Bloc-Notes 2016
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Chapelle ...

Elles étaient assises toutes les deux dans cette petite chapelle de Cénac qui n'avait l'air de rien mais que mon avidité à saisir des lieux habités m'avait poussé à visiter. Lieu annexe ou privé, la chapelle qui ne bénéficie pas de tous les droits paroissiaux est souvent vide, les rares fidèles qui hantent encore les ultimes rémanences de la foi préférant se recueillir dans des églises dignes de ce nom. Surprise de les voir ici toutes les deux attendant un office improbable qui allait débuter, surprise plus grande encore de voir entrer un prêtre que l'on aperçoit à droite derrière le pilier. Je ne suis pas resté ayant trop de respect pour la foi quand même elle m'échappe.

Je croyais avoir croqué deux bigotes rassises, affairées à oindre de quelque sacralité leurs emplettes matutinales : au dehors, le marché du mardi, artificiellement gonflé de touristes avides de foie gras et de confits de canard mais c'est de tout autre chose dont il s'agissait. L'une, rapetassée sur elle-même en une posture démentant à coup sûr une éducation qui n'aura pas manqué de lui imposer la seule droiture qui lui permette de regarder fièrement devant elle, brisée peut-être par le faix des espérances déçues, tout obnubilée par le peu d'avenir qui lui reste, elle semble traîner sa misère comme unique étendard de sa foi, recueillie ou brisée comment savoir ? paraît en tout cas ne pouvoir plus être touchée par rien d'autre qu'elle-même au point de ne pas même s'apercevoir de l'entrée du prêtre et donc du début de l'office. L'autre est tout attente, fichée droite sur son banc, en une vêture qui se veut assurément élégante mais traduit seulement le charme suranné d'une position sociale qui ne signifie plus rien mais à quoi l'on s'accroche par habitude, faute de mieux ; le cheveu monté en chignon, les mains sans doute jointes sur ses genoux à moins qu'elles ne s'agrippent aux anses de son sac.

Voici ce qui reste de la communauté chrétienne, de cette religion qui se voulait universelle : deux vieilles dames qui ne se regardent pas plus qu'elles ne se sont saluées, qui ne se furent même pas assises sur la même travée, poussées par je ne sais quel élan à se recueillir un mardi matin de juillet en une chapelle presque oubliée où officie un prêtre presque aussi âgé que ses rares ouailles ! Au nom de quoi raillerais-je cet élan qui peut tout aussi ben être admirable pour l'effort qui convoque ces vieilles dames à sortir de chez elles et à se préoccuper d'autre chose que de leur horizon désormais rétréci, ou risible si l'on s'aventurait à entonner le grand refrain laïcard ?

La puissance, la ferveur et l'empire apostolique qui auront assuré à cette religion une emprise incontournable presque deux millénaires durant, se sont brisés sur je ne sais quel écueil ; la bonne nouvelle qui devait scinder l'histoire en deux et préparer un avenir certes scrupuleux mais radieux se prêche désormais dans le silence de chapelles et d'églises désertées où le touriste a depuis quelques temps déjà disputé l'espace au fidèle.

J'imagine la tristesse - le désarroi ? - de ce prêtre, lui-même âgé, à qui la ténuité si fragile de son assemblée interdit désormais de pouvoir parler d'avenir : son engagement, nécessairement total et à coup sûr puisé aux tréfonds de l'être, butte tellement sur les gestes douloureux de ces vieilles dames peinant à se redresser au moment de l'élévation !

Que peut-il rester de la ferveur qui se lit encore et s'entend presque toujours dans les lignes épurées de ces églises romanes savamment entretenues et apprêtées mais pour qui ? Je n'ai ni la nostalgie de l'emprise catholique sur les consciences - une emprise qui sut plus souvent qu'à son tour se faire autoritaire et cruelle - ni l'âcre regret de ces querelles d'inventaires où la République tenta d'inventer une laïcité inédite qui voulut réserver la piété à l’intimité de la conscience et préserver l'espace public de toute croyance obligée. Mais je ne peux que constater que - Séparation ou pas, l'Alsace en est la preuve - il fallut moins d'un siècle pour vider les lieux de culte. Faut-il le regretter ? sûrement non, ces choses-ci ne s'édictent pas plus qu'elles ne s'imposent.

Mais quelque chose de la barbarie du temps s'y devine.

Dans cette scansion immémoriale qui poussait chacun, une fois par semaine, à se recueillir et prier en un lieu consacré, à revenir ainsi sur lui-même et ses actes, s'offrait assurément une lenteur qui nous fait aujourd'hui cruellement défaut. Y fûmes-nous moins sujets aux emportements, aux fièvres dogmatiques ou aux intolérances ? Évidemment non ! Au moins devait-on y pressentir - à défaut de toujours y croire et en tirer les conséquences - l'inanité des contraintes matérielles, la vacuité d'un monde qui ne saurait avoir de sens en soi, tout juste celui que nos affairements ou nos scrupules condescendaient à lui conférer.

C'est ceci qui nous fait le plus cruellement défaut : l'heur d'un écart, la protection d'un espace, le recul possible : l'art, l'écriture, la pensée en offrent encore l'opportunité pour ceux qui ont la grâce d'y accéder mais le rempart est bien fragile …

Veillez et priez : jamais l'exhortation n'aura tant été d'actualité.