Bloc-Notes 2016
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Croisée

A parcourir cet édito du Monde intitulé Recréer l’État Social, hésitation entre sourire et agacement. N'est-ce pas le même quotidien qui s'entête à trouver la gauche archaïque dès lors qu'elle retrouve ses fondamentaux ? n'est ce pas en même temps avouer qu'à devoir le recréer, il ne serait décidément plus - ou seulement l'ombre de lui-même ?

Je ne comprends toujours pas (bien) l'étonnant mouvement qui, en à peine quarante ans, nous fit lâcher la proie pour l'ombre, renoncer à ce qui hier encore nous paraissait essentiel et parcourir aussi inconsidérément à rebrousse-chemin le sens de l'histoire. Nul pourtant n'est besoin d'être grand clerc pour deviner ce qui, tout au long des deux derniers siècles s'était joué : 89 ce fut assurément l'avènement du peuple mais le début de l'invention de l'espace public : si timide au début qu'on crut pouvoir le restreindre à la chose politique et laisser tant l'espace de la famille que du travail hors de son empreinte ou emprise.

Eh bien ! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine...et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli.
Jaurès 1893
Marx l'avait vu : la révolution ne fut que bourgeoise de s'être volontairement cantonnée là ; Marx l'avait deviné : le mouvement ne pouvait s'arrêter ici. Et il déborda, tout au long du XIXe sur le terrain social.

Oh, certes, le capitalisme survécut bien mieux qu'on ne l'imagina à ses contradictions ; non il n'aura pas véritablement sécrété le poison qui l'anéantirait ! Pour autant la lente constitution d'un droit social demeura pour un moment le signe et la promesse de cet élargissement de l'espace public.

Est-ce le fruit de la prospérité inespérée de l'après-guerre qui fit entrer de plain-pied dans les délices de la consommation et oublier ce que le salariat pouvait comporter de frustrations et d'aliénation ? toujours est-il que c'est cyniquement au nom de la liberté que s'opérèrent les atteintes systématiques aux droits conquis de si haute lutte. Au point de renverser tous les codes, toutes les logiques … N'a-t-on pas vu ainsi aux USA une forte opposition se lever, au nom de la liberté, contre une esquisse bien timide pourtant de sécurité sociale pour tous ? N'entend-on pas, ici et là, vanter les mérites de l'auto-entrepreneuriat, qui pourtant, n'ôte rien de la subordination du travailleur, mais tout de la protection sociale à quoi il avait droit ?

C'est encore F Lordon qui aide au mieux à le comprendre : le salariat a tout du chantage et pas grand chose de démocratique - forme moderne de l'esclavage avait écrit Marx. C'est qu’effectivement, en mettant fin au mode de production féodal où la forme individuelle d'appropriation de la valeur correspondait à son mode de production, le capitalisme naissant, qui invente le salariat coupe le travailleur aussi bien des moyens de production que de ses fruits. La reproduction matérielle des individus passe désormais par des structures qui lui sont imposées et la fiction juridique de la force de travail qui viendrait librement s'échanger sur le marché - au même titre que n'importe quelle marchandise - ne peut que renforcer le cynisme d'un chantage : l'aliénation ou la misère. C'est la brutalité de ce chantage que les luttes sociales entendaient tempérer : même si ceci rend partiellement compte de ce qui divisa longtemps réformistes et révolutionnaires, et que par ailleurs peu, même à la SFIO de Blum se firent d'illusion, tous sachant que des réformes feraient au mieux supporter un système en attendant de le pouvoir bouleverser, l'idée était au moins de faire entrer un peu de démocratie dans l'entreprise - d'élargir l'espace public, l'espace de ce qui pouvait se discuter. Ceci prit une forme simple mais exemplaire : la supériorité de la loi sur le contrat qui, précisément, protégeait, si peu que ce soit et au moins mal possible, le travailleur d'un rapport de force qui lui était intrinsèquement défavorable. C'est à ceci précisément que le récent projet de loi entend mettre un terme - en tout cas atténuer.

