Textes

Jean Scot Érigène
Théologie négative [4]

 

 

Disciple
— Pourquoi as-tu donc déclaré que deux affirmations contradictoires prédiquées d'un même sujet ne peuvent être toutes deux simultanément fausses ou toutes deux simultanément vraies sous le même rapport, mais que si l'une est vraie, alors l'autre sera nécessairement fausse, comme par exemple, si on affirmait d'un animal quelconque : « Cet animal est un cheval, cet animal n'est pas un cheval », puisque tu semblerais alors affirmer que deux affirmations contradictoires peuvent être prédiquées toutes deux simultanément comme vraies dans le cas de l'homme, en disant de lui : « L'homme est un animal » et « l'homme n'est pas un animal », et puisque tu enseignes que l'homme possède naturellement cette caractéristique, du moins jusqu'à ce que toute sa nature animale devienne transformée en nature spirituelle ? Mais pourquoi est-ce le cas seulement pour l'homme, et n'est-ce pas aussi le cas pour les autres animaux, dont il est à la fois absolument vrai que ce sont des animaux et absolument faux que ce ne sont pas des animaux ?
Maître
— Crois-tu qu'un autre animal que l'homme ait été créé à l'image de Dieu ?
Disciple
— Je ne le crois nullement.
Maître
— Nieras-tu donc que deux affirmations contradictoires puissent être prédiquées de Dieu comme étant toutes deux simultanément vraies, et comme n'étant en aucun cas fausses, bien que ces deux affirmations n'aient pas une valeur égale, par exemple, quand on déclare tour à tour : « Dieu est Vérité » et « Dieu n'est pas Vérité » ?
Disciple
— Je n'oserais certes pas le nier, puisque Dieu affirme en parlant de Lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jean 14:6), alors que saint Denys l'Aréopagite déclare pourtant dans sa Théologie symbolique que Dieu n'est ni Vérité ni Vie. Car Denys affirme : « Dieu n'est ni Puissance, ni Lumière, ni Vie » (Ch. 5, [476]), et un peu plus loin : « Dieu n'est ni Connaissance ni Vérité. »
Maître
— Peut-être Denys contredit-il le Christ, qui déclare en parlant de Lui-même, qu'il est la Vérité personnifiée.
Disciple
— Loin de moi une telle idée !
Maître
— Les deux propositions sont donc vraies, à savoir, Dieu est Vérité, Dieu n'est pas Vérité.
Disciple
— Non seulement ces deux propositions sont vraies, mais encore elles sont absolument vraies. La première proposition est énoncée conformément à l'affirmation sous le mode de la métaphore, puisque Dieu est le fondateur et la cause originaire de la Vérité, par participation à laquelle tous les objets vrais sont vrais ; la seconde proposition est énoncée conformément à la négation sous le mode de l'éminence, car Dieu est Plus-que-Vérité. Par conséquent, il est juste de dire que Dieu est Vérité, puisqu'il est cause de tous les objets vrais, et il est également juste de dire que Dieu n'est pas Vérité, car Dieu surpasse toute parole et toute pensée. Je n'ai pas non plus oublié que tu as ajouté : « Bien que ces deux affirmations n'aient pas une valeur égale. » Car l'affirmation a une valeur moindre que la négation pour signifier l'Essence ineffable de Dieu, car la première implique une transposition des créatures au Créateur, alors que la seconde permet de connaître le Créateur tel qu'il subsiste en Lui-même, au-delà de toutes les créatures.
Maître
— Tu as fort bien compris les paroles que j'ai ajoutées. Quoi donc d'étonnant à ce qu'on puisse prédiquer en toute vérité simultanément de l'homme, qui seul parmi tous les animaux a été créé à l'image de Dieu, les deux propositions contradictoires à savoir « l'homme est un animal » et « l'homme n'est pas un animal », afin que nous comprenions que seul a été créé à l'image de Dieu cet animal, dont deux propositions, qui s'avèrent mutuellement contradictoires dans le cas de tous les autres animaux, peuvent être prédiquées de lui comme étant toutes deux simultanément vraies ? Mais si les affirmations et les négations appliquées à l'Essence divine coïncident, parce que Dieu transcende tous les existants qu'il a créés et dont il est la Cause, comment ne pourrait-on pas en inférer que les affirmations et les négations coïncident aussi harmonieusement dans l'image et la ressemblance de Dieu, qui subsiste en l'homme, puisque l'homme transcende tous les autres animaux, parmi lesquels il a été créé comme subsumé avec eux sous un genre unique, et qui est la cause pour laquelle ils ont été créés ? [...]