un amateur mais aller jusqu'au bout de ce qui semble juste : soit ! Cela veut dire aussi : cesser de considérer son chemin comme une carrière où il faudrait réussir. Mauriac le reconnait dans une interview : publications, notoriété, Académie Française … tout ceci faisait partie de l'ordre normal des choses ; pas le Nobel qui lui apparut comme un surplus - au fond le risque de la démesure ! Mais ce qu'il y a derrière c'est quand même cette représentation assez convenue - et très bourgeoise - de la carrière fût-elle artistique.

Tout-à-coup c'est en tout cas ainsi qu'il le présente, il n'œuvre plus vraiment pour sa propre gloire mais pour la défense de l'autre, pour la dénonciation d'une iniquité … Ceci se lit dès les premières lignes : désormais il s'agit de rencontre avec d'autres peuples ; de récuser la peur de l'autre ; de dénoncer et dépasser la faillite spirituelle.

 

Alors oui, mais sur un tout autre plan on peut évoquer cette tension entre l'ouvert et le fermé dont parlait Winock à propos du nationalisme. Elle est le souffle de l'être et fonctionne comme une seconde peau qui à la fois protège de l'extérieur et en même temps permet de nous exprimer. Que l'une seule de ces dimensions prévale sur l'autre et alors s'enclenche une logique de mort.

Ainsi du nationalisme qui n'est qu'une peur chronique de l'autre puis une obsession maladive de l'invasion de l'autre et donc un refus de l'autre qui bientôt vire à la haine. A l'inverse, toute abnégation exclusive, tout appétit dévorant du monde qui pour prix de l'objet dénigrerait le sujet aurait toutes les allures ou de la trahison ou de l'égoïsme le plus vulgaire. Tout effort qui viserait à dépasser les logiques du l'un contre l'autre au profit de l'un par l'intermédiaire de l'autre revient précisément, sur le plan politique, à aller jusqu'au bout des principes de la démocratie ; au plan moral, jusqu'au terme de l'humanisme.

Voici qui mène au terme d'une observation déjà faite mais toujours aussi surprenante : cet usage négligent, paresseux de la langue qui s'observe non seulement dans le monde professionnel où foisonnent les afféteries des experts mais également ici, dans le domaine du politique. Si Etat est un terme qui s'entend assez bien et se définit correctement, en revanche Nation ou Patrie se prêtent à se multiples interprétations mais à des définitions plus que floues ; souvent douteuses. Sans doute Patrie est-elle le versant sentimental, émotionnel de Nation mais Nation ? Quand on en fait un parti pris, une idéologie, les catastrophes dévalent : nationalisme ne vaut pas mieux que patriotisme. Et se joue la fermeture.

Une seule chose est certaine : nationalisme, ce nationalisme-là, mais potentiellement tous, a peu à voir avec la démocratie, rien avec la République dont il est l'antithèse absolue ; le poison mortel.

Relisons les deux démons du nationalisme - Barrès et Maurras le peuple y est singulièrement absent ou, plus exactement, n'y est jamais sujet, acteur, principe et fin mais exclusivement objet, de déterminismes ou de contraintes.

Veut-on comprendre ce qu'est la République : écoutons simplement l'émotion d'un Charles André Julien à se souvenir quarante ans après de la manifestation populaire du 12 février 34 où se rejoignirent pour la première fois depuis 1920 communistes et socialistes.

Il faut l'entendre évoquer l'impératif catégorique d'unité qu'impose le peuple pour comprendre non pas tant ce qu'est la gauche mais ce qu'est la République : non pas justement comme le veut croire le nationalisme fascisant d'un Maurras un peuple rivé à une terre qui eût gravé jusqu'au dernier de ses gènes, mais au contraire un peuple acteur, qui parfois sait se lever et prendre son destin en main. Mais au contraire un individu libre et responsable qui agit, même si agir c'est parfois aussi écrire.

 

Céder aux sirènes du nationalisme c'est toujours donner des gages aux ennemis de la République ; enfermer son destin dans un engrenage fatidique. Appelez ceci illibéral si vous le désirez ; cédez paresseusement aux oxymores grotesques de démocratie illibérale … c'est proprement faire la politique de l'autruche, et volontairement fermer les yeux que de ne pas constater combien émerge là un nationalisme au moins aussi dangereux que celui de l'entre-deux-guerres ; c'est proprement se suicider, par paresse ou lâcheté que de ne rien faire et laisser prospérer au sein même de l'Union européenne de tels régimes que sont en train de rejoindre l'Italie, l'Autriche et demain …

 


1) Mauriac, Préface Mémoires Politiques
L'affaire Dreyfus avait fini en déroute pour les partis dont ma famille relevait et pour les brebis qui avaient suivi d'aveugles pasteurs. Ce qu'il y eut d'heureux dans notre malheur, ce fut cette sanction immédiate, comme il arrive toujours pour les fautes politiques : elles se payent comptant. L’Église de France a payé sous Combes le prix le plus fort - mais elle avait compris (avant Rome qui y mit plus de temps), et moi aussi, adolescent, j'ai compris. J'ai tiré la morale de l'histoire dont nous autres catholiques étions les dindons, et pas seulement ridicules, mais complices d'un crime, et d'un crime inexpiable.
La république radicale et maçonne, mais conservatrice et bourgeoise, avait trouvé dans l'anticléricalisme un abcès de fixation inespéré. De son côté, l'extrême-droite positiviste et athée découvrait elle aussi sa justification dans les excès et dans les horreurs du système combiste. Telle est la contradiction dans laquelle dès lors j'aurais été pris : convaincu, dès ce moment-là, qu'il n'y avait pas d'œuvre plus urgente pour un jeune catho- lique de 1905 que de libérer l'Eglise gallicane enchaînée à la droite la plus aveugle, et depuis l'affaire Dreyfus, à mes yeux, la plus criminelle, et de libérer l'Eglise enseignante du joug thomiste (selon l'idée que je m'en faisais alors), je n'en demeurais pas moins l'admirateur et le disciple de Maurice Barrès et, en dépit de mon opposition déclarée, le lecteur quotidien de Charles Maurras. De sorte que s'affrontaient, dans le garçon de vingt ans, des tendances qui s'affrontent encore, soixante années plus tard, dans l'octogénaire que je suis devenu : contradiction qui se retrouve aussi chez le catholique de Gaulle qui a lu les mêmes journaux que moi, presque à la même époque, et les mêmes livres, qui a écouté des voix contradictoires dont chacune décelait un côté de la vérité par où elle avait raison, mais nous découvrions aussi le côté par où elle avait tort.