Bloc-Notes 2016
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Dieu et le goulag
L'express 14/04/1979

 

Quel espoir reste-t-il d'échapper au totalitarisme" Dans son nouveau livre, "Le Testament de Dieu", publié chez Grasset, Bernard-Henri Lévy tente de définir, en sept commandements, une attitude de résistance concrète au totalitarisme. Pour l'auteur de "La Barbarie à visage humain", le totalitarisme, sous toutes ses formes, est lié à ce formidable ébranlement que Nietzsche a appelé la mort de Dieu. De Robespierre à Mao, en passant par Hitler et Staline, tous les totalitarismes, dit-il, se sont acharnés à liquider l'héritage et la tradition monothéistes: il y a totalitarisme chaque fois que l'ordre de la société se confond avec les principes du Ciel, l'instance du civil avec celle du sacré. Les grands affrontements d'aujourd'hui sont des guerres de religion continuant le conflit millénaire entre le paganisme et le monothéisme. Sur cette interprétation du phénomène totalitaire qui suscitera bien des polémiques, Jean-François Revel est allé plus loin avec lui.

Jean-François Revel: Après avoir écrit "La Barbarie à visage humain", vous avez constaté, comme beaucoup d'autres qui ont réfléchi au phénomène totalitaire, qu'il était aussi difficile d'en saisir les sources que d'y trouver des remèdes. Dans "Le Testament de Dieu", vous semblez aujourd'hui convaincu qu'on ne peut comprendre les fondements de la réalité totalitaire sans la mettre en rapport avec l'écroulement, l'effacement du monothéisme.


Bernard-Henri Lévy: C'est le point de départ du livre. Le totalitarisme sous toutes ses formes - idéologiques, politiques, sociales - est lié à ce formidable ébranlement que Nietzsche a appelé "la mort de Dieu". Dieu est comme un cadavre dans le corps de tous les hommes de ce siècle. Refoulé, il fait retour, notamment, dans la forme du totalitarisme. Nous n'avons jamais été aussi peu libres que depuis que nous ne croyons plus. C'est la découverte qu'avec Dostoïevski a faite toute la littérature moderne. S'il n'y a plus de péché, c'est l'âme qui est le crime. S'il n'y a plus de rédemption, c'est la vie qui est l'expiation. Mais, dans ce livre, j'ai essayé, cette fois, de définir une attitude de résistance possible, une morale concrète de résistance au phénomène totalitaire. Tenant pour acquise la critique du totalitarisme et de sa forme la plus exaspérée, le marxisme, je pose la question: quel espoir reste-t-il d'y échapper? Comment résister à la maladie totalitaire?

J.-F. R.: La critique du marxisme a beau être tenue pour acquise, elle reste fort peu efficace. Ce qui est très frappant, c'est précisément que cette démonstration mille fois répétée - tant sur le papier que sur le terrain - du caractère à la fois atroce et inopérant du totalitarisme, sur le plan le plus simplement pratique, ne réussit pas à l'exorciser comme idéal. Pourquoi?

B.-H. L.: Une des caractéristiques du marxisme est d'être perpétuellement en crise. Ce qui fait que toutes les critiques que nous pouvons mettre en oeuvre ont paradoxalement pour fonction, plus souvent, de le consolider que de l'ébranler. Depuis plus siècle, envers et contre tous les procès dont il a été assailli, le marxisme ne cesse de renaître de ses cendres. S'il a cette formidable propriété, non seulement de déjouer les critiques, mais de les absorber et de s'en nourrir, c'est peut-être qu'il n'est que l'écume d'un phénomène beaucoup plus vaste, et que j'appelle le paganisme. Le marxisme m'apparaît comme un effet de surface, reproduisant, pour l'essentiel, des procédures de pensée beaucoup plus anciennes. Celles-ci remontent au vieux courant stoïcien et plongent leurs racines beaucoup plus profond dans l'inconscient des hommes. Le mythe marxiste n'est qu'une manière de rendre scientifique, cohérent, et, d'une certaine façon, opérant, un très vulgaire délire policier. Il pare de toutes les rigueurs et de toute la respectabilité d'une théorie une simple machine à soumettre les âmes et à ployer les corps. En ce sens, le marxisme est une idée de staliniens. Et c'est d'ailleurs Staline lui-même qui a inventé le "marxisme-léninisme" comme tel.

J.-F. R.: Lorsque vous dites que cette présence inconsciente du cadavre de Dieu en chacun de nous pourrait expliquer la substitution totalitaire, n'oubliez-vous pas que la mort de Dieu est un phénomène qui, dans les sociétés occidentales, n'a concerné qu'une minorité?

B.-H. L.: En principe, vous avez raison. Mais, dans les faits, les choses sont différentes. Car, enfin, si les millions d'Allemands qui, de 1933 à 1945, acclamaient la croix gammée n'étaient pas informés de la prophétie nietzschéenne, ils savaient, en revanche, que leur Führer avait déclaré une guerre inexpiable au judéo-christianisme. Ils n'ignoraient pas que, selon lui, le premier et le plus grand crime du peuple de la Bible est d'avoir inventé Jésus. Ils entendaient tous les jours les hordes de SS scander le slogan célèbre: "Christ, cochon de Juifs". Ils avaient lu, dans les journaux, les "trente" articles rédigés par l'incroyable Rosenberg pour fonder une "Eglise nationale du Reich". Car la vérité est bien là: comme tous les totalitarismes, l'hitlérisme est d'abord un paganisme militant. Comme à Moscou au même moment, comme à Pékin et Phnom Penh bientôt, la cible principale, c'est, je le répète, le monothéisme. Et je vous rappelle, à ce propos, que Moscou est la seule ville du monde où il y ait un musée de l'athéisme où l'on célèbre à grand fracas la marche au socialisme et ses martyrs juifs et chrétiens.

