Chronique d'un temps si lourd
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De l'intime ...

Mais, où donc est le problème ....?

Exit donc la maîtresse, la concubine, la compagne ... on ne sait quel mot employer ... Et il m'arrive de regretter les temps bénits de la IIIe où un F Faure pouvait mourir dans les bras de sa maîtresse sans qu'on y vît plus que matière à quolibets ou bons mots.

Le premier réflexe est de se dire que l'on n'en a rien à faire, que ceci détourne du nécessaire débat public qui comporte suffisamment de sujets graves pour ne pas s'égarer sur des terrains aussi peu sérieux. Envie d'écrire ceci ne nous regarde pas si le terme regarder n'était lui-même superbement ambigu.

Le second mouvement est de constater que tout ici se présente sous la forme de l'empiétement, de l'outrepassement ; de l'offense c'est-à-dire du franchissement d'une frontière que l'on crut solidement gardée et qui se révèle dangereusement poreuse. C'était oublier qu'une frontière demeure à la fois ce qui sépare et ce qui relie et qu'il n'est pas de mur qu'on n'ait tenté d'ériger dans l'histoire qui n'eût fini par être contourné (ligne Maginot) ou détruit (Berlin) ou rendu tout simplement inutile (muraille de Chine).

Le troisième mouvement revient à s'étonner qu'on ne pose jamais le problème que d'un seul côté : celui de la presse, de l'Etat, des techniques modernes, que sais-je encore, dont la vocation, le rôle ou l'ambition fût de ne jamais rien laisser hors de sa portée afin de mieux s'en pouvoir saisir et ainsi de constamment bafouer liberté individuelle par le viol de toute vie privée. C'est pourtant oublier - volontairement ? - que de l'autre côté de la frontière, en face du présumé méchant, il y a l'individu lui-même qui s'empare volontiers des nouvelles technologies, plébiscite les réseaux sociaux mais qu'à moins de mauvaise foi ou de prévention, on ne saurait considérer seulement comme un usager inconscient des conséquences, idolâtre de la modernité ou fervent naïf. Que des affaires comme Wikileaks d'un côté, ou la surveillance universelle qu'opère la NSA américaine en surajoute est évident sur la peur d'un Big Brother omnipotent et omniscient mais c'est oublier encore une fois l'extraordinaire fragilité du secret ; le manque d'étanchéité total de la frontière. Et, s'il est convénient de présenter toujours le regard de l'autre comme impertinent, inquisitorial et attentatoire, surtout lorsqu'on aborde le domaine politique, on oublie en même temps le regard du public comme la nécessaire condition de fonctionnement de la démocratie, dont la presse est l'organe, comme aussi le seul truchement pour éviter les inévitables abus de pouvoir. En cette affaire tout n'est donc bien que question de regard et de limite : tout le monde regarde tout le monde. Et si être vu représente quelque chose de la menace, en revanche ne pas l'être vous plonge dans un anonymat qui vous nie, vous détruit.

Tenter, au delà de l'anecdote assez peu intéressante, quoiqu'on dise, tant sa dimension politique est inepte ou accessoire et ne subsiste que pour justifier les différentes publications de la presse, tenter de comprendre ce qui se joue derrière cette frontière entre le privé et le public.

Ce qu'on montre, ce qu'on cache

Quel est ce moi que l'on cherche à défendre, à soustraire à la vue de tous et dont l'étalage sur la place publique bafouerait et l'honneur, et la dignité et la liberté ?

L’intimité dit ce qu’il y a de plus intérieur, de plus profond. Superlatif de interior, le terme désigne comme un paroxysme du dedans et renvoie à inter qui désigne à la fois l’entre-deux et la relation. L’intime ne s’entend ainsi que par rapport à ce qui ne l’est pas et participe au mieux du sacré

Il n'est pas de culture qui ne distingue d'entre ce qui se montre et se cache, qui se dit ou se tait, d'entre ce qui est respectable ou ne le serait pas.

Le droit canon distinguait d'entre le for extérieur - la juridiction temporelle de l'Eglise - et intérieur - son autorité sur les choses spirituelles. Ce for, qui prend le sens de tribunal, vient évidemment de forum, de cette place publique où se géraient les affaires communes. Et ce ne saurait être un hasard. L'intimité n'a de sens que par rapport à ce qui n'est pas elle mais comment ne pas voir que le verbe intimer dit assez bien l'ordre implicitement suggéré ; à la fois la hiérarchie et le jugement. L'intimité c'est d'abord ceci : une affaire de territoire - et donc de limites.

Le grec pour évoquer l'intime dit αιδωσ qui désigne à la fois les sentiments de honte, de pudeur et d'honneur. Ce qui est logique dans la mesure où se joue ici le respect, soit celui que l'on doit à qui s'exprime avec pudeur, soit celui que l'on doit à l'autre en taisant ce qui ferait honte à soi comme à l'autre. Montrer ce qui ne devrait pas l'être c'est offenser la dignité - tant la sienne que celle de l'autre. Il y a donc bien ici un partage entre le visible et le caché, entre l'espace intérieur et public : le grec nomme δημοσιοσ, ce qui est public ou qui appartient à l'Etat - terme issu de δημοσ qui, avant de signifier le peuple, désigne terre, territoire appartenant à une communauté et dérive de la racine Δα- diviser, partager. Ce qui, en revanche indique le propre, ιδιος, ou ιδιοτης qui désigne l'homme privé par opposition à l'homme public ou à l'Etat demeure précisément ce qui doit être traité avec pudeur et respect. Le respect quant à lui, étymologiquement action de regarder en arrière, s'exprime bien par αιδωσ quand il s'agit de soi ou de l'autre et par σεβω quand il s'agit de la vénération des dieux

