Textes

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, 1818, PUF (traduction de Burdeau). Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER, Paris © 2004, pages 211-212.

 

Tout homme qui s'est éveillé des premiers rêves de la jeunesse, qui tient compte de sa propre expérience et de celle des autres, qui a étudié l'histoire du passé et celle de son époque, si des préjugés indéracinables ne troublent pas sa raison, finira par arriver à cette conclusion, que ce monde des hommes est le royaume du hasard et de l'erreur, qui le dominent et le gouvernent à leur guise sans aucune pitié, aidés de la folie et de la méchanceté, qui ne cessent de brandir leur fouet. Aussi ce qu'il y a de meilleur parmi les hommes ne se fait-il jour qu'à travers mille peines ; toute inspiration noble et sage trouve difficilement l'occasion de se montrer, d'agir, de se faire entendre, tandis que l'absurde et le faux dans le domaine des idées, la platitude et la vulgarité dans les régions de l'art, la malice et la ruse dans la vie pratique, règnent sans partage, et presque sans discontinuité ; il n'est pas de pensée, d œuvre excellente qui ne soit une exception, un cas imprévu, étrange, inouï, tout à fait isolé, comme un aérolithe produit par un autre ordre de choses que celui qui nous gouverne. Pour ce qui est de chacun en particulier, l'histoire d'une vie est toujours l'histoire d'une souffrance, car toute carrière parcourue n'est qu'une suite non interrompue de revers et de disgrâces, que chacun s'efforce de cacher, parce qu'il sait que loin d'inspirer aux autres de la sympathie ou de la pitié, il les comble par là de satisfaction, tant ils se plaisent à se représenter les ennuis des autres, auxquels ils échappent pour le moment ; – il est rare qu'un homme à la fin de sa vie, s'il est à la fois sincère et réfléchi, souhaite recommencer la route, et ne préfère infiniment le néant absolu.