Bloc-Notes
index précédent suivant

Accueil->Bloc-Notes->Décembre 15->malaise

La France est à deux doigts de la rupture
Françoise Fressoz
LE MONDE du 18.12.2015

 

On n’a jamais autant consulté les livres d’histoire dans le Landernau politique que ces derniers jours. On n’a jamais autant relu les épisodes qui ont précédé le retour du général de Gaulle au pouvoir le 29 mai 1958, lorsque le président René Coty, constatant l’impuissance des hommes de la IVe République à juguler la crise algérienne, se résout àfaire appel au « plus illustre des Français ».

A défaut de faire bouger les lignes, le scrutin régional des 6 et 13 décembre a brusquement dessillé les yeux des plus insouciants : le système est à bout de souffle. Non seulement parce que le Front national a enregistré une nouvelle poussée en voix au premier comme au second tour, mais parce que le pays, miné par un chômage de masse, ressemble à une poudrière. Il est en colère contre ses représentants et à deux doigts de la rupture.

Les candidats aux régionales ont tous ressenti cette béance entre les électeurs et eux. Ils l’ont racontée avec effroi, si bien que plus personne à Paris ne minimise la menace du coup de torchon. François Hollande évoque « le visage fragmenté » du pays et appelle à « rétablir des ponts ». Manuel Valls acte la fin du cycle d’Epinay et tente de faire émerger une nouvelle alliance démocrate progressiste capable de tisser des liens avec l’autre rive. Alain Juppé constate que « les Français en ont marre des querelles partisanes et des partis traditionnels » et adopte la posture « gaullienne » de l’homme au-dessus de la mêlée. François Fillon évoque « la dépression du pays » et veut le « redressement national ». Nicolas Sarkozy fustige « l’échec » de François Hollande et prône « la refondation ».

« Un coup de balai »

La nouvelle génération piaffe et réclame « un coup de balai ». Les mots claquent, à la hauteur du drame, mais ce ne sont que des mots car aucun acteur n’a la main, faute d’avoir  le fait d’armes » qui ferait de lui « le plus illustre des Français ».

Le président en exercice est bien trop faible pour oser renverser la table, les prétendants à sa succession sont bien trop occupés à se départager pour tenter de lui disputer le pouvoir. Chacun attend la présidentielle, l’élection reine sous la Ve République, qui d’ordinaire rebat les cartes et réarme le vainqueur. Or, celle à venir présente deux défauts : elle n’est prévue qu’en mai 2017, dans dix-huit mois, ce qui est une éternité au regard du malaise qui étreint le pays. En outre, rien ne garantit cette fois qu’elle fournira la puissance requise au nouvel élu car le Front national est là, en embuscade, qui éliminera le plus faible et affaiblira le plus fort. C’est ce qui rend la situation actuelle à la fois si particulière et si dangereuse. Il faut bouger franchement et vite, mais personne n’ose le faire si l’on excepte ce léger bougé sur l’emploi qui est leur échec à tous : le centriste Raffarin se dit désormais prêt à participer à « un pacte républicain contre le chômage ». Manuel Valls approuve, le président du Medef dit banco. Avec six millions de chômeurs qui pointent à Pôle emploi, on se demande simplement pourquoi l’idée ne les a pas effleurés plus tôt.

 

« Pour changer l’Europe, Paris et Berlin doivent reconnaître leurs erreurs »
Thomas Piketty
Le Monde du 19/12


Ainsi donc l’extrême droite est passée en quelques années de 15 % à 30 % des voix en France, avec des pointes à 40 % dans plusieurs régions. Tout y a concouru  : montée du chômage et de la xénophobie, terrible déception face à la gauche au pouvoir, sentiment que tout a été essayé et qu’il faut expérimenter autre chose. On paie aussi les conséquences de la gestion calamiteuse de la crise financière venue des Etats-Unis en 2008, que nous avons transformée par notre seule faute en une crise européenne durable, à cause d’institutions et de politiques totalement inadaptées. Une monnaie unique avec 19 dettes publiques différentes, 19 taux d’intérêt sur lesquels les marchés peuvent librement spéculer, 19 impôts sur les sociétés en concurrence débridée les uns avec les autres, sans socle social et éducatif commun, cela ne peut pas marcher, et cela ne marchera jamais.