J.-F. R.: Vous rejoignez Igor Chafarevitch. Dans son livre, "Le Phénomène socialiste", un samizdat dont la traduction française publiée au Seuil a été la première édition mondiale, il décèle ce phénomène dans toutes les sociétés totalitaires, y compris celle des Incas: théocratie conduisant au totalitarisme, monothéisme à la résistance.


B.-H. L.: C'est, à mon avis, l'affrontement principal de notre temps. Beaucoup plus important que les affrontements politiques classiques. Bien plus explicatif que les clivages idéologiques traditionnels. Toute l'histoire du délire moderne s'ordonne à partir de là. Toute l'histoire des Etats par le rêve d'un pontificat séculier et d'une théocratie profane. Toutes les formes modernes d'asservissement par une laïcisation et un détournement de la transcendance. Toute la chronique des révoltes à l'inverse, par un retour inavoué à cette prodigieuse forme d'insoumission que fut toujours la croyance en Dieu. Il faut choisir. D'un côté, les "idoles de fer et de bois" que fustigeaient déjà les prophètes qui s'appellent aujourd'hui Parti, Etat, Nature, ou Romantisme. De l'autre, la passion de la Loi, le nom du Père, l'idéal de Justice qui sont impensables hors de l'horizon monothéiste.

J.-F. R.: A ceci près que le monothéisme s'est trouvé lui-même attaqué, dès les origines du christianisme, comme totalitaire. Une grande partie des comportements totalitaires ont été créés par des systèmes religieux. L'Islam d'aujourd'hui fonctionne bien comme un système totalitaire. N'oublions pas que l'un des systèmes totalitaires les plus parfaits a été mis en place par les Jésuites du Paraguay, chrétiens monothéistes.


B.-H. L.: On ne peut le comparer par l'horreur aux grands systèmes totalitaires modernes.

J.-F. R.: Je vous l'accorde: les Jésuites du Paraguay embrigadaient leurs ouailles, ils ne les assassinaient pas...


B.-H. L.: On oublie le totalitarisme de la cité grecque. Il faut démythifier cette Grèce de la démocratie où je pense que n'avait cours aucune des valeurs auxquelles je crois devoir tenir. Qu'est-ce qu'un "individu" pour un Athénien de la haute époque? A-t-il une conscience? Jouit-il d'une liberté, d'une autonomie qui serait sa source dans le moi? Ou n'a-t-il que la faculté de se plier aux lois d'un destin qui n'est qu'accessoirement, lointainement humain? Dispose-t-il même d'une volonté, distincte de la raison et capable de le déterminer? Je crois, moi, qu'il faut oublier Athènes.

Deuxième remarque: lorsque l'on parle du totalitarisme de l'Eglise, il faut bien distinguer la "chrétienté" - organisation politique et sociale - et le "christianisme", qui n'a jamais prétendu qu'il fût de son essence de transformer le monde. Au contraire du marxisme, qui ne cesse d'affirmer que le critère de la théorie, c'est son application, le christianisme n'a jamais prétendu que le critère de sa vérité soit dans sa pratique. Pour le monothéisme, le seul critère de l'éthique, c'est la spiritualité, et la spiritualité n'est pas faite pour s'appliquer. Il va de soi que je me réfère au monothéisme originel de la tradition biblique, et non à ce qu'ont pu être ses déviations.

J.-F. R.: C'est là un peu l'argument que font valoir aujourd'hui les marxistes pour prétendre qu'aucune des réalisations du socialisme n'est probante, car il a toujours été dévié de sa voie. Mais au départ, c'est vrai et c'est ce qui fait toute la différence, le marxisme a posé en principe que le critère de sa théorie, c'est sa pratique.


B.-H. L.: Le marxisme est même la première philosophie, dans l'histoire de l'Occident, à affirmer qu'il n'y a point d'autre critère que celui de la pratique. La pratique, critère du réel, joue le rôle de la révélation dans la religion monothéiste. A ceci près que le critère de la révélation ne tue pas, tandis que le critère de la pratique est assassin. "La preuve du pudding, c'est qu'on le mange", disait Engels. Jamais un juif ni un chrétien n'a dit une chose pareille!

J.-F. R.: Je persiste pourtant à m'interroger sur le monothéisme proposé comme remède. Même s'il s'agit de trahison du monothéisme tel que vous le concevez, l'Histoire nous montre certains prototypes inquiétants d'organisations totalitaires de la société découlant du monothéisme. Le Concile de Trente, c'est du jdanovisme avant la lettre. On réglemente l'art, on interdit le théâtre, on dirige la philosophie, on régente la science, on condamne Galilée, on lui oppose les Lyssenko de l'époque... N'y a-t-il tout de même pas là une armature totalitaire qui a pu prédisposer les esprits à d'autres systèmes?