Le grec et le latin, surtout, soignent donc étroitement cette distinction entre le privé et le public, entre ce qui peut être exprimé et ce qui doit être tu. Reste étonnante, qui file toutes les acceptions, cette étrange collusion entre ce qui est le plus digne de respect et ce qui est honteux, comme si la profondeur de l'intime était honteuse ou plus exactement qu'il fût honteux de l'excaver. Car l'autre constante demeure bien celle d'une réalité que l'on enterre ou déterre et qui sera débattue, jugée sitôt que déterrée. Inexorablement ce partage entre un espace intérieur et extérieur signe en même temps la partition des rôles entre féminin et masculin, la femme demeurant dans l'espace grec, celle qui ne sort pas du foyer, qui ne voyage pas et ne se heurte donc jamais à l'étranger voire à l'hostilité. Figure antique d'Hestia, quand l'homme renverrait plutôt à Hermès, la femme est ce qui consacre, purifie - notamment au retour au foyer du voyageur - mais demeure ce qui doit être sinon tu en tout cas exprimé avec une extrême réserve - pudeur. De là à considérer que la conscience intime soit une forme de la féminité, il n'y a qu'un pas que l'on peut d'autant plus aisément franchir qu'à sa manière elle rejoint la théorie freudienne de la bisexualité. Tension entre l'intime qu'il faut préserver pour conserver son intégrité et le public qu'il faut bien affronter pour conserver son être, tension entre un extérieur qui ne peut manquer de vous menacer ou d'empiéter mais qui demeure néanmoins la seule opportunité d'exister tant le passage à l'acte est la condition même de l'existence faute de quoi l'on se réduirait à une pure virtualité ; tension enfin in imo pectore entre tout ce que nous croyons nous définir où se partagent le glorieux et le honteux, l'aspiration à être et le désir le plus frustre qui nous fait parfois nous exprimer ab imo pectore et révéler à l'autre notre intimité.

Mais l'intime ne se résume pas à cette part d'ombre, il engage aussi ce que l'on aime, tout ce avec quoi l'on a une relation privilégiée. Est φιλος, celui qui entre dans notre intimité, avec qui on entretient des relations privilégiées. Le terme a partie liée avec le pacte- foedus - , mais aussi la confiance voire la foi- fides. L'intime engage donc à plus d'un titre la réciprocité : à la fois le respect que l'on doit à l'intimité de l'autre mais que l'on attend de lui en retour ; mais aussi le don de et à celui avec qui on vit en intimité - οαριζω. S'ouvrir à l'autre, exhiber ce que d'ordinaire l'on cache, revient bien à une relation privilégiée - c'est faire entrer l'autre dans l'intime - et c'est cette entrée qui marque la relation mais donc aussi la reconnaissance. Que ceci se joue de la persuasion, de la conviction voire de la séduction est indéniable. πειθω désigne l'acte de persuader d'où le grec tire aussi πιστις qui est à la fois la confiance en autrui, la foi, la fidélité et le serment qu'on prête c'est-à-dire l'engagement. Tiré du radical Πιθ signifiant lier, le terme dit au mieux ce qui de l'intime se joue de la relation. En réalité on peut envisager l'intime à la fois d'un point de vue statique et alors il est ce qui se défend et se tait pour préserver son intégrité ; mais aussi d'un point de vue dynamique mais alors il est ce qui se donne sous la forme d'un engagement qui vous lie, qui vous oblige ; mais un engagement qui, sous peine de nullité ou vulgarité, ne saurait se galvauder en se répétant à l'infini.

Voici qui nous intéresse au premier chef et qui désigne toute l'ambivalence - ou la dynamique de l'intimité. Elle n'est pas seulement cet espace clos que l'on soustrait à la vue de tous ; elle est aussi - et peut-être surtout - ce que l'on partage, plus ou moins, ce que l'on ouvre ou entrouvre. Sans doute ne devons-nous jamais oublier qu'il n'est pas d'ombre sans lumière et que c'est à cet égard même mouvement que de montrer et cacher. Autant dire que toute représentation binaire de l'intimité - ouvert/fermé - risque de nous faire manquer l'essentiel : que l'intimité est affaire de processus et non d'état ; qu'elle engage toujours la relation à l'autre - même si la tendance spontanée est de renvoyer l'intime à la relation proche, amoureuse, sexuelle ou amicale.

Un triple processus

Souvent affleure la métaphore guerrière (frontière ; invasion) pour désigner le déplacement de la frontière. Force est de constater qu'elle n'a cessé de changer au gré, moins de luttes que d'innovations et l'on n'a pas attendu les nouvelles technologies pour le constater. Évidemment la presse s'attachait autrefois à respecter, c'est-à-dire à taire, ce que sa proximité d'avec le pouvoir lui finissait nécessairement par savoir. La presse américaine respecta en son temps la demande de Roosevelt de ne pas le photographier en chaise roulante ou avec ses attelles ; celle, française, tut presque jusqu'au bout, la double vie de Mitterrand qui ne fut même pas exploitée politiquement par l'opposition. Effet sans doute de cette longue tradition des maîtresses attitrées du Prince et de l'indulgence indifférente à l'endroit de la bagatelle de ses notables. Les choses ont effectivement changé mais ne suis pas certain qu'il faille en imputer la responsabilité à l'hyperprésidentialisation et l'hyper-personnalisation du quinquennat Sarkozy. En réalité s'y jouent trois processus conjoints : une logique politique qui implique que pouvoir c'est savoir et donc voir ; la logique idéologique qui, tentant de fonder la cité, ne peut pas ne pas penser ce qui l'institue et donc l'articulation entre le local et le global, entre l'individu et la société ; une logique individuelle, mais d'un individu qui n'a pas toujours existé, qui a une date de naissance dans l'histoire, mais d'un individu où passion s'entremêle à la raison, d'un individu soucieux avant tout de se préserver et son intégrité sans pouvoir se dispenser jamais de la relation à l'autre.

