Palimpsestes

SPINOZA (1632-1677)
Traité Théologico-politique , XVI

SpinozaIl n'en est pas moins vrai, personne n'en peut douter, qu'il est de beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant les lois et les injonctions certaines de la Raison, lesquelles tendent uniquement, comme nous l'avons dit, à ce qui est réellement, utile aux hommes. En outre, il n'est personne qui ne désire vivre à l'abri de la crainte autant qu'il se peut, et cela est tout à fait impossible aussi longtemps qu'il est loisible à chacun de faire ce qu'il lui plaît, et qu'il n'est pas reconnu à la Raison plus de droits qu'à la haine ou la colère; personne en effet ne vit sans angoisse parmi les inimitiés, les haines, la colère et les ruses, il n'est personne qui ne tâche en conséquence d'y échapper autant qu'il est en lui. Que l'on considère encore que, s'ils ne s'entraident pas, les hommes vivent très misérablement et que, s'ils ne cultivent pas la Raison, ils restent asservis aux nécessités de la vie, comme nous l'avons montré au chapitre V, et l'on verra très clairement que pour vivre dans la sécurité et le mieux possible, les hommes ont dû nécessairement aspirer à s'unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de Nature sur toute chose appartînt à la collectivité et fût déterminé non plus par la force de l'appétit de l'individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble. Ils l'eussent cependant tenté en vain s'ils ne voulaient suivre d'autres conseils que ceux de l'appétit (en vertu de ses lois en effet chacun est entraîné dans un sens différent); il leur a donc fallu, par un établissement très ferme, convenir de tout diriger suivant l'injonction de la Raison seule ( à laquelle nul n'ose contredire ouvertement pour ne pas paraître dément), de refréner l'Appétit, en tant qu'il pousse à causer du dommage à autrui, de ne faire à personne ce qu'ils ne voudraient pas qui leur fût fait, et enfin de maintenir le droit d'autrui comme le sien propre. Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide et garanti, c'est ce que nous allons voir. C'est observons-le, une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu'il juge être bon, sinon par espoir d'un bien plus grand encore ou par crainte d'un dommage plus grand, ni n'accepte un mal sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d'un plus grand bien. C'est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu'il juge être le plus grand, et de deux maux, celui qui paraîtra le moindre. Je dis expressément celui qui au choix lui paraîtra le plus grand ou le moindre; je ne dis pas que la réalité soit nécessairement conforme à ce jugement. Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu'on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer. Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse d'abandonner quelque chose du droit qu'il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu'il a pu faire, sinon par crainte d'un mal plus grand ou espoir d'un plus grand bien.


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