B.-H. L.: Si, conformément à la Bible, on appelle monothéiste la volonté de disjoindre, de désincarner Dieu du monde, le monothéisme est peut-être le seul fondement d'une politique qui, perpétuellement inachevée, ne croyant qu'à un bien qui toujours se dérobe, est l'autre nom de la résistance. La cité mosaïque, c'est celle où Dieu ne règne que parce qu'il ne gouverne pas. Si on appelle théocratique la volonté de confondre, d'incarner Dieu dans le monde, une politique révolutionnaire est toujours d'essence théocratique et débouche toujours sur la barbarie. Le totalitarisme tient tout entier dans la confusion de l'instance du sacré et de l'instance civile. Il y a totalitarisme chaque fois que l'ordre de la société, l'ordre des principes qui organisent la cité se confondent avec les principes du Ciel.

Il est évident que n'importe quelle religion qui renie le premier principe du monothéisme, la distinction des deux cités - la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre - ou le principe augustinien - la cité de Dieu et la cité des hommes - n'importe quelle religion reniant ce principe, donc, court le risque du totalitarisme. Dans l'héritage monothéiste, dont nous sommes possédés, que nous le voulions ou non, il y a le pari sur une Loi qui n'est pas faite pour s'incarner, sur une Loi plus sainte que l'événement, plus sainte que l'Histoire. Le pari sur une résistance possible à l'Histoire qui n'a été formulée nulle part ailleurs que dans la tradition monothéiste, et notamment juive.

Car le plus grave dans les pensées totalitaires modernes, et notamment le marxisme, c'est le culte de l'Histoire souveraine, ordonnatrice des pompes et des douleurs, des supplices et des joies de l'humanité, instance maîtresse à laquelle les hommes doivent se plier et face à laquelle il n'y a pas de recours. Cette superstition historicienne, que l'on trouve d'ailleurs aussi bien à gauche qu'à droite, est celle qui a induit le plus de meurtres et de morts dans l'Histoire. Contre cette conception, il n'y a pas d'autre remède que l'opiniâtreté à dire non, qu'a manifestée pendant deux millénaires le peuple de la Bible, en définissant un principe de transcendance qui non seulement n'est pas jugé par l'Histoire, mais qui la juge. Résister, c'est peut-être d'abord résister à l'Histoire elle-même, dénoncée comme contresens, aberration et immémoriale méprise.

J.-F. R.: Dévotion à l'Histoire qui nous conduit à la dévotion à l'Etat. Vous y consacrez un chapitre de votre livre pour conclure que, depuis deux siècles, les penseurs, les intellectuels occidentaux s'affrontent sur une question que vous jugez barbare: pour ou contre l'Etat? La question de l'Etat, dites-vous, n'est pas le vrai problème. Mais, pourtant, ce dont vous faites la théorie, n'est-ce pas finalement ce qu'on appelle l'Etat libéral? Autrement dit, la séparation totale des domaines privé et public?

B.-H. L.: Si tant est que je fasse une théorie de l'Etat. Car l'un des buts de ce livre est précisément de montrer que le débat sur l'Etat, sur le Pouvoir n'est plus la question majeure de ce temps. Face au culte superstitieux de l'Etat, mon souci est de minimiser le politique. L'Etat démocratique est un Etat minimal, l'état du moins d'Etat possible. Il faut remettre l'Etat à sa place, extrêmement secondaire, et là, effectivement, la meilleure formule est la formule libérale classique: celle de Benjamin Constant, de Tocqueville, de Fustel de Coulanges. Etre de gauche, en ces temps de confusion, c'est rêver, paraît-il, d'un rapport inouï entre dirigeants et dirigés, imaginer des systèmes de dispersion, de représentation qui sachent rendre le pouvoir à ceux qui en sont exclus. Ma gauche à moi dit exactement l'inverse: elle veut le pouvoir le plus lointain, le plus étranger possible. C'est une attitude libérale-libertaire nouvelle.

J.-F. R.: S'agit-il seulement de la question de l'Etat? Certains socialistes croient pouvoir corriger le socialisme totalitaire en y injectant l'autogestion. A cet égard, la façon dont vous réglez son compte à la notion d'autogestion va soulever bien des discussions. Pour vous, toute doctrine, même l'autogestion, qui prétend obliger les gens à être heureux, serait une doctrine totalitaire?

B.-H. L.: Le bonheur est une idée totalitaire. Et quand Saint-Just lance à la face du monde que c'est une idée neuve en Europe, il oublie que c'était surtout une idée grecque. Quand il parle de rendre l'homme libre et heureux par les lois, c'est l'idéal du citoyen grec qu'il a dans l'esprit.

J.-F. R.: L'aphorisme "Tout est politique" est tout de même beaucoup plus contemporain que grec. Mais pourquoi ce contrepoids au socialisme totalitaire que l'on a cru trouver dans l'autogestion ne résiste-t-il pas, selon vous, à l'examen?

B.-H. L.: Qu'est-ce, au fond, que l'autogestion? C'est un système qui permet d'opprimer les individus en les convainquant qu'ils sont les auteurs de leur propre oppression et que, par conséquent, ils sont libres dans leurs fers. Formule classique que je fais remonter à Rousseau et au "Contrat social". C'est un tour par lequel on dit aux hommes: "Il n'y a plus d'Etat. Vous êtes chacun un Etat." C'est la réalisation parfaite du schéma hégélien. Hegel disait: "L'avènement de l'esprit absolu, c'est quand chaque individu sera Etat, quand il y aura autant d'Etats que de sujets". C'est exactement ce que nous proposent les théoriciens de l'autogestion, de Proudhon au Céres. Appliquée à la lettre, il n'y a pas d'organisation plus implacable, plus irrespirable que celle-là. Lisez le livre d'Albert Meister sur "L'Autogestion yougoslave". Il montre très bien comment, horreur pour horreur, la Yougoslavie des communes et des conseils ouvriers, où le fascisme remonte depuis les "masses", est plus oppressive encore que l'U.R.S.S. du goulag et de la bureaucratie, dont la lourdeur même aménage quelques échappatoires possibles.