Politique

On sait, depuis Foucault, combien le pouvoir est affaire de visibilité et donc de dispositif pour l'obtenir. L'invention de la police correspond à ce moment précis où l'on chercha à résoudre l'opacité de la société médiévale qui empêchait qu'on sût qui et où était ce sujet que l'organisation administrative parvenait mal à cerner et dont la connaissance n'avait jamais pu être totalement arrachée à l'emprise de l'église. Que cela présida à la naissance de ce curieux processus par quoi prévenir et punir revinssent au même processus de surveillance et donc de visibilité est chose connue que le panoptique de Bentham illustre bien qui fonctionna en somme comme le paradigme tant architectural que politique de la modernité. Que ceci passa par des modèles architecturaux autant que des dispositifs administratifs, notamment l'articulation entre justice, police et prison est évident ; que le premier acte en fut sans doute l'administration de l'état-civil au détriment de l'église à partir de la Révolution, est vraisemblable au moins autant que l'obligation ainsi créée de porter nom et prénom qui permettent de se distinguer - nécessité que l'on retrouvera notamment dans le décret de Bayonne(1) par lequel Napoléon contraint les Juifs - principalement installés en Alsace et en Lorraine - de prendre nom et prénom fixes. La modernité n'y a pas changé grand chose non plus que la préoccupation de visibilité et de traçabilité que ceci impose dont les passeports anthropométriques et autre cartes à puces et autre système de géolocalisation ne sont que les prolongements somme toute logiques.

On remarquera néanmoins le rôle toujours ambivalent de la puissance publique qui à la fois veut voir et savoir mais s'astreint néanmoins à préserver l'intégrité de la vie privée notamment par l'interdiction de tout croisement des fichiers et, dans les années 70 par la création de la CNIL : c'est que l'Etat est garant de la sécurité et c'est assurément autour d'elle que le conflit est le plus probable entre liberté et ordre.

Pour autant ce n'est pas l'Etat moderne qui inventa l'exigence de transparence ; il eut, certes, besoin de créer la possibilité de la transparence sociale, mais la transparence individuelle avait déjà été organisée par l'Eglise et ce, dès le IIIe siècle. Il suffit de lire Tertullien et la conception qu'il avance du baptême pour comprendre que toute conversion implique témoignage de sa sincérité. Passer d'une vie à une autre, entretenir un rapport à la vérité que promet le baptême implique de faire mourir l'ancien en soi - mortification et pénitence - mais aussi de l'attester en son rapport à l'autre. Foucault souligne à cet égard que c'est ainsi tout le rapport subjectivité/vérité qui est inversé par rapport au modèle antique ... Il s'agissait ici, ne pensons qu'à Platon, par l'effort d'un retournement - que dit étymologiquement conversion et qu'illustre le mythe de la Caverne - de distinguer d'entre les meilleurs en les en faisant sortir, en les rendant indifférents ce qui leur permettra précisément de gouverner. Ici c'est le salut de tous par la conversion d'un seul : Oedipe est ainsi celui qui, en quête de son identité et de sa faute, sauve la cité entière. Avec le baptême, au contraire, c'est le salut de chacun qui est en jeu, qui se joue dans le double rapport à un devenir autre, qui est mourir à soi, à l'ancien, et à l'autre. Ce n'est certainement pas un hasard à cet égard si le terme martyr signifie étymologiquement porter témoignage et par suite par la souffrance de son corps de sa fidélité au Christ. Assurément, le catholicisme aura inventé ici la martingale du pouvoir, où c'est le sujet, qu'elle invente, qui porte volontairement preuve de son innocence en s'exhibant, au moins de ses efforts, sans attendre qu'on l'accuse ; qui le fait d'autant plus volontiers (?) que se joue une culpabilité originelle. Il n'y a jamais loin de la coupe aux lèvres, de la preuve à l'épreuve et ainsi de ce qui s'éprouve seul ce qui se prouve aura quelque valeur. Sans doute est-ce de là que cette intimité qui s'entrouvre ne va jamais sans quelque honte.

Idéologique

Mais ce sujet n'est pas né de rien : il a une histoire au moins autant qu'une justification. Que l'individu n'apparaisse que quand il devient possible, c'est-à-dire quand les conditions élémentaires de survie ont été assurées, sans quoi chacun demeure nécessairement soumis à l'impératif du groupe, de la tribu, sans doute, mais c'est encore dire la représentation finalement négative de cet individu - que dit tout autant son équivalent grec atome - lequel manque toujours de miner la solidarité au nom de la revendication de son autonomie ; de faire prévaloir les forces centrifuges sur celles centripètes qui seules peuvent donner corps et solidité au groupe. Sauf à considérer qu'à partir de Paul l'individu cesse d'être une menace pour devenir le centre : il ne se définit plus par le groupe auquel il appartient et la seule histoire qui vaille et celle de son salut que lui seul peut accomplir pour lui-même.

