Bloc-Notes 2016
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En coin

Brasserie Lipp, Paris 1969.
Henri Cartier-Bresson

 

 

Elles sont assises là, toutes les deux, dans un parfait alignement dessiné par la banquette un peu rude, qui existe toujours mais qui aujourd'hui comme hier invite plus à l'attente qu'au repos tant elle sollicite les dos.

Tout les oppose bien sûr et on croit d'abord ne voir que cela : l'âge bien sûr ; la tenue, évidemment ; peut-être même la condition sociale. Pourtant les voici bien assises sur la même banquette, attablée devant une boisson qui ne semble ni pour l'une ni pour l'autre être alcoolisée ; s'offrant à prendre l'air en lisant pareillement le journal. Même si ce n'est pas le même ! Le Figaro a toujours senti bon sa bourgeoisie d'affaire, aisée, assise sur ses certitudes et plutôt craintive de tout bouleversement auquel elle n'eût pas elle-même consenti ; Le Monde, au contraire, quotidien de référence en ces années-là plus qu'aujourd'hui, seul journal du soir au demeurant, plutôt anti-gaulliste - hormis la rubrique de politique étrangère - mais pas de gauche pour autant même s'il regarda les événements de mai 68 avec complaisance émue, quotidien des intellectuels pour tout dire, des étudiants et de ce qu'on nommait alors la bourgeoisie éclairée.

Oui, c'est bien ceci que l'on croit observer d'abord, ce curieux mixte d'opposition et de similitude qui métamorphose la banquette en ligne du temps : au loin, qui s'efface presque, cette vieille dame chapeautée, à l'allure surannée qui pourrait être la grand-mère de la jeune fille qui au premier blanc, ne serait ce que par le blanc éclatant de sa robe occupe toute la place, focalise tous les regards.

Celle-là sent bon ses années vingt avec son chapeau cloche et son tailleur aussi sobre que sombre tout juste surplombé de cette encolure démesurée ne laissant rien percevoir des rides inexorables que la décence impose de cacher, ce tailleur au motif à peine visible achève d'avaler la veille dame déjà camouflée derrière son journal grand déployé. Elle le tient d'un geste élégant, doigts serrant la page et poignet discrètement plié, laissant pour seul bijou entrevoir seulement un mince bracelet-montre qui prétendit sûrement moins ponctuer le temps qu'une distinction d'autant mieux furtivement revendiquée qu'elle commence à sentir la poussière d'être ainsi vulgairement confrontée à une époque décidément trop provocante.

Celle-ci, dans le silence de sa lecture, fait éclater sa modernité : presque une figure de mode tant sa robe paraît avoir été confectionnée par Courrèges. Elle ne tient pas son journal qui repose moitié sur la table moitié sur sa robe. On devine à peine son visage, dévoré par son cheveu soigneusement aligné qui le recouvre presque entièrement telle la couronne flamboyante de sa jeunesse, caché par cette main portée à la bouche - mais est ce là l'ultime rémanence d'une enfance refusant de s'effacer ou l'effroi ressenti à la lecture des actualités ? On la devine à peine, elle qui pourtant envahit tout le premier plan : l'attention est captée par ces jambes nues, insolites alors, le blanc aveuglant de la robe que ponctue à peine le noir des bottes et de ces points presque égarés des quelques boutons.

Non, le contraste n'est décidément pas entre la vieille dame et la jeune femme : celle-là est trop conforme à l'idée qu'on s'en peut faire pour ne pas contrefaire la caricature mais dans la posture de celle-ci où, tout du geste pensif, à la tenue si droite que presque rigide, mais jusqu'à l'austérité de son quotidien s'honorant de ne pas s'égarer inutilement en se parant de photos, tout, oui, oppose un démenti cinglant à la légèreté de la vêture.

Je soupçonne Cartier-Bresson de n'avoir pas voulu si paresseusement se contenter de cette banale controverse. Plutôt que d'aligner l'angle de sa prise sur la ligne de fuite dessinée par la banquette et qui de la jeunesse à la vieille dame laisse juste entrevoir un client jetant un œil dans la brasserie, il choisit une prise légèrement biaisée qui abandonne les deux femmes à leurs silence olympien.

L'essentiel de cette photo est dans ce regard en coin que la vieille dame jette sur la jeunesse. S'agit-il d'un œil envieux, sourdement nostalgique de sa propre verdeur enfuie ou plus vraisemblablement d'une sourde réprobation devant tant de chair ainsi impudiquement offerte ? Fut-il jamais période où le nouveau insultât aussi brutalement la componction faussement humble de l'ancien ? où la jeunesse, triomphante et si insolemment nombreuse, cessât de ménager de respect et de soumission entremêlés une génération arc-boutée sur des certitudes que deux guerres avaient pourtant balayées d'un revers de mitraille ? Mais voici peut-être une illusion rétrospective : je regarde cette photo avec mes yeux d'adolescents parce que cette période fut la mienne et je n'oublie pas nos présomptions à imaginer que sans peine nous pourrions faire infiniment mieux que cette génération macabre et mortifère. Pourtant, à près d'un demi-siècle de distance, je vois bien que de cet univers-ci il ne reste plus rien ou presque et que le gouffre monstrueux qui sépare ces deux femmes est aussi vertigineux que peut l'être ce qui désormais nous éloigne d'elles. Peut-être est-ce autre chose qu'il faut deviner dans ce regard quoique l'air pincé et la moue réprobatrice m'en fasse incontinent douter.

Se souvient-elle des mêmes œillades scandalisées devant ces femmes qui, au temps de sa jeunesse, s'aventurèrent insolemment aux terrasses des bistrots, s'entichant même de fumer en public violant ainsi les règles les plus élémentaires de la bienséance féminine et de la discrétion bourgeoise ? C'était au temps de sa propre jeunesse et, peut-être les envia-t-elle même d'oser faire ce que tout en elle regimbait de seulement imaginer, à moins, mais j'en doute, qu'elle fut l'une de ces garçonnes ivres de vie ou de ces femmes au cheveu soudain si court, à l'allure si altière qui n'avait soudain plus rien à voir avec les formes graciles d'autrefois où le bourgeois se plaisait à considérer l’étendard de son aisance. On le voit le chapeau alors résistait encore - on ne s'en défit qu'après l'autre guerre mais on l'avait oublié, les jambes déjà se montraient, fières et fines, en des postures nouvelles qu'empruntait désormais l'élégance.

Au fond ce regard en coin n'est peut-être que celui qu'incessamment nous renvoie la fuite : ce que j'entrevois, devine et parfois regrette, là devant moi, n'est jamais que l'antienne sottement répétée d'un avant qui passe beaucoup moins qu'on ne l'espère ; qu'on ne le croit.

Dans ce regard, mi-méprisant mi réprobateur, je devine le crissement strident, détestable d'un temps qui ne passe pas ; qui ne va plus nulle part.