Textes

Arthur Schopenhauer,
La quadruple racine du principe de raison suffisante 1813, Vrin © 1997

La quadruple racine du principe de raison suffisante [5]

Sur le principe lui-même


p. 25
Je choisis la formule de Wolff comme étant la plus générale : « Rien n'est sans une raison qui fait que cela soit plutôt que cela ne soit pas » [Ontologia, §70]. Rien n'est sans raison d'être.

p. 24
L'importance du principe de raison suffisante est si grande qu'on peut l'appeler l'assise de toute science. Science veut dire, en effet, système de connaissances, c'est-à-dire un tout de connaissances liées entre elles, par opposition à leur simple juxtaposition. Mais qu'est-ce qui relie les éléments d'un système, sinon le principe de raison suffisante? Ce qui distingue précisément une science d'un simple agrégat, c'est que les connaissances y dérivent l'une de l'autre comme de leur raison.

p. 23
Si je parviens à montrer que le principe sur lequel porte cette enquête ne découle pas immédiatement d'une mais d'abord de plusieurs connaissances fondamentales de notre esprit, il s'ensuivra que la nécessité a priori qui est la sienne n'est pas non plus une et partout la même, mais qu'elle est aussi diverse que les sources du principe lui-même. Qui fondera alors un raisonnement sur ce principe, sera tenu de déterminer précisément sur laquelle des nécessités diverses servant de fondement au principe il s'appuie et de lui attribuer un nom propre (comme ceux que je proposerai). La philosophie y gagnera ainsi un peu, je l'espère, en distinction et en précision.

p. 49
[...] on a distingué entre deux applications du principe de raison suffisante, bien que cela ne se soit fait que graduellement avec un retard surprenant, et non sans fréquentes rechutes dans des confusions et des méprises : l'une est son application aux jugements qui doivent toujours avoir une raison pour être vrais; l'autre son application aux changements des objets réels qui doivent toujours avoir une cause. Nous voyons donc que, dans les deux cas, le principe de raison suffisante autorise à poser la question «pourquoi?». Et cette propriété lui reste essentielle.

p. 51
Notre conscience connaissante, qui se présente comme sensibilité externe et interne (réceptivité), entendement et raison, se décompose en sujet et objet et ne contient rien d'autre. Être objet pour le sujet ou être notre représentation, c'est la même chose. Toutes nos représentations sont des objets du sujet, et tous les objets du sujet sont nos représentations. Mais il se trouve que toutes nos représentations sont entre elles dans une liaison soumise à une règle et dont la forme est a priori déterminable, liaison telle que rien de subsistant pour soi, rien d'indépendant, rien qui soit isolé et détaché ne peut être objet pour nous. C'est cette liaison qu'exprime, dans sa généralité, le principe de raison suffisante. Or, quoique cette liaison, comme nous pouvons le conclure de ce qui a été dit jusqu'ici, prenne des formes diverses, selon les espèces d'objets pour la désignation desquelles le principe de raison change à son tour d'expression, elle conserve cependant toujours l'élément commun à toutes ces formes qu'affirme notre principe pris dans son sens général et abstrait. Ce sont donc les rapports qui sont à son fondement, rapports que j'exposerai par la suite avec davantage de détails, que j'ai appelés les racines du principe de raison suffisante. Or, à examiner les choses de plus près et suivant les lois de l'homogénéité et de la spécification, ces rapports se divisent en classes déterminées, très différentes les unes des autres, qui peuvent être ramenées à quatre, en se réglant sur les quatre classes dans lesquelles se répartit tout ce qui peut devenir objet pour nous, c'est-à-dire toutes nos représentations. Ces classes seront exposées et traitées dans les quatre chapitres qui suivent.

1re racine


§17
EXPLICATION GÉNÉRALE DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 53
La première classe d'objets possibles pour notre faculté de représentation est celle des représentations intuitives, complètes, empiriques. Elles sont intuitives par opposition à celles qui sont de simples pensées, par apposition donc aux concepts abstraits ; complètes, en ce qu'elles ne renferment pas seulement, suivant la division kantienne, l'élément formel des phénomènes, mais leur élément matériel ; empiriques, en partie parce qu'elles ne procèdent pas d'une simple liaison de pensées, mais qu'elles ont leur origine dans une excitation de la sensation de notre organisme sensitif auquel elles renvoient toujours pour la constatation de leur réalité, et en partie parce que, de par l'ensemble des lois de l'espace et de la causalité, elles sont rattachées à ce tout complexe sans fin ni commencement qui constitue la réalité empirique. Mais comme cette dernière — ainsi qu'il résulte de la doctrine de Kant —, ne supprime pas l'idéalité transcendantale de ces représentations, nous ne les considérerons ici, où il s'agit des éléments formels de la connaissance, qu'en qualité de représentations.