En dépit de la progression des sciences et des développements philosophiques à l'âge classique qui tous répugnent à admettre ainsi que l'écrivait Spinoza que l'homme fût un empire dans un empire, [3] ni l'individu ni son désir de liberté n'allait plus sortir de nos représentations sans qu'on sût toujours quelle place lui accorder. Le libéralisme surtout entendu à l'américaine, pour qui tout pouvoir central est toujours perçu d'abord comme une atteinte à la liberté, mais la philosophie des Lumières allaient à la suite du grand mouvement initié par Montaigne propager la réalité de l'individu comme une évidence irréfragable : il ne quittera plus ni le champ du politique ni celui de la morale. Pourtant il pose problème, que Comte avait vu : il ne peut être l'élément de base constitutif de toute société, n'étant pas lui-même social : ce ne pouvait être que la famille. Ce qui était déjà l'argument des différents constituants de 89 comme de 92 pour refuser le droit de vote aux femmes : appartenant au même ensemble constitutif de la cité, elles ne sauraient émettre un autre suffrage que leurs époux ; leur vote serait ainsi un inutile doublon.

C'est tout dire si l'on veut arguer que la posture n'alla pas sans préjugés misogynes ; ce n'est pas assez dire si l'on veut comprendre ce qui se joue ici. Tout se joue ici, identiquement, en terme de frontières ; en terme de dedans et dehors sauf à considérer que la limite entre l'espace public et privé ne passe pas par l'individu mais bien par la famille. Il faudra tout l'assaut de la période romantique et la promotion du moi au centre de ce qui prévaut et s'exprime, ce Moi où Maurras verra le comble du haïssable et de la dissolution de la Nation, pour que cette frontière se déplace. De la grèce antique à aujourd'hui en passant par les Lumières, on voit bien qu'il ne peut exister d'intimité que par l'instauration d'une frontière, la plus étanche possible, d'avec un extérieur presque toujours perçu comme menaçant ... ou tentateur. Que ce fût en Grèce, la femme qui incarnât cette intériorité fait partie de ces idées qui persistent et que l'on retrouve jusque chez Freud en dépit de sa théorie de la bisexualité. A l'intimité, il faut une Vestale, gardienne du feu et s'il est nécessaire de préserver des relations avec le xenos, avec cette étrange extériorité, ce sera toujours le rôle de l'homme d'inventer des passages : Hestia pour l'intérieur, Hermès pour l'extérieur ; Hestia qui plonge l'identité au plus profond de la terre ; Hermès qui se tient à l'encoignure de la porte tel Janus, assure la transition autant que la transaction d'entre le sacré et le profane. Le christianisme avait fait de l'intime l'enjeu d'une authentification qui regardait Dieu seul et ses ministres, ce faisant il inventa une forme de gouvernement, à la jointure exacte de l'intérieur et de l'extérieur, où il s'agit de gouverner l'être-autre par la manifestation de la vérité de l'âme, pour que chacun puisse faire son salut. L'intime devient un enjeu .

Individuel

Écrire que l'individu a une date de naissance, supposer qu'elle se joue dans ce qu'affirme Paul à savoir que l'individu ne se résume pas à ses appartenances, sexuelles, ethniques ou sociales, dit finalement deux choses distinctes qu'il faut préciser ici : d'une part c'est supposer que le processus d'individuation est loin d'être achevé, qu'il ne fait finalement que débuter ; en tout cas qu'il s'agit d'un processus et pas d'un état de fait ; c'est supposer encore que ce processus d'individuation revienne finalement toujours pour l'individu, qui prend conscience de lui, à arracher au groupe, à la cité, cette intégrité qu'il proclame et donc à leur soustraire l'espace de son autonomie. Pour autant qu'il ne puisse se soustraire à la relation à l'autre et que, en fin de compte, le fait social le précède toujours, l'intégrité de l'individu demeure toujours ce que l'on institue, ce pourquoi l'on se bat, ce que l'on estimera toujours être menacé par l'autre, le groupe et la cité. D'où toutes les métaphores de la lutte, de la guerre et de la frontière ; autant dire que la question de l'intime est toujours/déjà une question politique.

L'intégrité étymologiquement est, avant même de désigner ce qui est pur, honnête, authentique, renvoie à ce qui ne peut être touché - dans tous les sens du terme - d'où aussi l'idée d'intangibilité au sens de ce qui ne peut être modifié. Le terme est riche qui couvre aussi l'intégral, le tout, à savoir cette capacité d'intégration qui contribue à l'intégrité du tout. Autant dire, quand on parle de déplacement des frontières entre public et intime, que l'on évoquera toujours ce mouvement-ci d'intégration, d'annexion : se constituant, l'individu incline spontanément à s'approprier ce qui initialement faisait partie de l'espace public et l'on doit bien supposer qu'il y a, en face, un mouvement exactement inverse, qui consistera toujours, pour l'espace public à s'adjoindre ce qui tente de lui résister, de s'y soustraire. Autant dire que s'il y a toujours/déjà une politique de l'individu, il y a parallèlement une intimisation du politique qu'il ne faut ni mésestimer ni négliger.

