Bloc-Notes 2016
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Impérialisme

À l’évidence, on n’aura jamais connu impérialisme disciplinaire aussi agressif -qui plus est, reposant sur des créances épistémologiques aussi minces.
Lordon
Cette remarque faite au tout début de l'entretien accordé à Philosophie Magazine. Comme s'il y avait match à gagner pour s'assurer la primauté dans l'ordre du savoir. Faut-il le rappeler ? toute l'histoire de la connaissance est celle d'un éclatement continué. Si l'on suit A Comte, et selon l'évolution même de l'esprit humain en vertu de la loi des 3 états, on partirait bien d'une philosophie, mère de la connaissance, dont se seraient progressivement émancipées mathématiques (dès l'Antiquité) puis astronomie, physique, chimie, biologie à partir du XVIe siècle. L'utilisation même de l'expression échelle encyclopédique en dit long sur une hiérarchie mais sur sa volonté surtout de la compléter par une physique sociale. Faute de pouvoir en disputer réellement la primeur, ce serait désormais au sein des seules sciences humaines que se situerait un challenge entre économie, sociologie et histoire. L'avenir réglera la question d'une évolution scientifique continue : tant Bachelard que F Jacob auront indiqué combien cette histoire des sciences se fait au prix de ruptures, de blocages.

Mais l'essentiel n'est pas ici. Ni même dans la mise en évidence, déjà, des enjeux, des fétiches, des honneurs et des places qui se distribuent derrière les recherches scientifiques. La connaissance gratuite, trouvant en soi sa propre légitimité, est un beau modèle qui cache malaisément les hommes qui se disputent. Bachelard n'avait-il pas suggéré que les chercheurs étaient féconds la première partie de leur vie, stériles et stérilisants, la seconde ?

Mais dans la présomption de pouvoir atteindre un savoir total ! L'histoire, en son éclatement, nous avait pourtant appris l'inanité d'une expression telle LA science et ce n'est certainement pas pour rien que l'on évoque aujourd'hui des chercheurs plutôt que des savants. Le rêve d'une théorie de la grande unification n'est jamais qu'un rêve : les recherches parviennent à des résultats partiels et provisoires, jamais à des certitudes absolues. Ce qui est vrai des sciences de la matière, comment ne le serait-il pas des sciences de l'homme où la part d'irrationnel, de passionnel et d'aléatoire ne copte évidemment pas pour peu ?

Il semble bien, et c'est la seconde indication de Lordon, que le souci de se donner une démarche rigoureuse et un appareil conceptuel cohérent, passant par la mathématisation de leurs recherches, ait fini par faire prendre le moyen pour la fin. Le scientisme du XIXe qu'on s'imaginait risible et naïf n’était décidément pas mort : il s'est simplement déplacé.

Que ce soit du côté de l'économie n'est pas étonnant : n'est-ce pas après tout l'héritage partagé entre marxistes et libéraux que de concevoir l'économie comme déterminante en dernière instance ? Mais ce serait confondre la chose et le discours qui porte sur elle que d'en rester là. J'y vois un des effets de ce que Heidegger avait nommé les techno-sciences. Que ce soit au niveau micro ou macro-économique, la question est moins de comprendre que de se donner les moyens d'agir sur une réalité d'autant plus complexe que désormais globale. L'illusion que quelque modèle mathématique permette de réguler, organiser, régir la réalité économique et sociale n'est jamais que le pendant du voir pour savoir ; savoir pour prévoir ; prévoir pour agir d'A Comte. Ici, désormais, on ne recherche plus de la connaissance mais des recettes pour la gouvernance mondiale ; des stratagèmes de management. Et l'on y fait flèche de tout bois. Jusque et y compris la morale - éthique sied mieux - comme stratégie pour obtenir l'implication toujours plus forte des individus dans le système.

Même si elle est en crise - mais ne l'a-t-elle pas toujours été - et pour autant qu'il ne soit pas trop tard - son enseignement disparaît peu à peu des radars, au même titre que les Lettres - vient l'heure de la philosophie ! en tout cas se précise la légitimité de sa survivance, à côté des sciences triomphantes. Jamais sans doute nous n'aurons eu tant besoin de philosophie : d'abord et surtout parce qu'elle est le seul discours à ne pas envisager seulement le monde mais le rapport que l'homme entretient avec ce dernier ; parce qu'elle forme, sur le surplomb de la prudence et de la rigueur, un des rares discours avec celui des épistémologues - aussi peu écoutés d'ailleurs - à rappeler sans cesse à la fragilité de nos croyances ; à l'impossible certitude ; à la nécessaire tolérance. Qu'elle est enfin le seul discours désormais, à pouvoir encore un peu échapper à l'économie marchande. Non qu'il faille rejeter les impératifs pratiques ; non qu'une théorie fût insane d'être utilisable ! mais que finalité pratique et causalité théorique obéissent à des ordres de rigueurs trop différents pour qu'on puisse sans dommage les confondre.

Alors oui, recommencer ; encore et toujours ; résister aux sirènes du siècle ; tenter à l'écart d'être à hauteur de pensée ...