Le totalitarisme procède de bas en haut autant que de haut en bas. C'est une lourde erreur de voir dans le nazisme un phénomène d'étatisme totalitaire. L'abolition de l'Etat est un fantasme nazi. Il suffit d'écouter Hitler: "Le point de départ de la doctrine national-socialiste ne réside pas dans l'Etat, mais dans le peuple."

J.-F. R.: Il y avait, effectivement, une décentralisation du nazisme parfaitement efficace: les SS organisés indépendamment de l'état-major, et, en quelque sorte, de l'Etat, et liés au Führer; le quadrillage des petites villes allemandes, autogérées policièrement à l'échelon local. N'allez-vous pas jusqu'à faire de Bormann et de ses camps de concentration un précurseur de l'autogestion?

B.-H. L.: C'est, en tout cas, l'intention avouée de tous les idéologues de l'époque. Car le rêve autogestionnaire est de faire de chacun un policier. On l'a bien vu en Iran, encore, après la Révolution, où chaque individu était devenu, avec sa mitraillette au poing, une mini-Savak. Et même en Allemagne, au moment de l'affaire Baader, où l'on invitait les 60 millions d'Allemands à se transformer en autant de policiers dans la chasse aux terroristes. Cette diffraction, cet émiettement de l'instance étatique est la forme suprême de l'autogestion de la police.

J.-F. R.: On a, effectivement, à l'époque, en Allemagne, affiché partout les photos des suspects. Mais y a-t-il eu vraiment délation généralisée?

B.-H. L.: Non, bien sûr. Car ce n'est qu'un épisode. Mais un épisode qui fait froid dans le dos. Et où l'on a très bien vu, l'espace de quelques semaines, se mettre en place un état d'esprit où l'on n'était pas très loin de la terreur spirituelle.

J.-F. R.: Mais je vous pose la question la plus difficile: comment une démocratie doit-elle se défendre contre ceux qui utilisent des moyens antidémocratiques?

B.-H. L.: Je ne sais qu'une chose. C'est que je suis las des crétins et des paranoïaques qui répètent à l'envi que les démocraties crèvent de ne plus savoir offrir à leurs ouailles des "croyances" et des "valeurs". C'est qu'il n'y a pas de pire réponse à la fameuse "crise de civilisation" que celle des Etats qui prétendent fournir aux citoyens de mirifiques "projets de société". Si les jeunes de la vieille Europe se révoltent et flinguent pendant que Papa vote, ce n'est pas, comme on dit partout, parce qu'ils n'ont plus d'"idéal", mais parce qu'ils en ont trop, répété jusqu'à la nausée, par ceux qui veulent "changer la vie". Mon idéal de l'Etat, si vous voulez, c'est donc l'Etat sans idéal. La meilleure des démocraties, c'est celle qui, contre le lieu commun, refuse de réconcilier la politique et la morale. La seule façon qu'elle ait de se défendre est d'être inflexible sur le droit, mais totalement incompétente quant au Sens et aux Croyances. C'est encore la formule du libéralisme...

J.-F. R.: Mais comment un Etat de droit peut-il se défendre lorsqu'il est précisément menacé par des crimes qui sont, pour moi, des crimes de droit commun baptisé résistance politique?

B.-H. L.: Je ne pense pas que la bande à Baader ou les Brigades rouges soient déjà le totalitarisme au pouvoir. Ce ne sont encore que des germes de totalitarisme à l'état gazeux dans la société.

J.-F. R.: Il y a quotidiennement des assassinats en Italie.

B.-H. L.: Oui. Mais que dire alors des assassinats perpétrés par la police elle-même? Cela aussi est inacceptable. Que dire de l'appel à la délation lancé l'an dernier par le Parti communiste aux ouvriers de Turin? Cela encore est inacceptable. Car ce qui est toujours inacceptable, c'est qu'on lutte contre le fascisme avec l'argument du fascisme. Contre la violence avec l'arme retournée de la violence. Si j'étais marxiste, je dirais qu'Enrico Berlinguer est le meilleur allié objectif des Brigades rouges.

Que faire, me dites-vous? Eh bien, parler, oui, simplement parler tant qu'il est encore temps. Voyez l'Allemagne. L'origine du phénomène Baader, c'est le refoulé hitlérien qui n'a jamais été vraiment exorcisé et qui revient donc inévitablement par les voies que l'on sait. C'est que des millions de jeunes Allemands ont grandi avec cette idée folle que leur pays a été occupé, de 1933 à 1945, par une armée étrangère. C'est que, pour parler comme les psychanalystes, le travail du deuil sur le nazisme n'a jamais été effectué, et que ce manque de travail-là, il faut bien le payer. C'est pourquoi je crois que la projection d' "Holocauste", par exemple, a plus fait contre le terrorisme que toutes les répressions policières possibles et imaginables.

J.-F. R.: D'après vous, les vrais héritiers du nazisme seraient Ulrike Meinhof et la bande à Baader?