Il y a donc, il y eut toujours, à n'en pas douter une politique de l'individu ; les anciens s'adressaient à la nation réputée unie et indivisible à l'image de la République que l'on entendait construire ; on s'adresse aujourd'hui aux individus, aux électeurs à qui l'on demande de s'exprimer i.e. de poser au dehors ce qu'il ressent au dedans ; on attendait autrefois que l'on souverain indiquât ce qu'il jugeait être l'intérêt général ; on lui demande désormais de manifester ses intérêts particuliers sans réaliser toujours le sinistre dévoiement de la république que ceci suppose. Le grec, en ces heures si particulières de la démocratie antique, délaissait ses affaires et parcourant parfois de longues distances pour y parvenir, se rendait sur l'agora pour décider des questions communes. Castoriadis le rappelle, le grec a la passion du politique

les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça

ce qui signifie, à l'inverse de nos représentations modernes où l'idée de représentation a sa part, que le pouvoir et la loi ne sont pas des réalités extérieures à quoi il faut se soumettre même si à période régulière nous mandatons des spécialistes pour les édicter et exercer, mais bien au contraire qu'ils sont affaire commune, et le sont par l'intérêt même que chacun y met. Il n'est peut-être pas anodin que Castoriadis utilisât ici le mot passion : le mot politique désigne précisément cette institution d'un espace public, d'une res publica, non pas par mise à l'écart de toute passion, non pas par édulcoration du privé via le truchement expert de quelques spécialistes, mais bien plutôt par et au nom de la passion privée pour la chose commune. On le voit, ce n'est pas ici le politique qui protège l'intime en le définissant par là-même, c'est au contraire l'intime qui institue le politique. . Il ne saurait être hasardeux, Vidal Naquet a insisté à plusieurs reprise sur la question que géométrie et démocratie naquissent en même temps : l'agora dessine un espace où nul ne peut se prévaloir d'une quelconque supériorité sur l'autre où chacun reste à équidistance d'un même point, abstrait ; le politique, l'espace commun est ce centre et comme tout point géométrique n'occupe finalement aucun espace. Autre façon de proclamer que ce n'est pas ici le politique qui mettrait l'intime à l'abri des regards et donc le protégerait ; c'est au contraire l'intime qui définit le politique en opérant un mouvement de sortie. Le privé, l'intime n'était pas politique, ne regardait pas le politique ; le politique ne regardait pas l'intime mais il faut l'entendre moins en terme de protection, de défense qu'en terme d'égalité.

Toute la question, engagée par l'omniprésence des caméras dans les rues mais aussi par celles que nous installons ou utilisons volontairement avec nos ordinateurs est posée ici : qui, du politique ou de l'intime trace cette frontière ? est-ce le politique qui définit l'intime, ou au contraire l'intime, le politique ? ou les deux par un processus indéfiniment renouvelé de rétroaction ? C'est bien cette question que pose la modernité et qui renvoie ainsi au plus près des sources de la démocratie des Athéniens.

Tout a l'air désormais de se jouer en terme de regard : ceci me regarde ou non avec toute l'ambiguïté que cette expression peut revêtir. Est-ce moi qui, par acte de ma volonté, institue un espace public en affirmant qu'il me concerne ? et alors c'est bien un espace public qui se crée. Ou bien au contraire est-ce un dispositif - une caméra de vidéo-surveillance par exemple - qui m'épie, me surveille gonflant démesurément l'espace public, ruinant même toute idée de privé ou d'intime connotant parfaitement l'idée d'atteinte à l'intégrité, d'aliénation ?

On aura soin de comprendre ce que dispositif signifie qui implique en réalité mise à disposition : il s'agit bien de l'arrangement, de l'organisation d'éléments en vue d'une fin que l'on s'est fixée. Le dispositif en droit comme en fait, est bien l'achèvement d'un processus : après les attendus, ou l'analyse de l'existant, on décide, arrange les pièces de la machine pour obtenir ce que l'on a décidé. Tout dispositif tend toujours à réduire la partie à l'élément d'un tout et à ne l'envisager que comme atome à organiser pour qu'il prenne un sens. Le dispositif crée le système où l'élément ne vaut que comme partie adéquatement placée d'un tout.

Mais il y a, il y eut, une intimisation du politique : elle consiste d'abord dans le fait de proclamer que le politique me regarde, personnellement. Mais elle signifie aussi l'intégration, dans la sphère de l'intime, de valeurs que l'on eût pu croire exclusivement politiques. Ce large mouvement, que l'on peut aisément nommer démocratisation, aura toujours visé à étendre l'espace public aux sphères qui lui furent interdites : qu'il se fut agit, dès le XIXe, d'engager le monde de l'entreprise est une évidence : il n'est pas une réforme sociale qui ne s'entende ainsi, qui visent toute à en finir avec le patronat de droit divin et à donner la parole à ceux qui ne l'avaient pas ; que ce mouvement s'arrêta au frontières de la famille, où le patriarcat allait avoir encore de beaux jours devant lui est évident mais en même temps force est de constater que, depuis les années soixante en tout cas, l'espace familial a intégré progressivement au nom des valeurs politiques d'égalité et de liberté, l'égalité des femmes via par exemple le droit parental, l'intégrité de l'individu via le droit à la contraception ou à l'avortement, mais aussi les droits de l'enfant etc... Qu'on ne s'y trompe pas : on pourrait y considérer plutôt une annexion de l'intime par le politique ; c'est bien du contraire dont il s'agit. Les luttes se sont faites au nom de l'individu proclamant ses droits : ne songeons qu'au Manifeste des 363 qui fut, sur le terrain politique, une exhibition d'un des actes les plus intimes qui soit, visant à arracher au politique un droit à disposer de soi qui ne valait pas pour le local ; seulement pour le global. Tout ce qu'il eût été honteux d'avouer, désormais se proclama comme une arme politique. On pourra en dire tout autant de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité) : que tout justiciable, certes à l'occasion d'un litige, puisse objecter que ses droits individuels soient altérés par une loi quelconque, représente très exactement ce point crucial où l'individu, et non pas le citoyen en tant que tel, parce qu'au centre de tout le dispositif, est en droit de réclamer que l'on préserve son intégrité ; ce qui est une autre manière de dire que cette intégrité a désormais rempli tout l'espace politique. Aux antipodes exacts du Befehl ist Befehl dont croyaient encore pouvoir se prévaloir les anciens nazis, l'individu au nom même de son aspiration intime peut proclamer non possumus !