Seule une refondation démocratique et sociale de la zone euro, au service de la croissance et de l’emploi, autour d’un petit noyau dur de pays prêts à aller de l’avant et à se doter d’institutions politiques propres, pourrait permettre de contrer les tentations nationalistes et haineuses qui menacent aujourd’hui toute l’Europe. L’été dernier, après le fiasco grec, François Hollande avait commencé à reprendre à son compte l’idée d’un nouveau Parlement pour la zone euro. La France doit maintenant faire une proposition précise à ses principaux partenaires et aboutir à un compromis. Faute de quoi l’agenda sera monopolisé par les pays qui font le choix du repli national (Royaume-Uni, Pologne).

Et pour commencer, il est important que les dirigeants européens – français et allemands notamment – reconnaissent leurs erreurs. On peut débattre à l’infini de toutes sortes de réformes, petites et grandes, à mener dans les différents pays de la zone  : ouverture des magasins, lignes de bus, marché du travail, retraites, etc. Certaines sont utiles, d’autres moins. Mais dans tous les cas, ce n’est pas cela qui explique la rechute soudaine du PIB de la zone euro de 2011-2013, alors que la reprise se poursuivait aux Etats-Unis. Il ne fait maintenant aucun doute que la reprise a été étouffée par la tentative de réduire les déficits trop vite en 2011-2013 – avec en particulier des hausses d’impôts beaucoup trop lourdes en France.

Alléger les dettes

C’est l’application de règles budgétaires aveugles qui fait que le PIB de la zone euro n’a toujours pas retrouvé en 2015 son niveau de 2007. Les interventions tardives de la BCE et le nouveau traité budgétaire de 2012 (avec la création d’un Mécanisme européen de stabilité doté de 700 milliards d’euros, qui permet d’avancer vers une mutualisation des dettes) sont finalement parvenus à éteindre l’incendie – mais sans résoudre les problèmes de fond. La reprise reste timide, la crise de confiance dans la zone demeure.

Que faire aujourd’hui  ? Il faut organiser une conférence des pays de la zone euro sur la dette – comme il y en a eu dans l’après-guerre, et dont a notamment bénéficié l’Allemagne. Il s’agit d’alléger l’ensemble des dettes publiques, à partir d’une clé de répartition basée sur les augmentations qui ont eu lieu depuis la crise. Dans un premier temps, on pourrait mettre toutes les dettes supérieures à 60 % du PIB dans un fonds commun, avec un moratoire sur les repaiements tant que chaque pays n’a pas retrouvé une trajectoire de croissance robuste par rapport à 2007. Toutes les expériences historiques le montrent  : au-delà d’un certain seuil, cela n’a aucun sens de repayer des dettes pendant des décennies. Mieux vaut les alléger clairement pour investir dans la croissance, y compris du point de vue des créditeurs.

Impôt commun sur les sociétés

Un tel processus demande une nouvelle gouvernance démocratique, qui permettra aussi d’éviter que de tels désastres se reproduisent. Concrètement, l’implication des contribuables et des budgets nationaux nécessite la mise en place d’un Parlement de la zone euro composé de députés issus des Parlements nationaux, en proportion de la population de chaque pays.

On doit également confier à cette Chambre parlementaire le vote d’un impôt commun sur les sociétés, faute de quoi le dumping fiscal et les scandales de type LuxLeaks se reproduiront encore et toujours. On pourra ainsi financer un plan d’investissement dans les infrastructures et les universités. Exemple emblématique  : le programme Erasmus est ridiculement sous-doté (2 milliards d’euros par an, contre 200 milliards d’euros consacrés chaque année aux intérêts de la dette en zone euro), alors que l’on devrait investir massivement dans l’innovation et dans la jeunesse. L’Europe a tous les atouts pour offrir le meilleur modèle social du monde  : cessons de gâcher nos chances  !

A l’avenir, le choix du niveau de déficit public devra également être décidé dans ce nouveau cadre. Certains en Allemagne auront peur de se retrouver en minorité dans un tel Parlement, et voudront s’en tenir à la logique de critères budgétaires automatiques. Mais c’est le contournement de la démocratie par des règles rigides qui nous a conduits au bord du gouffre, et il est temps de rompre avec cette logique. Si la France, l’Italie et l’Espagne (environ 50 % de la population et du PIB de la zone euro, contre à peine plus de 25 % pour l’Allemagne) font une proposition précise, un compromis devra être trouvé. Et si l’Allemagne refuse obstinément, ce qui est peu probable, alors les discours anti-euro deviendront très difficiles à contrer. Avant d’en arriver au plan B, celui de l’extrême droite, que l’extrême gauche est de plus en plus tentée de brandir, commençons par donner une vraie chance à un véritable plan A.