Lordon montre bien qu'à cette première phase du capitalisme, qui explique assez bien les luttes sociales du XIXe et de la première moitié du XXe, tout autant que la division politique du mouvement ouvrier à partir de 1920, aura succédé une seconde phase où, assis sur une prospérité inédite et inespérée, mais aussi sur une productivité accrue, le système permettra au salarié d'accéder à la consommation ainsi qu'à des conditions de vie stabilisées et une progression constante de leur situation matérielle. Cette phase aura évidemment beaucoup fait pour rallier les travailleurs au système : on le voit bien par la disparition d'abord lente puis précipitée de tout pôle révolutionnaire de son expression politique.

La troisième phase, celle que nous vivons actuellement, pétrie d'idéologie néolibérale, implique un investissement toujours plus important du travailleur : l'intensification de la productivité, dans un marché de plus en plus aléatoire dominé par la mondialisation des échanges suppose des techniques de management nouvelles : l'idéologie du travail épanouissant, libérateur, à quoi l'autonomisation des tâches ou le management participatif tente de donner des formes acceptables. Voici une réalité que les historiens avaient déjà repérée : en propageant par son analyse du travail aliéné l'idée que le travail n'était pas asservissant en lui-même mais seulement dans la configuration capitaliste, Marx aura propagé l'idée d'un travail libérateur, contribuant ainsi, avec la réforme protestante, à en finir avec la conception antique du travail. Il n'en reste pas moins que l'idéologie positive du travail, et tous les discours sur les techniques modernes de management, ne sont jamais que des techniques, des subterfuges, visant à faire désirer le travail pour lui-même et non pour les moyens qu'il permet ; indépendamment des conditions et des ressources qu'il crée. Travailler ; surtout travailler ; à n'importe quel prix ! Nul n'est besoin ici de revenir sur la conception du travail qui oppose l'antiquité et la modernité ni sur le rôle qu'y joua la Réforme  : il suffira ici de rappeler qu'aucun système ne peut subsister qui ne s'appuie sur une idéologie qui ne le rende possible et souhaitable. La modernité néolibérale a besoin plus que jamais de l'équation travail = liberté = épanouissement personnel parce que c'est la seule qui autorise de passer outre les pertes collectives au profit de supposés gains personnels, existentiels. Au passage on aura ruiné toute conscience de classe, toute idée d'action collective, ou même de destin individuel. A-t-on assez répété le délire schizophrénique de cette stratégie qui érige en valeur absolue le travail au moment même où elle en prive le plus grand nombre, jusqu'à ses soutiens naturels ? A-t-on assez mesuré le danger qu'il y a ainsi à réduire cette valeur, désormais absolue, à une portion d'autant plus congrue que l'allongement des études, celui de l'espérance de vie mais aussi le fort risque de chômage en font un Éden pour quelques uns seulement, pour une petite moitié de vie ? Ce n'était donc pas assez de réduire le plus grand nombre à la misère, au pire, à une extrême modestie, au mieux ? Il fallait en plus le priver de ce qui fait la dignité d'homme ?

Il faudrait décidément relire Arendt dans cette belle distinction qu'elle porte entre travail et œuvre ! relire Lafargue, oui, pour son droit à la paresse.

Je crois bien ce système à bout de souffle - mais il ne l'est pas que politiquement - et les périls environnementaux qui pointent ne peuvent qu'en accentuer demain la fragilité annoncée. Régi par le conatus, sans doute, prompt qu'il est à privilégier tout ce qui peut le maintenir et renforcer ; gavé de démesure surtout.

Il ne suffira pas demain de restaurer quelque État social, ni même de le réinventer. D'ailleurs qui y songe encore ? Écouter ce qui se persifle d'archaïsme dès lors que l'on évoque l’État providence suffit à redouter l'inanité de tout effort.

D'où la croisée : si avenir il y a encore de possible, il naîtra de décombres.

Mais qui regrettera cette période nauséabonde ? Qui aura la force, la sagesse et l'inconscience de réinventer l'espérance ?