B.-H. L.: Absolument. Ulrike Meinhof, qui écrit "Six millions de Juifs furent tués et jetés au fumier de l'Europe pour ce qu'ils étaient: des Juifs d'argent". La responsable d'un mouvement d'extrême gauche qui déplore que les Allemands n'aient pas encore été "absous du fascisme et du meurtre des Juifs". Une "libertaire" pure et dure qui admet, en s'en félicitant, bien sûr, que l'antisémitisme "est, en réalité, la haine du capitalisme". C'est un exemple parmi d'autres. Un bel hommage à Hitler, on en conviendra. Je le commente dans mon livre. Et j'en conclus que le vrai, le seul problème est là: dans l'obscure région du fantasme et du retour du refoulé.

La vraie, la seule façon, alors, pour un intellectuel, de lutter contre cela, c'est peut-être d'assumer la position de l'analyste. De traiter le symptôme comme tel. D'isoler idéologiquement le phénomène. En un mot, de le démythifier... C'est ce que n'a cessé de faire un Daniel Cohn-Bendit en Allemagne. C'est ce que j'ai moi-même - avec d'autres: Philippe Sollers et Laurent Dispot, par exemple - tenté de faire, toute l'année dernière, en Italie. En montrant, dans d'innombrables interventions publiques, les douteuses filiations qui devraient interdire qu'on continue de parler des Brigades rouges comme d'un groupe "de gauche". Et en expliquant inlassablement comment, à gauche même, on retrouve les germes du phénomène. Chez Gramsci notamment, chez le "grand", le "sublime" Gramsci, dont on commence de savoir, à Rome, qu'il fut surtout un fameux théoricien totalitaire.

J.-F. R.: Pardonnez-moi de me répéter: comment I'Etat de droit peut-il se défendre par le droit contre ceux qui le refusent? Surtout dans les cas où il y a appropriation de mouvements d'origine interne par des puissances étrangères?

B.-H. L.: Renzo Rossellini a d'ailleurs, déclenché un scandale en Italie en dévoilant dernièrement, dans une interview au "Matin", que les Brigades rouges étaient entraînées dans des camps palestiniens et en se déclarant prêt à prouver que leur financement passait par les pays de l'Est et le Parti communiste... A votre question, je ne peux apporter qu'une réponse: La défense de l'Etat de droit est la responsabilité de l'Etat, ce n'est pas celle des citoyens.

J.-F. R.: A quoi attribuez-vous le peu de succès à travers le monde de cette pensée libérale-libertaire que vous défendez? Au contraire, lorsque les systèmes totalitaires s'emparent de certaines aires géographiques, il n'y a pas d'exemple qu'ils les rétrocèdent.


B.-H. L.: Je l'attribue à une formidable démission des intellectuels. J'ai été frappé de voir, au moment de l'affaire iranienne, que, pour un grand nombre de journaux français, et, notamment la presse de gauche, l'hypothèse démocratique n'était même pas envisageable. Dans les consciences, elle était défaite avant même d'avoir été tentée. Bakhtiar leur apparaissait comme un doux rêveur, qui ne se rendait pas compte qu'il vivait à l'âge des vastes mouvements de masse devant lesquels il fallait s'incliner.

D'une manière générale, la question des droits de l'homme est presque toujours une espèce de question subsidiaire, comme on en pose dans les concours. Les hommes ne parviennent pas à la penser comme essentielle.

Pourquoi a-t-on tant reproché à Camus sa position pendant la guerre d'Algérie? Parce que, refusant de sacrifier la justice à sa mère et sa mère à la justice, il affirmait qu'il y avait une autre solution. Mais il était seul à le dire. Même bipolarisation dans l'affaire vietnamienne. Même incapacité à imaginer une autre solution dans la période des années 30: que l'on regarde à gauche - Gide, Barbusse, Romain Rolland - ou à droite - Brasillach, Bardèche, Maurras, d'une certaine manière - ces hommes, qui avaient horreur, qui de l'hitlérisme, qui du stalinisme, ne parvenaient pas à concevoir qu'une alternative démocratique fût pensable. On trouve les mêmes phrases chez Gide et chez Brasillach, chez Barbusse rentrant de Moscou et chez Bardèche rentrant de Nuremberg. C'est hallucinant!

J.-F. R.: Je dirai même, aujourd'hui, qu'une telle pensée fait ricaner. La gauche socialisante, qui prétend avoir compris le danger totalitaire, réagit, devant chaque cas précis et concret, de la manière que vous venez d'analyser. Un exemple récent: on trouve, dans les journaux à tendance socialiste, d'innombrables articles dénonçant la presse d'Hersant, mais, lorsque nous publions des documents établissant comment la presse communiste est financée, directement ou indirectement, par l'Union soviétique, ces mêmes journaux ont une réaction de dégoût. "Le Matin" se borne, en fait d'enquête sur la question, à recueillir la réponse de la banque mise en cause - ou à hausser les épaules en déclarant que tout cela est bien connu. J'en reviens donc toujours à la même question. Comment, face à ces complicités ou à cette démission, la résistance est-elle possible? Comment la démocratie peut-elle survivre, face à la convergence de la formidable puissance du totalitarisme extérieur et de l'acceptation omniprésente et insidieuse du totalitarisme à l'intérieur?

