Bloc-Notes 2016
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désir inconscient de fascisme ?

 

Une petite phrase tirée de l'entretien accordé par Roudinesco au Nouvel Obs qui fait frémir. Elle n'a pourtant rien d'étonnant chez cette historienne de la psychanalyse et psychanalyste elle-même qui n'aura quitté l’École freudienne de Paris qu'à sa dissolution. Je n'ai jamais été enthousiaste devant la grille de lecture psychologique des phénomènes sociaux mais je dois bien avouer que dans la lignée d'un Malaise dans la civilisation[1], il y aurait bien à écrire pour tenter de comprendre ce qui de pathologique sinon de pervers se passe désormais.

Elle n'a pas tort pourtant de relier le grand retournement des intellectuels à cette fin des années 70, début des années 80, qui au nom de la lutte, en elle-même honorable, contre le totalitarisme vit des intellectuels, jusqu'alors parfois estampillés à gauche , entreprendre de scruter et dénoncer la moindre brindille de totalité sous toute pensée dont, évidemment - le fraîchement converti n'adore-t-il pas toujours brûler les idoles qu'il encensait jusqu'alors ? - Marx en tête. Bien sûr l'effondrement du communisme soviétique dix ans plus tard fera mine de leur donner raison … Je ne puis oublier la gêne éprouvée alors devant cet invraisemblable débat qui opposa ces messieurs sur la question de l'origine du totalitarisme à trouver ou non dans le monothéisme : il y avait dans ce débat quelque chose de surréaliste qui révélait déjà l'un des péchés mignons de la pseudo nouvelle philosophie - anachronisme, références parfois peu rigoureuses et, surtout, une méthode curieuse, que l'on retrouve chez Onfray d'ailleurs[2], consistant à imputer à une doctrine la responsabilité d'événements qui lui sont très éloignés et sans grand rapport sous le prétexte qu'ils y seraient en germe. Quels rapports pouvaient bien entretenir le monothéisme avec les monarchies médiévales ou même plus tardives, qui pour avoir été absolues purent d'autant moins être totalitaires que leur emprise se limitait au corps - l'âme étant du ressort de l'Église - et que leur légitimité tenait tout entière à l'onction sacrée qu'une excommunication pouvait toujours ruiner ? N'était-ce pas absurde, à tout le moins hâtif, d'imputer à une doctrine théologique une emprise politique de l'Église qui n'était en rien inscrite d'avance, d'une Église d'ailleurs qui pour universelle qu'elle se proclama, ne fut jamais unifiée ? Même approximation d'ailleurs que d'imputer à Marx la responsabilité du goulag quand rien dans ses textes n'y préfigure ? On ne se trompera pas en supposant que sous ces acrobaties téméraires se terrent sinon une haine en tout cas une crainte invraisemblable devant la pensée elle-même. Si tout universel annonce le totalitarisme alors c'est le projet même de la pensée qui se trouve obéré, elle qui ne vaut que de tendre à l'universel. On retrouvera cette même absurdité dans les interrogations actuelles parfois feutrées mais le plus souvent explicites désormais, sur la nature intrinsèquement terroriste de l'Islam qui permettent à certains, sous l'argument de défense de l'universalisme républicain de combattre l'Islam avec des arguments identitaires qui n'ont plus rien à envier à l'extrême-droite d'aujourd'hui comme d'hier.

La position de la «nouvelle philosophie», c’était l’opinion contre le savoir, déjà. C’était bien visible dès ce moment-là. *C'était bien ce qu'à l'époque, avec tant d'autres, je devinais et redoutais : à force de dénicher du totalitarisme partout, la pensée elle-même finirait par être mise en accusation[3]. C'est bien, au reste, ce qui se passa : la progressive hégémonie de la démarche libérale, qui n'est autre que l'insidieuse soumission aux diktats du fait, laquelle ne traduit rien d'autre que la haine de toute idée pour mieux faire prévaloir les antiennes impensées de l'adaptation, de la compétitivité etc aura atteint en une trentaine d'années la vacuité pure ; où plus rien ne se pense plus par crainte de n'avoir pas atteint la taille critique pour se maintenir dans le jeu de massacre mondialisé de toutes les espérances. De nous refaire le coup d'une gauche qui serait désuète, d'un clivage gauche/droite qui n'aurait plus de sens (Macron encore récemment), de nous avoir voulu faire croire que toute idée de Révolution, au mieux serait un échec, au pire conduirait aux camps, inexorablement, tout ceci au moment même où les enjeux financiers dépeuplent les usines et abandonnent sur le bas-côté des millions d'hommes devenus inutiles ou toujours trop bien payés au moment même où les écarts s'accroissant, les revenus des nantis explosent, tout ceci décidément donne la nausée ; suscite une colère dont on peine à deviner les formes qu'elle pourrait prendre demain.

