Bloc-Notes 2016
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JH Lartigue

Van Dongen vu par Lartigue ? Non c'est exactement l'inverse !

Ce regard, presque négligent, ces yeux mi-clos qui plongent vers l'objectif ... tout ici pointe vers le troisième personnage qu'on ne voit évidemment pas : Lartigue lui-même. On ne croque décidément pas un peintre impunément qui aura tôt fait de vous cerner dans les rets de son propre regard.

Comment ne pas songer à ces lignes de Baudelaire sur la photographie : bien sûr il a tort de n'y voir qu'un auxiliaire de l'art - mais y croit-il véritablement ? - mais assurément voit-il juste quand il affirme que l'art n'a pas affaire avec le vrai !

Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous !

Il a tort parce que les photographes, sitôt passée la fascination techniques qui n'aura duré que chez les imbéciles, ont vite saisi l'opportunité et fait ployer l'outil à leur imaginaire, à leurs constructions.

Rien ici n'est naturel, ni vrai ; tout est passé par le crible d'un regard : certes, mais lequel ? celui de Lartigue ou celui de van Dongen ? Qui a eu l'idée de le faire poser avec ce tableau, si peu dans la manière connue du peintre, tenu à ses côtés d'un portrait qu'il peignit en son temps de son père ? Qui prit le parti de ces paupières tombantes et de cette pipe négligemment affaissée, qui, celui de cette écharpe rehaussant à peine la grisaille d'un veston, croisé mais fermé offrant au photographe ce qu'il fallait de pliures et d'ombres ?

Élégance un peu passée, chapeau insolite en ces lieux qui dessine l'une des rares lignes horizontales, avec les deux tableaux, de cette photo … mais ces deux regards surtout, celui du père, sévère et presque effacé par la barbe et le noir ; celui du fils, légèrement dubitatif à moins qu'il ne soit narquois. La peinture est ici omniprésente, jusque dans ce tableau accroché dont on ne voit que les pieds de guêtres et verni ponctués achevant pantalon rayé ; elle occupe tout l'espace et toise le photographe de cet œil austère pour l'un, apitoyé pour l'autre semblant lui dire tout bas ce que Baudelaire pensait tout haut.

N'eussent été les tableaux, on aurait pu imaginer que ce fût ici portrait d'homme comme Nadar avait entrepris de le faire pour le Tout Paris de son époque - ce que Lartigue ne détestait pas qui sa vie durant croqua des scènes mondaines et des célébrités ; en réalité, non ; l'homme s'efface derrière l'œuvre qui est le seul vrai personnage de la photo.

Voici plutôt éloge de la peinture ; portrait même de l'œuvre. De ce qui résonne encore quand l'homme a passé son chemin.

Je comprend mieux à présent cette impression originaire d'une photo où rien ne fût véritablement à sa place ; où tout est inversé. Van Dongen pointe le photographe - à travers lui c'est l'œuvre qui nous regarde.

Comme si l'art n'était jamais que ce regard que le monde porte sur nous.