B.-H. L.: Grâce à Dieu, nous n'en sommes pas encore là. Nous ne sommes même pas encore au point de honte et de tragédie où sont les intellectuels italiens. Notre P.c. n'est pas encore, comme le leur, en position d'hégémonie absolue et de dictature sur les cervelles. Et il nous reste heureusement, à nous, intellectuels, le pouvoir, tout de même considérable, de continuer, vaille que vaille, de dire la vérité. Ce n'est pas rien. C'est même l'essentiel. C'est tout notre lot et toute notre richesse. Et je rappelle, par exemple, que c'est dans "Le Matin" que j'ai pu, l'an dernier, rouvrir le dossier de l'antisémitisme du P.c.f. Oh bien sûr, Marchais et Leroy y sont allés de leur numéro classique de vertueux outragés et de flics staliniens! J'ai eu droit, pendant plusieurs semaines, à une chronique régulière de "L'Humanité" me comparant quotidiennement à Darquier de Pellepoix. Mais, enfin, les choses ont été dites. Et un certain nombre d'hommes et de femmes de gauche ont eu l'occasion d se souvenir que la bête immonde est toujours vivante... dans le parti de la classe ouvrière.

J.-F. R.: Comment expliquez-vous que dans nos sociétés occidentales - c'est vrai en France, mais aussi un peu et Grande-Bretagne, et même aux Etats Unis et au Canada - le fait de tenir le langage que nous tenons contre le totalitarisme a immédiatement pour effet de nous faire classer à droite?

B.-H. L.: L'exemple des Etats-Unis est, en effet, très net. J'y suis allé récemment, et j'ai été stupéfait de constater, aussi bien à l'Université que dans les avenues du pouvoir, un extraordinaire complexe de culpabilité vis-à-vis du phénomène soviétique ou du phénomène cubain. Il existe, aux Etats-Unis un marxisme d'école, un marxisme ventriloque, diffusé dans toute l'intelligentsia et dans toutes les sphères de la technostructure, qui éclaire d'ailleurs bien des aspects actuels de la diplomatie mondiale. Ce phénomène massif, je ne serais pas loin de l'expliquer un peu à la manière de Soljenitsyne dans le Discours de Havard, par ce qu'il appelle le déclin du courage, la formidable démission spirituelle de l'Occident. Un Occident qui ne parvient pas à penser; que le fascisme n'a qu'un visage, que tous les bourreaux appartiennent à la même famille, que les systèmes nés de l'idéal socialiste ne sont plus des systèmes "de gauche".

En France, c'est encore plus intéressant. Nous avons un Parti communiste qui, même dénoncé vigoureusement, continue d'être l'hôte muet, le corps noir de la société française. Nous avons une classe politique dont l'impératif catégorique semble être: sauver le P.c., oui, le sauver à tout prix, car, sans cela, c'est tout le système politique qui s'effondrerait. Il est un peu la "sphère des fixes", comme disent les astronomes, autour de quoi gravitent tous les grands astres culturels... De là, chez certains, les réflexes que vous dénoncez.

J.-F. R.: C'est malheureusement la majorité. Car ce qui est nouveau dans la terreur intellectuelle, la terreur morale aujourd'hui, c'est sa méthode. On reconnaît l'horreur du goulag, on reconnaît l'échec du socialisme en U.R.S.S., mais, si vous les dénoncez comme des preuves de la nocivité radicale du socialisme, on vous classe à droite. C'est l'arme même du totalitarisme. Il n'y en a pas d'autres.


B.-H. L.: Quand Marchais vous injurie à la radio, c'est lui qui se déshonore. Quand il traite Perdriel de "lâche", il avoue son étrange conception de la démocratie. En ce qui me concerne, en tout cas, j'ai pris depuis longtemps le parti d'ignorer ce type d' "argument". Et de dire, en toute circonstance, ce qui me paraît donner valeur et honneur à mon existence.

Car, enfin, soyons sérieux. Je ne suis pas de ceux qui clament: la gauche et la droite, c'est fini. Non, la droite existe bel et bien et n'a pas d'autre définition que l'effort acharné pour accroître la servitude des hommes: et, de ce point de vue, le P.c. est le plus puissant parti de droite, dans ce pays. La gauche existe également, qui, dans toutes les langues du monde, désigne l'effort inverse pour diminuer le malheur, la douleur, la torture et la misère: et c'est le camp de tous ceux qui refusent les alternatives crapuleuses du pain et de la liberté, du chômage et du goulag, du Vietnam et de Longwy.

Alors, être "classé" à droite n'est pas le pire. Cette accusation, Camus l'a endurée vingt ans de sa vie. Camus a été proprement exécuté par l'intelligentsia de son époque, Sartre en tête. Il y a eu à Paris, pendant dix ans, un véritable procès de Moscou dont Camus était l'enjeu et qui a abouti à l'exécuter moralement et intellectuellement.

J.-F. R.: C'est la démission des intellectuels, dites-vous, qui est à l'origine du succès du totalitarisme. Mais les penseurs totalitaires ne vous répondraient-ils pas qu'ils ne sont rien, qu'ils sont portés par les masses?

B.-H. L.: Effectivement, et c'est plus grave encore. On applaudit à la Révolution iranienne sous prétexte qu'il s'agit d'un mouvement de masses, qui, par définition, ne peut être qu'un phénomène positif. Qui aujourd'hui, à gauche, se risquerait à envisager qu'un mouvement de masses ou une révolte plébéienne n'est pas, comme tel, source de bien? Comme s'il suffisait d'un mouvement de masses pour que la pire des barbaries s'auréole de sainteté.

J'ai essayé de démontrer, dans mon livre, que la notion de plèbe est, dans le discours politique, un concept réactionnaire. On l'a bien vu sur l'Iran, je le répète. D'un côté, il y avait ceux qui, d'emblée, acceptaient de dire que l'ayatollah Khomeiny était un fou dangereux - dans mon langage, un "théocrate" - et le processus révolutionnaire iranien, un processus fasciste classique. De l'autre, ceux qui, aux limites du racisme, nous expliquaient pompeusement que la démocratie et les droits de l'homme ne sont pas faits pour "ces gens-là" et que quelques exécutions sommaires n'ont jamais fait de mal à un pays sous-développé!