Au centre, l'individu n'allait plus quitter sa place et si l'on observe bien ce qui peut se passer et dire sur les réseaux sociaux, on observera très exactement ceci : c'est au nom même de son intégrité, mais ceci signifie en réalité de son existence elle-même, que l'individu affirme, parle, exige et partage, supposant que la légitimité de sa parole tienne à son existence même.

Ce qu'il nous faut désormais regarder de plus près !

Réseaux sociaux : une boîte moins noire que grise

S Tisseron le rappelle, le Net ne fait jamais que satisfaire des désirs qui ont toujours exister : pouvoir se cacher ; se monter ; laisser des traces ; maintenir la distance, ne serait-ce que pour conserver son intégrité ; mettre en avant ses réflexions etc ... même si, parallèlement, se révèlent des tensions nouvelles : universalité ; interchangeabilité des interlocuteurs ; intéresser plutôt que communiquer ; immédiateté ; oralité ; plasticité de l'intimité ; plusieurs vies ; échapper au contrôle ...

L'observation d'une vingtaine de profils Facebook et Linkedin suggère quelques pistes.

Une fois précisé que cette observation n'est que le support indicatif des analyses ci-dessous et ne sauraient constituer en aucune manière une analyse scientifique rigoureuse ; que nous ne cherchons pas à la constituer comme socle de démonstration mais tout juste comme série d'exemples, on peut observer ceci :

- l'ivresse d'être acteur : magie de ce que l'on appela en son temps le Web 2.0, la capacité d'être non pas seulement consommateur d'informations ou de connaissances, mais d'en devenir également acteur, ne saurait être sous-estimée. Elle dit l'appropriation, par l'individu, et non plus seulement d'institutions qui en eussent les moyens, de la parole et donc d'un espace public élargi. Que je sois, où je veux, quand je veux, maître de ce que je révèle ou cache représente une conquête qui justifie tout. Être acteur signifie alors être autonome c'est-à-dire fixer soi-même les bornes de l'intimité qui ne saurait plus alors être posées de l'extérieur. Même si le type de réseau est déterminant - on ne livrera sur Linkedin que des événements professionnels quand Facebook élargit la donne au personnel - dans tous les cas le réseau fonctionne sur la relation, l'interconnection où l'événement prévaut parce qu'il est personnel individuel : anniversaire de la naissance ou du recrutement qu'importe.

- l'illusion d'être autonome : au sens même où Paul a pu l'écrire, l'individu est relevé de toute loi. Autonome, au sens précis que ce terme peut prendre, le sujet définit lui-même - et ceci peut assurément être à géométrie variable - les frontières de sa propre intimité : est intime, tout simplement ce qu'à un moment donné il tait ou simplement omet de dire - et ceci seulement jusqu'à ce qu'il le révèle. Tout ou presque est montrable aux conditions définies par soi-même ; on remarquera néanmoins que demeure toujours une plage d'intimité - qui de l'espace se déplace dans le temps. Tout montrer, oui, pourquoi pas mais pas tout le temps ! Ce qui offre ce curieux paradoxe d'une intimité se jouant désormais dans le fait d'être déconnecté même si cela reste un acte volontaire que d'ainsi s'isoler.

- le délice d'être joueur : la pratique infinie des profils, des pseudos, des avatars dit non pas le plaisir de l'usurpation mais celui du jeu. Autre manière, avec le rire, de substituer au réel trop lourd, trop contraignant, un imaginaire où l'on puisse de penser maître. Que le jeu puisse être formateur, on le sait ; qu'il soit aussi un exutoire possible, on le devine aisément. Et, après tout, de la littérature à la danse, il n'est pas de représentation esthétique qui ne soit mensonge - Platon les exécrait pour cela - mais qui ne soit en même temps l'un de ces rares truchements qui nous rendent le monde supportable, ou, pour parler comme Merleau-Ponty, habitable. Le paradoxe demeure que ce soit précisément en se plaçant au centre de tous les réseaux - qui n'a justement pas de centre - que l'on s'en écarte le mieux ou en tout cas qu'on se l'imagine. Le sujet de l'âge classique - pensons simplement à la librairie de Montaigne ou au poêle de Descartes, se ménageait toujours un écart, une excursion pour échapper au tumulte et tenter à la fois de penser et de se retrouver. Le sujet moderne - celui que M Serres nomme Petite Poucette - presque toujours connecté, empressé de laisser messages et posts - n'est plus jamais isolé : dans le maelström épais du Web, dans ce bruit de fond constant de la foule, il fait trente six mille choses en même temps. Il ne prend plus le temps ni de la paresse ni de l'inertie ; encore moins de la réflexion. L'immédiat a remplacé la méditation. L'idée même qu'il faille à quelque moment se mettre en retrait pour s'approprier ce qui se pense ou fait, l'idée même de ce redoublement qui fait la réflexion s'avère désormais vain : Penser n'est plus fruit d'un retrait, mais un pion que l'on avance ; l'intimité plus un espace que l'on tente de protéger mais un dé que l'on lance.

