Textes

S Weil
Lettre à JM Perrin

Mon cher Père,

 

 

Ceci est un post-scriptum à la lettre dont je vous disais qu'elle était provisoirement une conclusion. J'espère pour vous que ce sera le seul. je crains bien de vous ennuyer. Mais s'il en est ainsi, prenez-vous en à vous-même. Ce n'est pas ma faute si je crois vous devoir compte de mes pensées.

Les obstacles d'ordre intellectuel qui jusqu'à ces derniers temps m'avaient arrêtée au seuil de l'Église peuvent être regardés à la rigueur comme éliminés, dès lors que vous ne refusez pas de m'accepter telle que je suis. Pourtant des obstacles restent.

Tout bien considéré, je crois qu'ils se ramènent à ceci. Ce qui me fait peur, c'est l'Église en tant que chose sociale. Non pas seulement à cause de ses souillures, mais du fait  même qu'elle est entre autres caractères une chose sociale. Non pas que je sois d'un tempérament très individualiste. J'ai peur pour la raison contraire. J'ai en moi un fort penchant grégaire. je suis par disposition naturelle extrêmement influençable, influençable à l'excès, et surtout aux choses collectives. je sais que si j'avais devant moi en ce moment une vingtaine de jeunes Allemands chantant en chœur des chants nazis, une partie de mon âme deviendrait immédiatement nazie. C'est là une très grande faiblesse. Mais c'est ainsi que je suis. je crois qu'il ne sert à rien de combattre directement les faiblesses naturelles. Il faut se faire violence pour agir comme si on ne les avait pas dans les circonstances où un devoir l'exige impérieusement ; et dans le cours ordinaire de la vie il faut bien les connaître, en tenir compte avec prudence, et s'efforcer d'en faire bon usage, car elles sont toutes susceptibles d'un bon usage.

J'ai peur de ce patriotisme de l'Église qui existe dans les milieux catholiques. J'entends patriotisme au sens du sentiment qu'on accorde à une patrie terrestre. J'en ai peur parce que j'ai peur de le contracter par contagion. Non pas que l'Église me paraisse indigne d'inspirer un tel sentiment. Mais parce que je ne veux pour moi d'aucun sentiment de ce genre. Le mot vouloir est impropre. Je sais, je sens avec certitude que tout sentiment de ce genre, quel qu'en soit l'objet, est funeste pour moi.

Des saints ont approuvé les Croisades, l'Inquisition. je ne peux pas ne pas penser qu'ils ont eu tort. je ne peux pas récuser la lumière de la conscience. Si je pense que sur un point je vois plus clair qu'eux, moi qui suis tellement loin au-dessous d'eux, je dois admettre que sur ce point ils ont été aveuglés par quelque chose de très puissant. Ce quelque chose, c'est l'Église en tant que chose sociale. Si cette chose sociale leur a fait du mal, quel mal ne me ferait-elle pas à moi, qui suis particulièrement vulnérable aux influences sociales, et qui suis presque infiniment plus faible qu'eux ?

On n'a jamais rien dit ni écrit qui aille si loin que les paroles du diable au Christ dans saint Luc concernant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m'a été abandonnée, à moi et à tout être à qui je veux en faire part. » Il en résulte que le social est irréductiblement le domaine du diable.  La chair pousse à dire moi et le diable pousse à dire nous ; ou bien à dire, comme les dictateurs, je avec une signification collective. Et, conformément à sa mission propre, le diable fabrique une fausse imitation du divin, de l'ersatz de divin.

Par social je n'entends pas tout ce qui se rapporte à une cité, mais seulement les sentiments collectifs.

Je sais bien qu'il est inévitable que l'Église soit aussi une chose sociale ; sans quoi elle n'existerait pas. Mais pour autant qu'elle est une chose sociale elle appartient au Prince de ce monde. C'est parce qu'elle est un organe de conservation et de transmission de la vérité qu'il y a là un extrême danger pour ceux qui sont comme moi vulnérables à l'excès aux influences sociales Car ainsi ce qu'il y a de plus pur et ce qui souille le plus, étant semblables et confondus sous les mêmes mots, font un mélange presque indécomposable.

Il existe un milieu catholique prêt à accueillir chaleureusement quiconque y entre. Or je ne veux pas être adoptée dans un milieu, habiter dans un milieu où on dit « nous » et être une partie de ce « nous », me trouver chez moi dans un milieu humain quel qu'il soit. En disant que je ne veux pas je m'exprime mal, car je le voudrais bien ; tout cela est délicieux. Mais je sens que cela ne m'est pas permis. Je sens qu'il m'est nécessaire, qu'il m'est prescrit de me trouver seule , étrangère et en exil par rapport à n'importe quel milieu humain sans exception.