§18
ESQUISSE D'UNE ANALYSE TRANSCENDANTALE DE LA RÉALITÉ EMPIRIQUE

Les formes de ces représentations sont celles du sens interne et du sens externe, le temps et l'espace. Mais ces formes ne sont perceptibles que si elles sont remplies. Mais leur perceptibilité, c'est la matière sur laquelle je vais revenir, ainsi qu'au § 21.

Si le temps était la forme unique de ces représentations, il n'y aurait pas d'existence simultanée et donc rien de permanent et aucune durée. Car le temps ne peut être perçu que s'il est rempli et sa continuité ne l'est que par le changement de ce qui le remplit. La permanence d'un objet ne peut donc être connue que par contraste avec le changement d'autres objets coexistants. Mais la représentation de la coexistence est impossible dans le temps seul ; elle est conditionnée, pour l'autre moitié, par la représentation de l'espace, vu que, dans le temps seul, tout est successif et que, dans l'espace, tout est juxtaposé ; elle ne peut donc résulter que de l'union du temps et de l'espace.

Si, d'autre part, l'espace était la forme unique des représentations de cette classe, il n'y aurait pas de changement : car le changement ou la variation est une succession d'états ; or la succession n'est possible que dans le temps. Ainsi peut-on définir également le temps comme étant la possibilité de déterminations opposées dans le même objet.

Nous voyons donc que si les deux formes des représentations empiriques ont en commun, chose bien connue, la divisibilité et l'extensivité à l'infini, elles se distinguent radicalement l'une de l'autre en ce que ce qui est essentiel à l'une n'a aucune signification pour l'autre : la juxtaposition n'a aucun sens dans le temps, ni la succession dans l'espace. Cependant les représentations empiriques qui forment l'ensemble de l'expérience apparaissent sous les deux formes à la fois ; et même l'union intime de toutes les deux est la condition de l'expérience qui en dérive, à peu près de la façon dont un produit dérive de ses facteurs.

2e racine


§26
EXPLICATION DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 137
La seule différence capitale entre l'homme et l'animal, différence que l'on a attribuée, de tout temps, à cette faculté de connaissance très particulière dont l'homme a l'exclusivité, et que l'on nomme raison, repose sur le fait que celui-ci possède une classe de représentations à laquelle aucun animal n'a part : ce sont les concepts, c'est-à-dire les représentations abstraites, par opposition aux représentations intuitives dont elles sont toutefois tirées. La première conséquence en est que l'animal ne parle ni ne rit ; mais les conséquences indirectes en sont tous ces détails si nombreux et si importants qui distinguent la vie de l'homme et celle de l'animal. Car, avec l'apparition de la représentation abstraite, la motivation a désormais changé de nature. Quoique les actes ne soient pas moins nécessaires chez l'homme que chez l'animal, la nature nouvelle de la motivation qui se compose ici de pensées qui rendent possible le choix de décision (c'est-à-dire le conflit conscient des motifs) fait que, au lieu de s'exercer simplement par une impulsion reçue de choses présentes et sensibles, l'action s'accomplit en vertu d'intentions, avec réflexion, selon un plan, ou d'après des principes, ou des règles, avec l'accord d'autres hommes, etc.

3e racine


§35
EXPLICATION DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 179
La troisième classe d'objets pour la faculté de représentation est constituée par la partie formelle des représentations complètes, à savoir les intuitions données a priori des formes des sens externe et interne, de l'espace et du temps.

En qualité d'intuitions pures, elles sont des objets de la faculté de représentation, en elles-mêmes et indépendamment des représentations complètes et des déterminations de plein et de vide que ces représentations seules y ajoutent, étant donné que même des lignes et des points purs ne peuvent être représentés [empiriquement], mais ne peuvent être intuitionnés qu'a priori, de même que l'extension infinie et la divisibilité à l'infini de l'espace et du temps ne peuvent être que des objets de l'intuition pure et sont complètement étrangers à l'intuition empirique. Ce qui distingue cette classe de représentations où le temps et l'espace sont objets d'intuition pure de la première classe où ils sont perçus [empiriquement] (et toujours conjointement), c'est la matière que j'ai définie, pour cette raison, d'une part, comme étant le temps et l'espace rendus perceptibles et, d'autre part comme étant la causalité objectivée.

