Bloc-Notes 2016
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Rocard

Lors de notre dernière rencontre, en mars, je l’ai trouvé vraiment abattu : «J’en ai marre. Toute ma vie, je me suis battu pour un modèle de société et il est en train de s’effondrer. Toute ma vie, j’ai eu une certaine vision de l’action politique. Et ils agissent tout à fait autrement, à rebours… C’est de la forfaiture. Ça fait vingt ans que, toi et moi, nous disons la même chose sur le temps de travail, sur l’Europe et sur toutes les menaces, de plus en plus graves, qui s’accumulent sur nos têtes, et tout le monde s’en fout. Et, on va vers la catastrophe… »
Ce jour-là, j’ai cru que Michel allait pleurer. Et que j’allais pleurer avec lui, tant la situation de notre pays et de notre petite planète risque de tourner au tragique. En quittant son bureau, j’étais dans une colère noire contre Hollande, Valls et tous ceux qui, par leur inertie, leur laissent le champ libre. Ils ont tué Jaurès et désespéré Rocard.
Pierre Larrouturou, Économiste, coprésident de Nouvelle Donne , Libération, 3 juillet

Ce joli passage à propos de l'autre grand disparu du week-end dernier ! Je n'ai pas grand chose à dire de Rocard : il était sûrement un type honnête et plein de déterminations mais il incarne aussi un projet raté.

Je l'ai entendu pour la première fois en 71 à Nancy dans un de ces improbables meetings du PSU où tentait de se rassembler une gauche qui se cherchait sur les décombres de la SFIO. Elle se donnera bientôt à Mitterrand, bien plus roublard et fin politique que G Mollet, mais à gauche comme on se s'égaye en vacances sur les chemins de traverse. Mitterrand était en train de faire main basse sur le socialisme, Rocard ne parvenait pas à oublier que par deux fois on jugea Mitterrand indigne d'adhérer au PSU. Il le rejoindra pourtant en 74 après le si beau score (49,19%) contrastant si violemment avec le désastre de 69 (5,01% pour le tandem Deferre-Mendès) * Ce jour-là, débutant par une formule brillante et un brin provocatrice dont j'ai naturellement oublié la teneur, il fit huer …Victor Hugo, ravi de ce petit tour de passe-passe qui lui permit d'emblée de retourner son public en lui montrant qu'il s'emportait trop mécaniquement, jugeait trop vite.

Ces années-là furent celles de l'apprentissage, de la grande mue qui allait faire du PS un parti de gouvernement, celles des déceptions assurément, des trahisons parfois, de l'abandon des stratégies de rupture avec le capitalisme, de l'oubli de la référence à Marx, de l'invention parfois trouble, entre social-démocratie et social-libéralisme, d'un socialisme prétendument moderne mais peinant à se distinguer parfois de ce qui se disait et pratiquait à droite. Au soir de sa vie, Rocard encore faisait référence à ces deux cultures de la gauche qui n'en finissaient pas de se neutraliser l'une l'autre et force est de constater que cette confrontation n'est pas achevée encore : Hollande est l'exemple parfait et désespérant d'une synthèse sans réelle armature théorique ; Rocard demeure le symbole d'une puissante réflexion sans bras armé, sans capacité à passer à l'acte.

 

Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.
Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, 10/18, Paris 1995.

Comme si l'antique opposition entre éthique de responsabilité et éthique de conviction de Max Weber planait encore avec ses rugueuses conséquences. Serait-il décidément et définitivement impossible d'être au pouvoir sans se salir les mains ? Ne serait-il donc - pour reprendre le mot de Péguy à propos de Kant - possible de conserver les mains pures qu'à condition de n'avoir pas de mains, d'être impuissants. Impossible de mettre ses mains dans le cambouis sans se salir et salir ? C'est la question que je me posais déjà à propos de Mendès, dont Rocard se revendiquait à l'occasion. Il doit bien y avoir quelque chose de la liesse, de l'illusion ou du désir mimétique pour parvenir à maintenir l'espérance en dépit de tant de ratages, de tant de plates médiocrités …

Lui, au pouvoir un peu plus longtemps que Mendès, mais cerné de si près, après avoir été réduit aux postes subalternes durant le premier septennat; aura joué la rigueur, le dialogue mais aussi la conviction - comment comprendre autrement cette incroyable et si inutile démission en 85 pour protester contre l'adoption de la proportionnelle pour ce scrutin législatif de 86 qui était pourtant perdu d'avance, allait ouvrir les portes du palais Bourbon à une trentaine d'élus FN et inaugurer la première cohabitation.