En même temps cette esquisse ne serait pas complète si l'on n'envisageait pas aussi, à côté du fait même de la prise de parole sur ces réseaux, de la qualité de ce qui se dit et s'échange :

- communiquer plutôt que dialoguer : sur la totalité des posts repérés, presque aucun (moins de 5%) n'engageait une conversation ; un dialogue. Ni n'émettait une réflexion ou une opinion/ C'est qu'en réalité FB ne s'y prête aucunement - à moins d'utiliser la modalité conversation mais alors il ne consiste en rien de plus que n'importe qu'elle messagerie instantanée. On y trouve de tout : humeurs du moment, indications sur ce que l'on fait, ou ne fait pas. On remarquera d'ailleurs que les humeurs ombrageuses sont assurément plus nombreuses que les cris de joie.

- partager mais si peu : outre les liens vers des sites, souvent d'information, qui assurent effectivement la fonction de partage pour ce qu'il pourraient souligner ce qui vous aurait échappé, mais partage vraisemblablement inutile dans la mesure où ces liens fouillent assez rarement dans les tréfonds d'Internet, on trouvera surtout publication de photos personnelles, indications sur ce que l'on fait et où l'on se trouve. A y bien regarder, il ne se confie ici jamais rien de bien intime, tout juste des humeurs passagères, des joies ponctuelles mais finalement rien qui puisse permettre de percer le secret de qui finalement se confie moins qu'il ne se cache derrière le nuage de confidences édulcorées.

- un culte sans complexe du soi, pour ne pas évoquer une véritable egolâtrie. Culte parce qu'il s'agit sans conteste de marquer sa présence, à période régulière : il y a quelque chose ici de l'ordre de la communion par quoi on sacrifie aux exigences de la sainte connexion. Mise en avant de soi ou de ses avatars - ces enfants que l'on exhibe sont-ils autre chose que la gloire quémandée en l'honneur de la parentalité ? - oui, parce que on parle finalement très peu ni du monde, ni des affaires ni de l'autre mais de soi presque exclusivement.

Quatre leçons à en tirer

L'interrogation que nous portions sur un éventuel déplacement des frontières de l'intime prend ici tout son sens. A l'évidente préoccupation que l'on peut nourrir devant l'implantation de caméras à chaque coin de rue et jusque dans nos appartements via nos webcams, à l'intrusion de ce regard systématique de l'extérieur, du politique ou du sécuritaire, qu'importe ici, qui pourraient nous faire redouter un éclatement de la sphère de l'intime, il faut bien dans la balance disposer la complaisance évidente que le sujet moderne met à s'étaler lui-même mais aussi à vouloir tout voir et tout savoir. Ce vis-à-vis n'est assurément pas nouveau - il est sans doute aussi vieux que l'espace public lui-même - et l'on aura toujours tort de sous-estimer en face de la force publique les mille et une ruses que l'individu sait disposer pour se soustraire au regard. Jeu du chat et de la souris, du gendarme et du voleur ? Sans doute !

Mais il y a de l'insolite, du nouveau qui touche précisément à la morale. On peut le détailler en X points :

 

l'inversion des regards

Rien n'est plus intéressant à cet égard que la fenêtre et je gage qu'il n'est pas anodin qu'on appelât Windows le système d'exploitation qui rend ce regard possible. S'il est usuel de considérer que la fenêtre est ce qui protège, à la fois des rigueurs du climat et du regard indiscret, il ne faut jamais oublier qu'elle est aussi ce qui permet de regarder à l'extérieur tout en se protégeant, l'idéal étant de voir sans être vu, voire d'être au moins entrevu par celui dont on cherche à attirer l'attention. Signe de richesse et de puissance, la fenêtre est ouverture sur le monde et donc aussi tentative de main-mise. Comme n'importe quel instrument, elle est à la fois ce qui unit et sépare ; un médiat.

Le rêve fou de tout savoir, de tout voir qu'illustre parfaitement le panoptique n'est pas, on l'a vu, le souhait seulement du politique cherchant à asseoir quelque ordre dans cet espace social qu'il trouvera toujours trop épais, trop obscur. Si le projet politique d'un A Comte qui alla jusqu'à organiser l'intérieur des domiciles et disposer de l'âge auquel les femmes dussent faire leurs trois enfants ressemble plus à un cauchemar tyrannique qu'à une utopie, il illustre néanmoins la tension inévitable qui peut exister entre ordre et liberté et donc, entre ordre social et intimité. Le pouvoir en sait toujours trop, et l'individu jamais assez - chacun son rôle et les cris d'orfraie que chacun pousse à chaque attentat présumé à l'intégrité de sa vie privée n'est jamais que le moment tactique d'un jeu où chacun se regarde en chien de faïence.

Du côté du sujet, la fenêtre numérique est aussi ce derrière quoi l'on se cache pour tout voir ou savoir - ce qui, on le sait, ne vas pas toujours sans embarrasser les politiques même si, en retour, ces derniers en auront joué plus souvent qu'à leur tour. Se croire acteur, vouloir l'être en tout cas, ce qu'autorise désormais Internet, renvoie à un curieux dispositif où l'on pourrait tout aussi bien écrire que l'espace public est désormais sous le joug du regard intime - ce dont la peopolisation de la vie publique n'est qu'un des signes.

Être au courant, connecté devient l'impératif catégorique qui fait l'étudiant surfer sur le Net pendant les cours, le voyageur SNCF ou RATP sortir mécaniquement son smartphone pour textoter frénétiquement ...

Cette inversion du regard qui dans le domaine du savoir est si précieuse parce qu'elle organise une mise à disposition quasi universelle de la connaissance, qui dans le domaine du politique affadit le débat à ses apparences les plus futiles, réorganise en réalité l'espace de l'intime. S'il n'est pas faux de dire que c'est le regard de la caméra de surveillance qui fait et étend l'espace public en revanche on pourrait tout aussi bien écrire que c'est le regard de l'internaute qui annexe au privé la presque totalité du domaine public. Confusion des genres assurément qui fait la frontière devenir extraordinairement floue mais oblige surtout l'individu à se prémunir autrement. S'il surveille, il se sait tout autant surveillé : il se protège en ne disant rien, ou presque.