Elle n'a pas tort non plus lorsqu'elle devine, commencé dès ces années-là, un large mouvement de droitisation de la pensée. Déception de la gauche au pouvoir qui acheva de ruiner les ultimes illusions, silence assourdissant des intellectuels dont la place fut prise progressivement, dans les médias, par des bateleurs de toutes sortes ; perte de repère idéologique sans doute accentué, certes par l'offensive droitière, mais surtout par la destruction systématique de tout contenu aux espérances qui avaient animé le siècle précédent : République, Révolution, communisme ou, au moins, socialisme, au profit de la nécessaire adaptation à un monde changeant si rapidement.

Il y a plus, cependant, omniprésent depuis quelques années : la grande dérive identitaire qui pousse non plus à demander ce que l'autre pense et dialoguer avec lui quitte à le combattre mais seulement à lui demander qui il est, d'où il vient - achevant de ruiner ce que la pensée recèle de promesse universelle ; en tout cas de rigueur intellectuelle.

Elle n'a assurément pas tort de mentionner les démons qui agitent de loin en loin notre histoire : l'affaire Dreyfus et ses délires antisémites, la divine surprise (selon Maurras) de Pétain … mais en face 89, la résistance … Ce pays reste étonnant, capable comme beaucoup du meilleur comme du pire, parfois au même moment. Parler de désir inconscient de fascisme ne peut pas ne pas laisser songer à cet épuisement maladif de la volonté de puissance que redoutait Nietzsche, se traduisant par une volonté de néant ou bien à Thanatos vs Éros même si Freud prit toujours soin d'éviter tout dualisme simpliste. Je ne crois pas à cet épuisement de l'ardeur : ce serait encore sombrer dans la tentation décliniste qui est le propre du discours ultra droitier ; je crois bien en revanche que, faute de perspective depuis que la gauche s'est tue et aura cessé de faire rêver ; depuis aussi que les intellectuels ont cessé de s'engager laissant ainsi la place aux polémistes de tout poil, perclus de crises et d'incertitudes, ruiné par ces réformes qui toutes empèsent son destin, ce peuple, déprimé mais l'écrire ainsi est encore verser dans le psychologique, encore patient mais déjà frémissant, laisse monter une colère sourde. Alors oui, en même temps un admirable rassemblement après les attentats de Janvier et Novembre, mais en même temps, quelques semaines après, ce score scandaleux du FN aux régionales.

Peut-on pour autant évoquer un désir de fascisme ? Aurait-on à ce point oublié sinon les leçons que l'on ne tire jamais, mais au moins les affres du siècle dernier ? Je ne suis pas certain que la méfiance désormais avérée à l'égard du politique équivaille à une dénégation de la démocratie : crise anti-politique comme il y eut autrefois des crises anti-parlementaires, certainement oui. Il m'est arrivé de penser que nous revivions un 6 février 34. Le régime est épuisé, certes oui, comme il le fut alors. Mais avant de donner Vichy - impensable, il faut le répéter, sans le désastre de juin 40 - ceci produisit aussi le Front populaire de 36. Je ne crois pas ce peuple défait ; en revanche le consensus de Mai 58, oui ! Tout est à refaire, à repenser ! je redoute seulement le silence des intellectuels ou leur parole si fragile couverte par le vacarme médiatique.

Alors oui, elle a raison : face à ces élans défaitistes, favoriser l'esprit de résistance et de révolte et se souvenir qu'aux désaveux les plus honteux, toujours finirent par répondre des colères courageuses.

Que vienne le temps de l'impatience ! il est grand temps.

 

 


1) Freud, Malaise dans la civilisation, 1929

2) j'avais évoqué déjà la question dans une double série de pages :

autour des dérives des intellectuels et politiques

autour des amalgames, confusions et malhonnêtetés intellectuelles

3) on trouvera ici quelques uns des textes qui accompagna la parution du Testament de Dieu