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S Weil

Il m'en est d'elle comme de ces - rares - auteurs qui vous semblent comme destinés, sur quoi l'on bute presque à chaque croisée, mais que pourtant on n'aura lu que très peu - sans d'ailleurs toujours savoir pourquoi.

La première fois que j'entendis parler d'elle, il y a plus de quarante ans, ce fut à l'occasion d'un des tout premiers cours de philosophie en Terminale par cette enseignante dont j'ai écrit déjà combien elle me marqua, et tout ce que je lui devais. De son enseignement me demeure peu hormis la passion, le désespoir et les saintes colères, quelque chose comme une musique qui résonne encore en lointain écho de mes propres errances.

Me restent, si, quand même, ces constantes références à deux auteurs dont j'ignorais alors tout : S Weil et Joë Bousquet sur qui elle écrivit je crois.

Bousquet, tout le monde en sait le nom, personne n'ignore le destin de grabataire que la guerre lui imposa, mais le lit-on encore ? Il fut une grande figure que S Weil connaissait, avec qui elle correspondit. Il est temps peut-être que j'y rejette un œil.

S Weil m'est revenue, comme un boomerang lorsque j'écrivis ma morale, pour cette pesanteur et grâce qui rodaient en ma mémoire comme une obsession, et s'imposèrent à moi comme un concept fondateur avant même que je ne la relusse. Ces textes, parus sous ce titre, les connaissais-je ? je ne m'en souviens plus ! mais le titre oui qui me hantait à peu près comme Masse et Puissance d'E Canetti.

Tombé la semaine dernière sur un entretien que M Serres accorda et où il évoque, parmi ses lectures qui marquèrent son virage de l'Ecole Navale à la philosophie ... S Weil justement. De lui, je n'imaginais pas cette référence essentielle ; pourtant, à y bien réfléchir ...

En tout cas ceci résonna comme un appel : je ne pouvais plus me contenter de la côtoyer de loin en loin. Il était temps de m'y mettre.

Il y avait décidément chez cette femme une rage d'aller jusqu'au bout de soi-même, un refus chevillé au corps de se payer de mots, une exigence impérative de vivre sa pensée qui dame le pion de plus d'un de ces sentencieux qui auront toujours leçon aux lèvres à vous gourmander sans pour autant rien faire jamais.

Elle qui fut formée par Alain dont, comme d'autres, mais comme tous, elle gardera un grand souvenir ; elle qui se syndicalisa aussitôt, participa à tous les grands mouvements ouvriers de son temps au point d'entrer en usine afin de comprendre ; elle qui évidemment fut de toutes les luttes du Front Populaire et s'engagea durant la guerre d'Espagne d'une présence forte que sa santé fragile ne lui permettait pourtant pas ; elle qui fut plus que lucide sur la montée du nazisme mais refusa la citoyenneté US qu'elle jugea trop confortable ; elle qui rejoignit Londres et ne cessa de désirer agir au sein des réseaux en France ce qu'on lui refusa ; elle qui plus que proche du communisme quand bien même elle fût anti-stalinienne, en même temps et comme en souterrain, en tout cas dans une telle discrétion que ses proches ne le découvrirent qu'après sa mort, poursuivit une route spirituelle, presque mystique qui la conduisit aux rives du baptême.

C'est cela qui me touche d'abord chez elle : au delà de ce souci de l'authenticité qui la poussa à tout expérimenter sans pour autant se ménager jamais, ce sentiment que je connais de ne se sentir jamais chez soi nulle part. Happée par la philosophie mais refusant un clivage qui l'eût séparée de la classe ouvrière, communiste, assez proche des milieux trotskistes pour avoir reçu Trotsky chez elle, mais sans être jamais dupe des dérives totalitaires, résistante dans l'âme mais dont l'intransigeance gêna parfois, moderne et laïque dans sa philosophie pour ne s'être jamais vraiment posé la question de Dieu autrement que comme un problème, mais se le voir imposé soudain comme une vision dont on ne peut plus se détacher.

A sa façon elle aura parcouru presque tous les chemins qu'un œil négligent eût aisément qualifié de grand écart. Je ne le crois pourtant pas ni surtout qu'il en allât d'autre chose que de l'énergie du désespoir . En grande juive qu'à sa façon elle était, elle aura dans sa chair porté qu'on ne peut sans sottise être d'ici et de maintenant, mais non plus sans lâcheté se réfugier sur quelque Aventin théorique ; que nous ne sommes décidément pas de ce monde à quoi néanmoins tout nous attache, lie et entrave, qu'il est des mal-être qu'aucune question n'étanche. Elle frôla du plus proche le mysticisme sans tomber jamais dans l'érémétisme : il fut une voix à laquelle elle ne se déroba point. (lire ses lettres, initialement parues en 49 dans Attente de Dieu.)

Cette conviction qu'elle eût d'avoir été interpellée à la fois me gêne et fascine. Je ne puis cependant passer outre sans malhonnêteté. D'errer depuis deux ans autour de la métaphysique que je désirais initialement sans Dieu, je sais désormais qu'au bord de la ligne, qui parfois furieusement ressemble à un gouffre, résonne l'écho lointain du divin qui vous pénètre et obsède et que nul ne peut couvrir. Est-ce inclination d'une vieillesse prématurée ? je ne le crois pas. La peur devant la mort ? sûrement non ! La furieuse exigence de panser l'arrachement que fut notre vie par un fil d'Ariane - ou de tisserand ; sûrement.

Que cette voix résonne, pesante ou tragique, ou au contraire s'élève jubilatoire et exaltante, nul n'y peut s'y soustraire sans paresse ou malhonnêteté. Qu'importe ce que l'on en fera, qui ne concerne que soi : nul se sort jamais intact de cette crypte sonore.