Bloc-Notes 2016
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

Hannah Arendt

Cherchant désespérément quelque moralité à nos actes, tentant de prolonger ma morale de quelques prescriptions qui puissent conférer à mon analyse quelque portée pratique, inévitablement, je fis retour sur Arendt et notamment sur Vita Activa. Que je relis avec autant d'intérêt que d'éblouissements, autant de plaisir que d'étonnements renouvelés.

Oh ce n'est pas tant que je chercherais une immodeste application pratique à mes divagations mais finalement le sujet ne l'impose-t-il pas ? Que serait après tout, une moralité suspendue entre terre et ciel - sinon une mal-aimable galéjade ?

Arendt donc : du plus loin qu'il me souvienne j'aurai entendu parler d'elle. J'ai souvenance d'échanges dans ma famille qui ne purent concerner que ses interventions autour du procès Eichmann. Sans doute alors et dans ces milieux fut ce d'abord l'interprétation qu'elle fit du rôle des Judenräte qui fit polémique : non qu'elle les eût jamais accusés de s'être fait complices des nazis mais souligna l’ambiguïté de leur rôle - ce qu'en Israël on ne lui pardonna jamais. Ce n'est qu'un peu plus tard que le débat autour de la banalité du mal surgit. Non qu'elle entendît par là que tout un chacun fût capable du pire et que le mal se terrât en chacun de nous sous des allures vénielles mais elle mit en évidence combien la radicalité du crime fut portée par des gens aussi ordinaires qu'Eichmann et le put d'autant mieux et plus aisément que ceux-là par sottise, paresse ou fidélité oiseuse eurent simplement cessé de penser, de se poser la question de la valeur de leurs actes.

Qu'entendis-je alors de ces débats ? rien mais j'avais l'excuse de n'avoir alors pas même dix ans. Je ne sais même la position que mes parents tinrent alors : sans doute favorable à Arendt parce que je ne les ai, plus tard, jamais entendus évoquer son nom autrement qu'avec un infini respect ; mais pourquoi, je l'ignore, ni ne sais même s'ils la soutinrent pour de bonnes raisons. Je sais aujourd'hui que sur l'un et l'autre point la controverse fut éminemment biaisée par les passions mais aussi par les raccourcis vertigineux et simplistes de la presse. Je devine seulement combien tant le procès Eichmann lui-même que le débat qui suivit autour d'Arendt ne pouvaient que tarauder plus encore que nécessaire ce qui de judéité se cherchait dans mes souvenirs, mes interrogations, mes doutes.

Ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans cette controverse mais celui de souligner l'étonnant courage non dénué à l'occasion de fantasque bravade avec quoi elle affronta la bourrasque. Elle en souffrit sans doute, n'en fit que peu paraître, mais tint bon. Elle y perdit des amis qu'elle n'imaginait pas s'opposer à elle avec telle férocité. Il ne devait pas être aisé, quand même, de se faire traiter d'antisémite juive !

Mystérieuse à sa façon, ce dont témoignent ses relations avec Heidegger : elle n'était pas dupe du personnage mais sans doute resta-t-il assez encore de la fascination exercée sur la jeune fille qu'elle fut pour ne pas hésiter à le rencontrer une ultime fois, malgré son passé, malgré tout, ni même à prendre sa défense lors des procès de dénazification. Elle avait compris que l'homme n'était à la hauteur ni de son destin ni de sa philosophie …

"Il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser ou d'exprimer, les choses que nous sommes capables de faire (...). S'il s'avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves (...) de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils."
Arendt Prologue de Vita activa

Il faut la relire et ces pages notamment où distinguant homo faber de homo laborans, le travail de l'œuvre, elle se révèle d'une prodigieuse modernité. Elle avait vu l'aliénation d'un nouveau genre qui se profilait et le profond isolement, l'abandon même, où le système nous étouffait, loin, si loin de l'humain. Elle a des choses à nous dire encore, même si son époque est désormais très éloignée de la nôtre : tant de lumières crues à projeter sur nos lâchetés, nos abandons et parfois même nos trahisons.

Il faut la relire parce que ses phrases sont belles et claires : quand bien même elle en récusa le titre, voici belle et grande philosophie aux antipodes en tout cas du style compassé et volontairement hermétique de certains mais aussi de celui si ampoulé de Heidegger.

Chapeau bas Madame Arendt !