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De l'évidence
Dans cet article célèbre paru en 1970 dans la revue Communications, R Barthes fait allusion, plus d'ailleurs qu'il ne l'explicite, à cette valeur de l'évidence remise en selle conjointement par le protestantisme, la méthode cartésienne et l'empirisme. Ce serait cette culture de l'évidence qui aurait contribué à disqualifier pour longtemps la rhétorique qui avait pris tant de place et d'importance depuis Aristote et tout au long des périodes médiévales.
La rhétorique est triomphante : elle règne sur l'enseignement. La rhétorique est moribonde : restreinte à ce secteur, elle tombe peu à peu dans un grand discrédit intellectuel. Ce discrédit est amené par la promotion d'une valeur nouvelle, l'évidence (des faits, des idées, des sentiments), qui se suffit à elle-même et se passe du langage (ou croit s'en passer), ou du moins prétend ne plus s'en servir que comme d'un instrument, d'une médiation, d'une expression. Cette « évidence » prend, à partir du XVIe siècle, trois directions : une évidence personnelle (dans le protestantisme), une évidence rationnelle (dans le cartésianisme), une évidence sensible (dans l'empirisme). La rhétorique, si on la tolère (dans l'enseignement jésuite), n'est plus du tout une logique, mais seulement une couleur, un ornement, que l'on surveille étroitement au nom du « naturel ». Sans doute y avait-il dans Pascal quelque postulation de ce nouvel esprit, puisque c'est à lui que l'on doit l'Anti-Rhétorique de l'humanisme moderne ; ce que Pascal demande, c'est une rhétorique (un « art de persuader ») mentaliste, sensible, comme par instinct, à la complexité des choses (à la « finesse ») ; l'éloquence consiste, non à appliquer au discours un code extérieur, mais à prendre conscience de la pensée qui naît en nous, de façon à pouvoir reproduire ce mouvement lorsque nous parlons à l'autre, l'entraînant ainsi dans la vérité, comme si lui-même, de lui-même, la découvrait; l'ordre du discours n'a pas de caractères intrinsèques (clarté ou symétrie) ; il dépend de la nature de la pensée, à laquelle, pour être « droit », doit se conformer le langage 1
Le mouvement paradoxal que décrit ainsi Barthes, omniprésence dans l'enseignement mais défaite sur le front de la pensée, traduit en réalité une double révolution :
- de la méthode d'abord : le cartésianisme est d'abord, sinon un anti aristotélisme, en tout cas une démarche anti-scholastique. Il ne s'agit plus, à partir de formules consacrées par la tradition - Aristoteles dixit - de penser la traduction chrétienne d'une pensée païenne mais aussi des déductions visant à appliquer une connaissance fermée et achevée ou à persuader l'interlocuteur et ainsi de traduire pour le grand nombre le savoir.
- du langage ? La vérité n'est pas produite d'abord par la rigueur du raisonnement mais dépend de cette connaissance immédiate qu'est l'évidence . Dès lors, effectivement la question de la rhétorique s'efface pour n'être plus qu'une question de mise en forme, plus ou moins habile, de la pensée.
La crise dans la connaissance dont on ne sortira, du reste, qu'avec Kant puis Hegel, mettant en évidence combien nous n'avons jamais affaire aux objets en eux-mêmes mais toujours/déjà à leurs représentations, crise qui fera insensiblement glisser la philosophie du côté de la phénoménologie, modifie substantiellement la question de la vérité du côté de la cohérence. Est-ce un hasard si le XIXe fut plus qu'aucun autre le siècle des systèmes - de Hegel à Marx en passant par Comte - où, histoire aidant, il s'agira d'embrasser les théories dans un tout cohérent dont les éventuelles contradictions et différences seront réduites en moments de l'évolution de la pensée. Il ne restera plus alors à l'historien de la pensée - et la philosophie va plus souvent qu'à son tour vouloir se cantonner à ce rôle-ci - que de pointer ce qui dans une pensée a de cohérent, ce en quoi elle fait système.
Le mouvement basculera une seconde fois avec l'entrée en force dans le domaine de la pensée scientifique non seulement de l'expérience mais de l'expérimentation. Bachelard n'évoquait sans doute pas par hasard les travailleurs de la preuve en évoquant les scientifiques ; en tout cas que l'on soit passé du terme de savant à celui de chercheur ne saurait être anodin.
A bien y regarder la pensée apparaît d'abord comme une traduction :
Par la perception nous saisissons effectivement un monde: qualitatif divers et homogène (fouillis d’événements complexes) constitué par des êtres distincts et autonomes; (la chimie discourait ainsi sur la plombéité du plomb; cf.: aussi les quatre éléments qui n’étaient jamais que la représentation systématisée d’une perception passablement naïve.) Ce qui s’impose à la perception n’est jamais l’essentiel, mais seulement l’apparence: le feu fait plus rêver que réfléchir. L’analyse de la combustion permettra, par exemple de saisir des feux sans flammes comme la respiration qui est une oxydation discrète (ce dont la perception immédiate eût été incapable) A l’inverse, l’appréhension scientifique est abstraite qui: traduit les qualités en quantités (elle mathématise son objet) l’unification rationnelle à la diversité empirique (cf.: Mendeléïev qui ramène la diversité du réel à un nombre fini d’éléments premiers) substitue des rapports aux êtres distincts et séparés que l’on avait préalablement vus.