Pourquoi, d'ailleurs, à ce moment-là, la presse française n'a-t-elle pas repris l'information, que donnait le "New York Times", par exemple, sur les émetteurs géants qui, depuis la frontière soviétique, transmettaient les appels de Khomeiny? Pourquoi un philosophe comme Michel Foucault, qui n'a jamais été en reste pour dénoncer la terreur stalinienne, qui a parfois été au premier rang pour défendre la cause des dissidents, est-il lui aussi tombé dans le panneau? Pendant qu'il dissertait aimablement sur le "régime de vérité" des Iraniens, on commençait à Téhéran, à l'ombre des nouveaux gibets, d'exécuter les homosexuels et les déviants de la Révolution. Mais il est vrai que l'?il des masses voit juste! Et que, quand l'?il des masses devient assassin, nos docteurs ont la fâcheuse habitude de fermer leurs propres yeux!

J.-F. R.: Je pense aux socialistes italiens qui avaient fait élire, en 1921, un copieux groupe parlementaire à la Chambre, mais qui soutenaient que le véritable pouvoir n'est pas le pouvoir parlementaire, considéré comme un pouvoir bourgeois, mais qu'il se trouve dans la rue, près des masses. Hélas, dans la rue, près des masses, il y avait Mussolini...


B.-H. L.: L'expérience historique prouve que la rue a toujours été aux totalitaires de droite. C'est l'une des explications de la démission du Parti communiste allemand dans l'Allemagne de 1933. Dès l'instant où l'on pense que la vérité vient des masses, il faut bien se rallier à celui qui porte leur étendard, soit-il Hitler. Cette attitude du Parti communiste allemand est un des grands impensés de l'Histoire de cette époque.

J.-F. R.: Impensé? Il s'agit d'une censure parfaitement consciente. Joseph Rovan a relevé, sous la République de Weimar, plus de 150 votes où les communistes ont mêlé leurs voix aux nazis. Quand Jean-Claude Lattès a réédité "Sans patrie ni frontières", le livre de Jean Valtin, souvenirs d'un ex-communiste allemand qui a vécu l'alliance des communistes et des nazis contre la social-démocratie, toute la presse de gauche, en France, en 1975, a lutté contre cette réédition, lui reprochant de faire une "mauvaise action".


B.-H. L.: Je raconte, moi, comment les mêmes communistes, jusqu'en 1932, luttaient au coude à coude avec les nervis SS contre la social-démocratie. Comment, au moment des grèves ouvrières de Berlin, ils constituèrent avec eux un véritable et officiel "front populaire". L'incroyable histoire des "sections biftecks", rouges dedans et brunes dehors, où ils fraternisaient avec les S.A. pendant que s'installaient les premiers camps de la mort. La rencontre de Goebbels et de Neumann, numéro 2 du P.c. allemand, au bord du lac de Constance, négociant une intervention de l'Armée rouge contre un renversement d'alliance de l'Allemagne nazifiée. L'alliance consciente affichée, au moment des émeutes paysannes du Schleswig-Holstein. Et tant d'autres exemples qui prouvent, avant 1933 et la persécution massive des militants communistes, la colossale démission de l'appareil communiste face à l'horreur montante... Alors, là encore, pourquoi?

Ma thèse, c'est que cet extraordinaire aveuglement découlait directement d'une conception qui faisait des "masses", justement, le maître suprême et souverain. D'une définition de la vérité ordonnée à ce fameux "Tout est politique", que je tiens pour le slogan le plus réactionnaire qui soit. D'une philosophie de l'Histoire que les marxistes appellent "dialectique" et moi, simplement, et au sens strict, collaborationniste. Relisez les textes de l'époque. Ils disent tous ceci: l'Histoire, l'Histoire avec une majuscule, est la Loi qui mène le monde et qu'il faut, tête ployée, échine brisée, épouser en ses tours, ses détours, ses méandres, même quand ils ont le hideux visage de Hitler.

J.-F. R.: Quel moyen la résistance - même appuyée sur le monothéisme - a-t-elle de s'affirmer dans de pareilles circonstances?

B.-H. L.: Je ne suis pas loin de penser qu'il y a aggravation de la démission. Et, face à ce constat, je ne peux proposer qu'une attitude de résistance individuelle. J'ai essayé de définir, dans mon livre, sept formules concrètes de résistance, qui sont pour moi les commandements d'un antifascisme conséquent aujourd'hui. Elles permettent, me semble-t-il, de poser et de penser une attitude éthique face à la démission. Affirmer, répéter, par exemple, que la vérité n'est pas d'ordre politique, qu'il n'y a pas d'heure, de moment pour la dire et qu'il faut, pour s'engager, commencer par se dégager. Que peut-on faire d'autre que de s'acharner à répéter ces choses-là et tenter de convaincre?

J.-F. R.: Quand vous parlez de l'impossible démocratie sans Dieu, quand vous en appelez au monothéisme comme résistance, quand, citant Berdiaeff, vous dites "S'il n'y a plus de Dieu, il n'y a plus d'Homme", n'est-ce pas purement et simplement à la résistance du martyr que vous nous conviez?

