Bloc-Notes 2016
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Réduction ad hitlerum

Figure de style mais pas seulement

L'expression, on le sait, vient de Léo Strauss et désigne une figure d'argumentation, plus que de raisonnement d'ailleurs, consistant à disqualifier son interlocuteur en lui supposant des positions de type nazi. Argument d'autorité puisque l'on interrompt la discussion. On retrouve l'expression chez Godwin qui la prolonge par sa supposée loi consistant à observer, sur les réseaux sociaux en tout cas, que plus une discussion se prolonge, plus l'argument ad hitlerum a de probabilité d'apparaître.

Il est vrai que les échanges sur les réseaux sociaux ou dans les forum de la presse quotidienne révèlent assez peu les qualités dialecticiennes de leurs protagonistes et font, plus souvent qu'à leur tour, désespérer de la rigueur intellectuelle. L'invective, le parti-pris y sont plutôt le lot commun : c'est ici la limite du genre. Il est vrai que l'argument d'autorité y a bien sa place. Briser net le dialogue n'est pas très élégant, peut néanmoins être efficace et j'imagine assez bien que peut s'avérer utile ou nécessaire pour couper court à un échange qu'on ne désire pas, qu'on veut éviter ou achever rapidement. Mais n'a rien de bien nouveau. Des formules du type il faudrait être sot pour penser que … garantissent sans risque l'absence de réplique !

Mais au delà de la tournure rhétorique, ceci en dit long sur l'impensé de notre époque. Je tiens pour révélateur la fréquence de son usage, mais plus que la figure elle-même. Et j'aimerais être certain de ne pas l'avoir utilisée moi-même : après tout, quand j'assimile ce qui se passe en Croatie avec le fascisme que fais-je d'autre ? J'assimile, je révoque, je balaie ? Pas tout-à-fait, crois-je, ne serait ce que parce que mes lignes ne sont pas œuvre d'historien.

Qui ne se souvient, enfant, d'avoir orné la photographie de tel ou tel homme politique de la moustache emblématique ? Drôle et parfois d'une efficacité redoutable, le procédé n'a pas vieilli et, à l'occasion de campagnes électorales, on le revoit fleurir à l'occasion. Plus sournoise, l'assimilation de tel ou tel au dictateur, via des postures supposées semblables lors de discours. Même procédé, plus subtil que la franche contrefaçon, mais consistant dans la même disqualification de l'adversaire …

Plutôt ironique quand le procédé et utilisé par l'extrême-droite elle-même, comme dans le cas de Mélenchon, le stratagème, parfois nommé diabolisation est plutôt instructif : il finit par avouer que le diable appartient à tout le monde et est toujours le même. Au reste, la stratégie de dédiabolisation du FN, entreprise par Marine le Pen depuis quelques années, ne consiste-t-elle pas à dédouaner le parti de ses origines sulfureuses ? à se laisser accroire comme un parti républicain comme les autres, en tout cas sans lien ni rapport aucun avec le fascisme et le nazisme ? Identiquement, à gauche, droite, ou extrême-droite, ne pas avoir de lien avec le nazisme ne suffit peut-être pas à vous rendre acceptable, mais sûrement lui être assimilé vous disqualifie à jamais.

C'est bien, après tout, ce qui rend le système politique si ingouvernable désormais : tout le système électoral pousse à la bipolarisation quand l'échiquier politique est devenu ternaire mais avec cette redoutable constante - que l'on avait déjà repéré sous la IVe avec le PC, dont nul ne désirait l'alliance- pas même Mendès-France lors de son investiture en juin 54 - d'un tiers toujours exclu ou à exclure.

On a beaucoup reproché à Mitterrand, à l'époque, d'avoir incité à la banalisation du Fn en lui ouvrant la porte de la TV et de l'Assemblée via le scrutin proportionnel de 86, et sa supposée ruse byzantine de ficher ainsi une épine dans le pied de la droite parlementaire.

C'est lui faire grand honneur même s'il est vrai qu'un système ternaire dont l'un des termes serait d'emblée disqualifié n'est pas viable. La IVe ne s'en remit pas ! la Ve ? Autre façon d'écrire que la réduction ad hitlerum pourrait être une façon de gouverner - variante du trop célèbre diviser pour régner - aussi vieux que l'art de gouverner. Le discours sur les valeurs de la République n'allait plus cesser qu'on retrouve dans la campagne de 2012 quand il s'agira de récupérer les voix de MLP : réintégrer ou non le FN dans la communauté politique devient un mode de vie et pas seulement un dispositif rhétorique.

Caricatures ?

Outranciers dans leurs postures au point de prêter aisément le flanc à la caricature, Hitler comme Mussolini le furent évidemment. Tout aussi intéressante est la manière très différente dont le cinéma s'empara de la figure. Walt Disney comme Tex Avery furent mobilisés, on le sait, mais en même temps, Lubitsch et Chaplin.

 

To be or not to be entremêle habilement théâtre et réalité, comédie et drame, avec cette omniprésence d'un faux Hitler qui à la fin se voit confronté au vrai. Tout y est à double sens sauf finalement les nazis qui y apparaissent pour ce qu'ils sont : des fonctionnaires du mal., sans épaisseur ni densité mais avec une cruelle réalité pourtant.