Le détour par l'abstraction qui, ne l'oublions jamais, est d'abord une perte (cf tant l'éblouissement de l'homme dans la caverne chez Platon, que le solipsisme de Descartes ou enfin l'angoisse initiale de l'esprit chez Hegel qui s'aperçoit que ce qu'il pouvait estimer certain subitement ne l'était plus). Mais cette perte subsiste sous une autre forme dans la mesure au moins où l'abstraction ne nous offre que des phénomènes mesurables donc quantifiés. La raison décidément procède du même au même et laisse de côté le qualitatif qu'elle nomme parfois l'irrationnel, qu'elle juge en tout cas insuffisamment significatif pour fausser ses résultats
- L'empirisme, sous sa forme la plus naïve et la plus dogmatique, l'empirisme implique la non-distinction du vrai et du réel. Il n’y a de savoir possible qu’à partir de l’expérience sensible. “Rien n’est dans la pensée qui ne fût préalablement dans les sens”. Les sciences, dans une telle optique, ont besoin d’instruments beaucoup plus que d’hypothèses. Les relations sont extraites de l’expérience sensible et ne peuvent donc jamais prendre de valeur absolue. C’est une doctrine, à certains égards matérialiste pour ce que le réel est l’objet brut que l’on ne peut appréhender que dans l’expérience.
- Le rationalisme fait la distinction entre le réel et le vécu (la réalité). Celle-ci est le monde tel qu’il m’apparaît dans l’expérience sensible. Le rationalisme les distingue mais affirme en même temps que le réel est dans la réalité qu’elle cache. De la sorte les phénomènes scientifiques ne sont pas donnés dans l’expérience sensible mais doivent être dénichés. Ce qui confère à l’hypothèse toute sa valeur opératoire puisqu’elle affirme que le réel n’est pas donné au niveau de la réalité mais à celui de l’abstraction rationnelle. Il s’oppose à l’empirisme mais en situant tout de même le réel dans la réalité, il admet que cette réalité sensible reste la limite de la connaissance. C’est d’ailleurs sur ce point que le positivisme comtien connut ses limites et insuffisances.
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On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit..
Pour le sur-rationalisme, que Bachelard nomme parfois rationalisme dialectique le réel n’est plus dans la réalité mais c’est l’inverse. Philosophie spontanée des sciences contemporaines, il affirme que la connaissance scientifique ne se réduit pas à mettre de l’ordre dans les phénomènes, ou à découvrir un réel qui serait simplement dissimulé par la réalité, mais au contraire à produire un réel qui déborderait la réalité de toutes parts. De ce point de vue il considère que les notions scientifiques sont plus concrètes que l’expérience sensible, parce que plus riches de déterminations. La preuve n’y est plus affaire d’évidence, mais de travail, de modélisation; de négation; et plus avant même que d’expériences, d’expérimentations.
Bachelard
Cette traduction est donc non seulement une mise à l'écart mais une production. Écart entre l'opinion commune et les théories scientifiques mais ruptures aussi entre les théories scientifiques - ces ruptures épistémologiques qui font les sciences devoir se refonder (Descartes ; Einstein ...) Elle est production dans la mesure même où le scientifique se doit de concevoir, donc de construire, le réel expérimental en même temps que l'appareil théorique et conceptuel qui sera nécessaire à son appréhension.
Dans l’échange entre la théorie et l’expérience, c’est toujours la première qui engage le dialogue. C’est elle qui détermine la forme de la question, donc les limites de la réponse. «Le hasard ne favorise que les esprits préparés» disait Pasteur. Le hasard, ici, cela signifie que l’observation a été faite par accident et non afin de vérifier la théorie. Mais la théorie était déjà là, qui permet d’interpréter l’accident.
F Jacob la logique du vivant p 22
Certes, nul ne fera jamais l'économie de ce que Comte nommait une théorie quelconque initiale ; certes, il n'est pas de pensée qui ne pose en préalable un système axiomatique - il suffit de rappeler les trois principes d'Aristote, d'identité, de contradiction et de tiers-exclu ou bien les catégories de Kant ; certes l'idée de déterminisme universel est métaphysique mais il n'empêche pour autant qu'il n'y aurait pas de sens de concevoir un réel rationalisable si ce dernier n'était aucunement rationnel ; il n'empêche il ne suffit décidément plus désormais de voir pour savoir, ni de réfléchir et comtempler pour découvrir. La connaissance est bien affaire de production non seulement de son objet mais aussi des instruments pour l'appréhender, mais enfin de l'appareil conceptuel pour le saisir.
Exit l'évidence qui se révèle n'être qu'un principe,qu'un axiome qui peut lui aussi être remis en question si la théorie qui en émane s'avère infructueuse : faut-il alors s'étonner que la rhétorique surgisse à nouveau, même si elle demeure plus comme un art oratoire que comme une production de connaissances ?
1) R Barthes, L'ancienne Rhétorique, Communications 16, Ed Seuil, Points Essais p 285
Descartes, Règles (XII° règle)
« Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire »
sur l'équivalence de la pensée et de l'immédiateté
Descartes
"Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiatement conscients"
(2ème réponse aux objections)
mais aussi
Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose que penser".
Principes de la philosophie, I, 9