Mitterrand/Rocard : une mésentente entretenue mais inéluctable entre deux cultures, c'est vrai, deux époques, sans doute ; deux ambitions. Sans doute la gauche eût-elle gagné à ce que ces deux-là s'entendissent mais je ne crois vraiment pas qu'il ne se fût agi en la matière que de l'antagonisme de deux ego surdimensionnés. Rocard, maladroit souvent, rata de nombreuses occasions mais aurait-il été plus influent à l'Elysée, rien n'est moins sûr. L'un se battait pour le pouvoir ; l'autre pour des idées. Le premier était assez habile, roué et byzantin pour toujours savoir qu'en faire même si le point d'arrivée ressemblera peu à ce qu'il en escompta ou à ce qu'on en rêva. Le second n'a cessé de se battre pour des idées (d'où décentralisation, autogestion n'étaient jamais totalement absentes) au nom - paradoxal - du réalisme économique désespérant que s'offre jamais l'occasion de les appliquer.

L'essence de la gauche réside peut-être dans sa division : a-t-on oublié les tensions et difficultés qui présidèrent à sa réunion en 1905, une union que fit bientôt éclater la guerre de 14 et qu'acheva la scission de Tours en 1920 ? Pour quelques ilôts de rencontre face à l'ennemi commun - 1936 en fut un magistral - combien de fronts de classe stériles ou désastreux, combien de méfiances et de coup bas ? Rien n'a en réalité changé sinon que la lutte désormais se joue à l'intérieur du PS, le PC n'étant plus en mesure de peser en rien sur le débat. Optimistes, on pourrait penser que ce fut cette division qui nourrit un siècle durant le débat et fit de la gauche, bien plus que le ministère de la parole qui crut voir de Gaulle, un véritable laboratoire d'idées. Pessimistes, on pourrait craindre que, brouillage idéologique et pragmatisme technocrate aidant, il ne reste plus grand chose du débat théorique, rien des perspectives proposées et que la gauche s'y fût perdue.

On ne gagne jamais rien à mimer un accord qui n'existe pas.

Je n'arrive pas tout à fait à oublier cette incroyable photo où, Premier Ministre, Rocard singe l'accoutrement campagnard pour mieux amadouer l'autre qui le tient comme chat s'amuse avec souris. Sous les conseils du même Pilhan, l'un est l'autre contrefirent l'accord harmonieux et Rocard , en dépit qu'il en eût, alla, lui l'urbain par excellence, jusqu'à singer le terrien qui jouait de ses racines comme de souricières.

Il fait partie de ces rares qui se tirèrent plutôt bien - et avec honneurs- de leur passage par Matignon, en dépit que Mitterrand en eût.

Il m'arrive de songer que, de cette génération, ceux qui déméritèrent le moins, furent tous les deux protestants : Rocard et Jospin ! Il serait facile d'en tirer leçon caricaturale mais qu'en déduire ?

Ceci peut-être que Rocard confia dans sa dernière lettre au pasteur Laurent Schlumberger et que ce dernier lut lors de l'hommage qui lui fut rendu au Temple de l'Etoile :

J’aurais largement vécu le siècle de la honte. La boucherie de 14-18, la Shoah, le goulag, les génocides du Cambodge, du Rwanda et de Bosnie, l’acquiescement tacite de la communauté internationale à l’assassinat de la nation palestinienne, l’échec répété de la même à entreprendre le dur combat nécessaire contre l’effet de serre, contre les catastrophes créées par la spéculation financière et contre l’impuissance à sortir l’Afrique et l’essentiel de l’Asie du sous-développement... Derrière tous ces drames, l’immoralité aussi bien humaine que financière. La référence première à la raison n’a pas produit d’éthique. Même les socialistes, dont pourtant l’espoir découle d’une morale, n’ont pas su produire un code respecté de références collectives. Ils acceptent même que la raison couvre toujours la plus criminogène de nos valeurs collectives, la souveraineté nationale.

Il y a dans ces lignes quelque chose de l'ordre de la désespérance qui rejoint le propos de Larrouturou : vision crépusculaire de celui qui se savait mourrant ? peut-être.

Et si c'était seulement le crépuscule d'une certaine gauche, qui a vécu, et mal vécu ; qui aura besoin d'une bien longue cure d'opposition pour se refaire et repenser au moment pourtant où l'on aurait eu le plus besoin d'elle, de ses visées, de ses espérances, de ses principes ?

Que le mot morale figure ainsi dans ses dernières lignes ne 'est pas tout à fait indifférent.