Cela semble en contradiction avec ce que je vous écrivais sur mon besoin de me fondre avec n'importe quel milieu humain où je passe, d'y disparaître ; mais en réalité c'est la même pensée ; y disparaître n'est pas en faire partie, et la capacité de me fondre dans tous implique que je ne fasse partie d'aucun.

Je ne sais pas si je parviens à vous faire comprendre ces choses presque inexprimables.

Ces considérations concernent ce monde, et semblent misérables si on met en regard le caractère surnaturel des sacrements. Mais justement je crains en moi le mélange impur du surnaturel et du mal.

La faim est un rapport à la nourriture certes beaucoup moins complet, mais aussi réel que l'acte du manger.

Il n'est peut-être pas inconcevable que chez un être ayant telles dispositions naturelles, tel tempérament, tel passé, telle vocation, et ainsi de suite, le désir et la privation des sacrements puissent constituer un contact plus pur que la participation.

Je ne sais pas du tout s'il en est ainsi pour moi ou non. Je sais bien que ce serait quelque chose d'exceptionnel, et il semble qu'il y ait toujours une folle présomption à admettre qu'on puisse être une exception. Mais le caractère exceptionnel peut très bien procéder non pas d'une supériorité, mais d'une infériorité par rapport aux autres. Je pense que ce serait mon cas.

Quoi qu'il en soit, comme je vous l'ai dit, je ne me crois actuellement capable en aucun cas d'un véritable contact avec les sacrements, mais seulement du pressentiment qu'un tel contact est possible. À plus forte raison ne puis-je pas vraiment savoir actuellement quelle espèce de rapport avec eux me convient.

Il y a des moments où je suis tentée de m'en remettre entièrement à vous et de vous demander de décider pour moi. Mais en fin de compte je ne peux pas. Je n'en ai pas le droit.

Je crois que dans les choses très importantes on ne franchit pas les obstacles. On les regarde fixement, aussi longtemps qu'il le faut, jusqu'à ce que, dans le cas où ils procèdent des puissances d'illusion, ils disparaissent. Ce que j'appelle obstacle est autre chose que l'espèce d'inertie qu'il faut surmonter à chaque pas qu'on fait dans la direction du bien. J'ai l'expérience de cette inertie. Les obstacles sont tout autre chose. Si on veut les franchir avant qu'ils aient disparu, on risque des phénomènes de compensation auxquels fait allusion, je crois, le passage de l'Évangile sur l'homme de chez qui un démon est parti et chez qui ensuite sept démons sont revenus.

La simple pensée que je pourrais jamais, au cas où je serais baptisée dans des dispositions autres que celles qui conviennent, avoir par la suite, même un seul instant, un seul mouvement intérieur de regret. cette pensée me fait horreur. Même si j'avais la certitude que le baptême est la condition absolue du salut, je ne voudrais pas, en vue de mon salut, courir ce risque.  Je choisirais de m'abstenir tant que je n'aurais pas la conviction de ne pas courir ce risque. On a une telle conviction seulement quand on pense qu'on agit par obéissance. L'obéissance seule est invulnérable au temps.

Si j'avais mon salut éternel posé devant moi sur cette table, et si je n'avais qu'à tendre la main pour l'obtenir, je ne tendrais pas la main aussi longtemps que je ne penserais pas en avoir reçu l'ordre. Du moins j' aime à le croire. Et si au lieu du mien c'était le salut éternel de tous les êtres humains passés, présents et à venir, je sais qu'il faudrait faire de même. Là j'y aurais de la peine. Mais si j'étais seule en cause il me semble presque que je n'y aurais pas de peine. Car je ne désire pas autre chose que l'obéissance elle-même dans sa totalité, c'est-à-dire jusqu'à la croix.

Pourtant je n'ai pas le droit de parler ainsi. En parlant ainsi je mens. Car si je désirais cela je l'obtiendrais ; et en fait il m'arrive continuellement de tarder des jours et des jours dans l'accomplissement d'obligations évidentes que je sens comme telles, faciles et simples à exécuter en elles-mêmes, et importantes par leurs conséquences possibles pour les autres.

Mais il serait trop long et sans intérêt de vous .entretenir de mes misères. Et ce ne serait sans doute pas utile. Sauf toutefois pour vous empêcher de faire erreur à mon sujet.

Croyez bien toujours à ma très vive reconnaissance. Vous savez, je pense, que ce n'est pas une formule.

SIMONE WEIL.