B.-H. L.: Pas le martyr, l'individu. Car il est impensable hors de l'horizon monothéiste; c'est dans ce creuset-là qu'il est historiquement né; c'est en y revenant qu'il a quelque chance de renaître. Pas d'interdiction de tuer sans Loi et sans Révélation. Impossible de fonder une morale de l'individu sans cette référence. Comme l'a montré Clavel, les droits de l'homme sans Dieu, ce sont les droits d'un homme mort et du cadavre de l'homme.

J.-F. R.: Vous ne pensez pas, donc, qu'elle soit vaincue d'avance?

B.-H. L.: Je crois, comme vous, que la tendance dominante de ce temps est l'accroissement de l'aire totalitaire, essentiellement marxiste ou socialiste. Pour une raison très grave, très profonde, que Zinoviev a mise en lumière: il constate que non seulement il y a peu de résistance en Union soviétique, mais que les Russes eux-mêmes trouvent leur compte dans l'oppression totalitaire. Dans la mesure où elle dispense une forme de commodité, l'homme renonce assez aisément à sa liberté. C'est le constat le plus terrible des "Hauteurs béantes" et de "L'Avenir radieux".

J.-F. R.: La question des solutions au niveau empirique vous paraît-elle devoir rester sans réponse?

B.-H. L.: Non, pas sans réponse. La réponse, la solution est l'affaire de chaque conscience face à elle-même. Si je pouvais hasarder une prophétie, je dirais que la fin du siècle appartiendra aux consciences qui oseront se poser ces problèmes, chacune pour elle-même.

J.-F. R.: Mais vous rattachez ce problème à celui de la mort de Dieu, du monothéisme opposé à la théocratie - démarche qui a un certain parallélisme avec celle de Soljenitsyne. Quand vous dites que le moi n'existe pas s'il n'est pas appuyé à la notion de l'existence de Dieu, n'êtes-vous pas en train d'affirmer que nous ne pouvons trouver en nous-mêmes le courage de la résistance et qu'il n'y a pas d'autre solution qu'adossée à une transcendance?

B.-H. L.: L'un des grands périls de l'heure, c'est, pour moi, ce retour en force du sacré, cette espèce de sacralité diffuse que l'on constate dans toutes les sociétés. Cette sacralité qui a marqué les régimes fascistes, ou le culte de Mao, qui s'exprime depuis plus d'un siècle dans le courant romantique, qu'on retrouve derrière le racisme, qui a toujours été une manière de religion et de superstition, que l'on retrouve encore derrière les thèmes modernes du retour à la nature et de l'écologie. Le seul système de pensée, la seule démarche intellectuelle qui permet de penser jusqu'au bout la désacralisation du monde, dont nous avons le plus grand besoin aujourd'hui, c'est dans l'héritage biblique que nous le trouvons, la référence à la Loi. Contrairement à ce que l'on croit, le monothéisme n'est pas une forme de sacralité, une forme de spiritualité. C'est, au contraire, la haine du sacré comme tel.

J.-F. R.: Pourriez-vous expliquer plus clairement cela? Car enfin, pour la plupart, la croyance en Dieu, le religieux, le sacré, c'est la même chose. Vous, vous les opposez?

B.-H. L.: Les auteurs bibliques n'avaient pas d'autre souci que de lutter contre ce sacré que l'on voit sourdre partout dans le monde et qui prend aujourd'hui la figure du politique. En cela, ils sont d'une extraordinaire modernité. Car cette notion d'Histoire, de finalité de l'Histoire au nom de laquelle les hommes et les femmes de ce siècle n'ont cessé de mourir, une Histoire qui aurait une fin en fonction de laquelle tout doit s'ordonner et se plier, n'est pas d'essence judéo-chrétienne. C'est, au contraire, dans le judéo-christianisme qu'on trouve les arguments pour y résister.

J.-F. R.: Comment?

B.-H. L.: Prenons un exemple, ce fameux droit à la différence, que l'on brandit aujourd'hui dans tous les combats - féministes, autonomistes bretons ou autres. Comment faire pour qu'il ne dégénère pas en forme de néo-fascisme, comme c'est souvent le cas? Car ce précepte, pris à la lettre, c'est aussi le droit à la différence pour le bourreau, le droit à la différence pour le nazi, le droit à la différence pour le pervers. Poussé au terme de sa logique, c'est l'indifférence à toute valeur, c'est le droit à l'holocauste et au meurtre généralisé. La réponse, c'est dans le testament biblique qu'elle se trouve. C'est l'idée d'un pari sur l'universel, d'une dialectique entre le singulier et l'universel que j'ai essayé de construire dans "Le Testament de Dieu". Que doit être un homme pour n'être pas un gibier de camp? Comment doit-il se penser pour n'être pas lui-même un assassin? J'ai essayé d'inscrire une singularité sur un fond d'universalité, de nouer le n?ud d'un "Sujet" au croisement d'une Loi, d'un pari sur l'Universel, d'une exigence de Singularité et d'un repli sur l'Intériorité.

J.-F. R.: Mais comment le repli peut-il être un combat?

B.-H. L.: Face à l'ensemble des phénomènes de démission de ce siècle et face à l'ensemble des grands courants du fascisme contemporain, il y a un double combat à mener, un double non qu'il faut dire. Le non au progressisme, au sens où l'entend toute la philosophie de l'Histoire, et notamment le marxisme, avec le culte frénétique de l'Etat, de la technique et de la productivité. Et le non à la régression, retour aux origines et aux paradis perdus. Ce sont des périls symétriques auxquels on ne peut échapper, à mon sens, qu'en mettant en oeuvre le testament monothéiste et le nom de la Loi.