Bloc-Notes 2016
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On n'est pas comme vous, les Français

Cet article du Nouvel Obs qui m'avait échappé mais pas à mon vieux copain Yves Chemla, toujours sagace qui n'a pas manqué d'y mettre son grain de sel…

Article étrange. Dérangeant aussi. Mais à ce stade, je ne sais plus ce que veulent dire ces généralités, " vous, les Français". On est de Beyrouth, Bagdad, Mossoul, Ankara, Tunis, de Paris, Tel Aviv, Gaza, Bruxelles et Port-au-Prince, et de partout où la haine flambe et l'inertie empêche. Et on poursuit, avec vous, vous tous, sans relâche, cette tâche improbable de passeur, volontairement et activement désarmé. Peut-être aussi que nous ravalons nos larmes, parce que nous sommes sortis de la stupeur et de l'hébétude, depuis Hiroshima et Auschwitz, depuis la Kolyma, le Laogai et le viol de Nankin et que nous savons que les larmes n'ont jamais fait fléchir la haine. Parce que nous savons aussi que les siècles passés n'ont pas été avares de souffrances pour l'autre rive du monde. Parce que nous avons eu la naïveté de croire au devenir meilleurs. Parce que nous demeurons insoumis, et qu'"à chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d'avenir". Et qu'on ne cédera pas.
Y Chemla

Oui, article étrange mais au fond ne faut-il pas plaindre la journaliste qui doit bien produire son article et pour cela exciper d'un événement qui fût insolite parmi tant d'insupportables itérations. Après tout, que peut-on bien écrire après de tels actes, qui n'ait déjà été écrit, décrit ou commenté ? D'ailleurs de tels actes ne sont-ils pas précisément de ceux qui laissent sans voix, qui estomaquent, vous coupent le souffle, vous laissent interdits ?

Écrire sur de tels sujets c'est, après l'émotion que l'on tente de contenir, prendre le parti de la raison. Mais peut-on vraiment rationnaliser ce qui est irrationnel ?

Ne pas céder à l'émotion ? la belle affaire ! ne pas laisser libre cours à la vengeance, évidemment ! Tenter de comprendre ? plus facile à dire qu'à faire ! Se taire ? Impossible !

Alors on se met à décrire des scènes, des silences, des effrois ... Et l'on traque des ressemblances avec les deux séries parisiennes d'attentat. Et, bien entendu, on trouve des différences qu'impertubablement, l'on va se mettre à théoriser, à expliquer et peut-être même à justifier.

la capitale européenne s’était déjà remise debout comme un robot à peine endommagé. (…) Le dispositif s’est mis en place comme une mécanique bien rôdée.

Après deux métaphores mécaniques, laissant accroire que les émotions ne seraient que les échos lointains mais obligés d'une déflagration lointaine. J'y entrevois deux postures tellement balayées : celle de l'intellectuel, du chercheur, du sociologue qui cherchant l'explication, ou le réseau de causalités ne peut éviter de traquer des constantes, des invariants - il n'est décidément de connaissance que de l'universel ! celle encore du chroniqueur, de l'observateur, de l'ethnologue aussi qui scrutent l'insolite, la différence, l'originalité jusque dans les détails les plus infimes. Aucune de ces postures ne va sans l'autre qui s'interpellent comme la voix l'écho et ne sont peut-être que ce gémissement affreux du sens devant l'angoisse.

Le psychologue nomme ceci verbaliser : oui, paraît-il, il nous faut parvenir à mettre des mots là-dessus puisque décidément les mots éloignent des choses au moins autant qu'ils nous en rapprochent. C'est à cet instant que surgissent les rationalisations hâtives, les approximations douteuses, les généralisations creuses.

Chercher dans une quelconque belgitude la source d'une émotion diversement exprimée ou retenue ! comme si l'émotion avait quelque chose de national ! Tout ceci n'est que construction a posteriori tant il est vrai que tout, de la langue au sens qu'elle véhicule n'est que transmission et donc traduction, codage de notre rapport au monde, si difficile, si imprudemment hasardé ; toujours.

Oui, je te rejoins deux fois : sur le silence qui s'impose devant tant d'effrois répétés depuis si longtemps que nos mots mêmes semblent usés, presque autant que nos si impuissantes réactions ; sur la nécessité de traduire, cependant ; de parler, nonobstant. Jamais autant témoigner n'aura mieux mérité son étymologie de martyr.

Et préparer ce miracle toujours improbable d'une chair parvenant à se faire verbe.