En face, des hommes, simples qui proclament simplement leur humanité. Scène désarmante au risque de paraître naïve, que celle où l'on proteste de cette humanité face au mal absolu, comme s'il suffisait encore de parler pour que les choses soient entendues, que les choses s'arrangent.

Ridicules, évidemment, si l'on oublie la monstruosité dont ils sont les acteurs, rabattus sur une irrésistible mécanique à quoi il n'échappent pas et à quoi s'opposent les acteurs, maladroits, prétentieux parfois, narcissiques souvent mais toujours émouvants d'humanité.

C'est de cette même opposition qu'avait joué deux années auparavant Chaplin dans le Dictateur, opposition d'autant plus saisissante qu'elle est jouée par le même acteur.

D'un côté, Hynkel, mégalomaniaque, absurde, pétri de haine : là le discours confine au burlesque absolu et l'on devine que Chaplin n'y abandonne pas tout à fait ce qui fit son succès des années vingt, même si cette fois le son y est.

Sans doute la scène du globe résume-t-elle ici l'essentiel : le drame que suppose la folie prométhéenne de qui veut tout dominer, cette danse sur ce morceau, à la fois mystique et doux, de Wagner ce mélange incroyable de folie et d'amour que trahit Hynkel regardant le globe avec passion certes mais délire sadique de possession - mais n'est-ce pas ici la magie de la danse que d'ainsi pouvoir tout résumer dans le miracle du geste ? - et le ridicule enfin de la gestuelle enfantine face au globe subitement éclaté …

De l'autre, le barbier, faible, amnésique, une réplique encore de Charlot au début du film, qui dans le silence prolonge les ultimes échos du burlesque et qui lentement, presque par inadvertance, se transforme en celui qui résiste.

Et puis, comment l'oublier, cette scène finale - or terminer un film par une scène de discours de six minutes était véritablement audacieux - où le barbier en uniforme militaire contrefait le dictateur en prononçant un appel à la paix, à l'espoir. Comme chez Lubitsch, une histoire de double mais à ce moment précis, ce n'est plus l'humour qui jaillit mais l'émotion : ce n'est plus du mécanique qui est plaqué sur de l'humain mais l'humain qui subitement emplit tout l'espace d'abord avec ce plan rapproché sur Chaplin, puis, surtout sur le visage de Paulette Godard. Le plan se rapproche sur le visage de Chaplin et tout le reste disparaît, la cohorte bien rangée de tous les dignitaires du régime, les vindictes de haine, les appel à la guerre ; puis glisse sur celui d'Hannah qui se lève et ses yeux vers l'espoir. Magie du cinéma sans doute !

Mais plus encore qui en fait le prix et permet de n'en pas rester à la seule réductio ad hitlerum : Lévinas pourrait en écrire beaucoup, sans doute. Le prix est dans ce visage.

Où je devine l'infinie supériorité de l'art sur la logique et le raisonnement. Que de textes il faut, empesés et parfois abscons pour dire ce que l'œuvre dévoile avec toute l'apparence de la simplicité. Je n'ignore pas la sueur qu'exige cette simplicité-ci mais reconnais ici un jaillissement qu'on ne trouvera pas en philosophie.

 

 

Où, néanmoins, je me retrouve, est dans cette idée que le nazisme et ce qu'il représente, constitue une sorte de repère absolu du mal ; un critère à l'aune de quoi juger. Je l'ai écrit ailleurs : s'il avait pu sembler pratique de rejeter toute morale comme petite bourgeoise et forme insidieuse de la reproduction de l'idéologie dominante, ceci cessa de pouvoir l'être aussi impunément après … S'il nous semblait y avoir un mal absolu, n'était ce pas qu'en face pouvait se fonder un bien absolu ?

Ce qui n'est pas nécessairement négatif, au delà de la facilité que l'on peut parfois prendre dans le dialogue. Mais concède qu'on n'en peut décidément jamais avoir fini avec cela parce que le nazisme constitue la limite même de ce qui est compréhensible ; l'outrepassement par excellence de ce qui est explicable donc éventuellement excusable ; une exception dans l'histoire.

C'est pour cela que je ne tiens pas nécessairement ce point Godwin pour une faiblesse. Je ne peux pas omettre le temps qu'il fallut à l'Occident pour seulement réaliser ce qui s'était passé ; oublié ni que les rescapés se turent d'abord, convaincus qu'ils furent de ne pouvoir être entendus, tourmentés pourtant à l'idée de devoir témoigner ; ni que le monde, affairé à l'idée de se reconstruire, fut d'abord empressé de tourner la page ; ne puis pas plus oublier ni le détail, ni les mauvais jeux de mots, ni les tentations fascistes en Croatie, Hongrie ou ailleurs. Ne peux omettre le brouillage idéologique que trente années de litanies libérales forcenées liées aux logiques identitaires et à la peur de la pensée ont produit ne permettant même plus de reconnaître le danger où il pointe et laissant le grand nombre prendre pour des initiatives prometteuses les remugles putrides des années trente.

Alors tant pis si ceci vire à l'entêtement : crier au danger et le pointer où il menace. Ce n'est pas moi qui suis obsédé mais la réalité obsédante.