À l'opposé, la forme de la causalité propre à l'entendement ne peut faire l'objet, en soi et séparément, de la faculté de représentation ; nous n'arrivons à la connaître qu'avec la partie matérielle de la connaissance.

§36
PRINCIPE DE RAISON D'ÊTRE
L'espace et le temps ont pour propriété d'avoir toutes leurs parties dans un rapport réciproque, chacune d'elles étant déterminée et conditionnée par une autre. Dans l'espace, ce rapport s'appelle position, et dans le temps, succession. Ces rapports sont d'une nature spéciale, entièrement différente de tous les autres rapports possibles de nos représentations ; aussi l'entendement ne peut-il les concevoir, mais exclusivement l'intuition : car ce qui est en haut ou en bas, à droite ou à gauche, devant ou derrière, avant ou après, l'entendement est absolument impuissant à le comprendre. Kant dit avec raison, à l'appui de ces faits, que la différence entre le gant gauche et le gant droit ne peut se comprendre qu'intuitivement. Or, la loi suivant laquelle les parties de l'espace et du temps se déterminent réciproquement pour former ces rapports, je l'appelle le principe de raison suffisante de l'être, principium rationis sufficientis essendi. Un exemple en a déjà été fourni au § 15 avec le rapport entre les côtés et les angles d'un triangle, où il a été montré qu'il diffère aussi radicalement du rapport de cause à effet que de celui entre principe de connaissance et conséquence ; c'est pourquoi la condition, dans ce cas, peut être appelée la raison d'être, ratio essendi. Il est évident que la connaissance de cette raison d'être peut servir de principe de connaissance, de la même manière que la connaissance de la loi de causalité et de son application dans un cas déterminé sert de principe pour la connaissance de l'effet : mais cela ne supprime en rien la différence complète qui existe entre la raison d'être, la raison du devenir et la raison du connaître. Dans bien des cas, ce qui est conséquence, sous un certain aspect de notre principe, sera, sous tel autre, raison ; c'est ainsi que très souvent l'effet est le principe de connaissance de la cause. Par exemple, l'ascension du mercure dans le thermomètre est, d'après la loi de causalité, un effet de l'élévation de la température ; alors que, d'après le principe de raison de la connaissance, elle est un principe, le principe qui fait connaître l'élévation de la température, comme aussi le principe du jugement énonçant cette vérité.

4e racine


p. 191
§40

EXPLICATION GÉNÉRALE

La dernière classe d'objets pour la faculté de représentation qui nous reste à considérer est d'une nature toute spéciale, mais très importante : elle ne comporte, pour chacun, qu'un seul objet ; c'est l'objet immédiat du sens interne, le sujet de la volition qui est objet pour le sujet connaissant et qui n'est d'ailleurs donné qu'au sens interne ; pour cette raison, il n'apparaît pas dans l'espace, mais seulement dans le temps, et là même, nous le verrons, avec une restriction d'importance.

§41

SUJET DE LA CONNAISSANCE ET OBJET

Toute connaissance suppose forcément un sujet et un objet. C'est pourquoi même la conscience de soi n'est pas absolument simple ; elle se divise, comme celle du monde extérieur (c'est-à-dire de la faculté d'intuition), en quelque chose qui connaît et quelque chose qui est connu. Ici, ce qui est connu se présente entièrement et exclusivement comme volonté.

Le sujet ne se connaît, par conséquent, que comme sujet voulant, mais pas comme sujet connaissant. Car le moi qui se représente, le sujet de la connaissance ne peut jamais devenir lui-même représentation ou objet, parce que, comme corrélat nécessaire de toutes les représentations, il est leur condition même ; c'est à lui que s'appliquent les belles paroles du livre sacré des Upanishads: « II ne peut être vu : il voit tout ; il ne peut être entendu : il entend tout ; il ne peut être su : il sait tout ; il ne peut être connu : il connaît tout. En dehors de cet être qui voit, qui sait, qui entend et qui connaît, il n'existe aucun autre être » (Oupnekhat, vol. I, p. 202)[6].