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Malaise

 

Deux articles dans le Monde, dont un de Piketty qui y écrit beaucoup en ce moment, pour signaler, après les régionales une France à bout de souffle.

Fressoz est dans son registre habituel de la chronique politique : comme bien d'autres, elle souligne l'épuisement d'un mode de fonctionnement politique tout entier centré sur la présidence, inauguré en 58 aggravé par la réforme du quinquennat. L'absence réelle de contre-pouvoirs, les échecs successifs des uns et des autres - puisque si les vingt-trois premières années de la Ve virent la suprématie insolente de la droite, en revanche les trente-quatre ans qui suivirent connurent une série systématique d'alternances (81-86-88-93- 95-2007-2012) qui au lieu de conforter auront plutôt affaibli le régime en illustrant l'impuissance des gouvernants à sortir de la crise. La montée du FN, le tri-partisme que de fait il installe rend le régime ingouvernable même si la faiblesse de Hollande ajoutée à la déprime ambiante n'arrangent pas les choses.

Plus intéressante, cette remarque faite presque en passant dans cet article où Piketty en appelle à une autre politique européenne :

c’est le contournement de la démocratie par des règles rigides qui nous a conduits au bord du gouffre, et il est temps de rompre avec cette logique.*

Victoire d'une logique libérale ? même pas : suprématie d'une logique technicienne, de la naïveté de l'expert. Il suffit d'écouter nos dirigeants - tous issus de l'ENA - pour le comprendre. Il suffirait de poser la règle, à la rigueur de faire voter une loi et se s'y tenir : la réalité inéluctablement pliera. Or, justement, elle ne plie pas ; elle résiste. C'est d'ailleurs l'essence même du réel que de se poser contre.

Nous voici aux confins du religieux, du magique, bien plus que du droit. Nous sommes à la recherche de qui aura la formule, toujours en attente de l'homme providentiel qui nous sauvera. En attendant posons la règle et obéissons. Car c'est bien ceci qui s'inscrit en filigrane sous la dévotion de la règle : l'échec ne peut provenir que de nous, nous qui coûtons trop cher ; ne travaillons pas assez ; nous cramponnons à nos privilèges. Ah que l'économie serait belle s'il n'y avait pas ces damnés travailleurs ; et la démocratie si suave sans peuple !

Je crois même qu'on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l'ontologie du commandement a pris la place de l'ontologie de l'assertion non sous la forme claire d'un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, de l'invite, de l'avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l'obéissance à un ordre prend la forme d'une coopération et, souvent, celle d'un commandement donné à soi-même. Je ne pense pas ici seulement à la sphère de la publicité ni à celle des prescriptions sécuritaires données sous forme d'invitations, mais aussi à la sphère des dispositifs technologiques. Ces dispositifs sont définis par le fait que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des touches définies comme « commandes »), mais en réalité il ne fait qu'obéir à un commandement inscrit dans la structure même du dispositif. Le citoyen libre des sociétés . démocratico-technologiques est un être qui .obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement.
Agamben Qu'est-ce que le commandement

Me fait penser à ce développement où Agamben oppose une ontologie du commandement à une ontologie de k'assertion en supposant que celle-ci, longtemps dominante est en train d'être supplée par celle-là. Nous n'en serions plus à tenter de comprendee si au énoncés que nous produisons quelque chose dans le réel correspondrait, mais bien au contraire, ce que l'inflation des énoncés performatifs illustrerait, à ne plus parler et agir que pour que le réel se plie à notre volonté.

R Aron tout en reconnaissant à l'époque la belle machine intellectuelle d'un Giscard d'Estaing regrettait qu'il ne sût même pas que l'histoire était tragique. Il y a quelque chose de cela ici aussi.

L'ironie de l'histoire veut que ce soit au moment de la plus grande impuissance des politiques que se joue cette partition frénétique du commandement. Agamben nous aide à le comprendre : commander ici, c'est déjà obéir; à des protocoles, des règles, des techniques.

On ne le dira jamais assez : l'action est l'inverse de l'action. Mais que l'on est loin de la démocratie ! et plus encore de la République.