Cette inversion du regard n'est pas étrangère au dispositif que Foucault avait repéré au sujet du baptême : l'impératif de l'intime c'est d'exister, et donc d'être visible et actif. C'est à chacun désormais de porter témoignage de son existence en attirant l'attention sur lui. Si le domaine de l'intime n'était autrefois scruté que par le confesseur sourcilleux qui attendait de vous pénitence et preuve, et convoité par un politique, désormais il est mis sur la table ; volontairement. Voici qui est nouveau ou presque : c'est au coupable de faire la preuve de son innocence ; c'est à l'individu de faire montre de son existence. Mais la chose ne prend jamais l'allure d'une auto-critique publique, on est loin de l'aveu forcé des procès staliniens, le sujet se préserve, on l'a vu, en ne communiquant que sur sa présence ; rien de plus.

boîte grise plutôt que transparente

C'est bien ici la seconde caractéristique de cette intimité nouvelle : elle est vide ou presque. L'intimité se résume à sa propre proclamation. Elle devient une sorte de concept à extension maximale mais à compréhension nulle. Pétrie de sentiments, d'émotions, mais finalement de si peu de passions, cette intimité ne révèle rien ou presque, rien qui ne soit acceptable par une norme sociale finalement très politiquement correcte.

La seule inversion des valeurs immédiatement visible qui dessine les contours de cet intime est la promotion hyperbolique du moi, à l'encontre des préceptes traditionnels d'humilité et de discrétion. On n'y dit rien ou plus exactement on se contente de rappeler que l'on existe. Communication entièrement centrée sur soi, vers soi, pour soi, il ne s'agit pas véritablement d'une exposition mais plutôt d'une imposition de l'intime : réponse sans doute à cette atomisation de l'individu; à cette désolation (Verlassenheit) où Arendt voyait la forme moderne de l'aliénation, cette intimité, plus posée que réellement exposée, fonctionne comme l'objection suprême, l'argument ultime. Comme un principe logique qui ne se discute pas. L'intimité devient, à proprement parler un scandale - σκάνδαλον - cette pierre d'achoppement que l'on glisse sous vos pieds pour vous faire trébucher ; elle achève toute conversation ou la rend impossible de ne jouer que sur les humeurs, les sensations ou les émotions. Empire sacré de l'opinion que l'on glisse comme argument sacré, l'intimité qui s'étale sur le Net se ramène juste au principe de la frontière à ne pas dépasser : moins frontière à ce titre que poste de douane.

On n'insistera jamais assez sur l'ambivalence de cette intimité moins exposée qu'objectée comme on oppose une question prioritaire de constitutionnalité. Accomplissement d'une individualité qui se place au centre du dispositif, réalisant à sa manière la promesse de Paul, mais sur un terrain à ce point irrationnel qu'il rend impossible tout dialogue, au moment même où elle se proposait de l'entamer. Conçue comme une maison où il serait criminel de rentrer par effraction, l'intimité se donne d'autant moins qu'elle semble s'étaler : elle demeure d'autant plus mur auquel on se heurte que des fenêtres nous y donnent faussement à voir ou deviner.

Que, dans leur logique propre qui a plus à voir avec le puritanisme qu'on ne l'imagine, des acteurs du Web comme Eric Schmidt, le PDG de Google et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, aient cru pouvoir en finir avec le domaine du privé en arguant que le secret n'était utile que pour les criminels ; que la logique industrielle ait fini par déteindre sur nos relations sociales en nous laissant accroire que transparence et traçabilité étaient les marques de l'authenticité ne doit pas nous tromper : on ne dit jamais aussi peu qu'on le dit à tout le monde ; on montre d'autant moins qu'on semble tout exhiber.

Le mur, cette fois, tient dans l'impossible dialogue avec l'émotion ; dans l'invraisemblable promotion de la subjectivité où le ressenti fonctionne aussitôt comme démenti absolu. Il s'est déplacé, à peine ; laisse aussi peu entrevoir. Rien peut-être !

Un jeu : une régression mentale ?

Que sur les réseaux le sujet se donne à voir et entendre ne doit pas faire oublier que son identité n'est jamais qu'un profil, un avatar, qu'il lui est loisible de définir à sa guise, de modifier selon ses objectifs ; ne doit pas non plus faire oublier que dans cette invraisemblable espérance d'universalité, il ne se donne plus d'interlocuteurs désignés mais tente d'intéresser tout le monde. Nous avons tous appris qu'il n'était de communication efficace qu'en fonction d'un destinataire précis ; qu'il n'était de dialogue qu'après reconnaissance de l'autre comme interlocuteur avec qui l'on échangera successivement les rôles d'émetteur et récepteur. Se donner à tout le monde, c'est ne se donner à personne : nous n'en sommes en réalité qu'à la représentation voire au simulacre de l'échange. La virtualité de l'échange est peut-être une force qui garantit à sa manière l'anonymat derrière quoi se cacher qu'offraient autrefois les grandes villes ; elle représente pourtant une fabuleuse défaite : l'irresponsabilité.

Il s'agit bien d'un jeu, où nous mimons nos espérances et nos projets, où nous contrefaisons notre importance : l'intimité que nous exposons demeure feinte ; un pion que l'on avance qui n'a pas plus de conséquences que cette prison que l'on impose sans passer par la case départ. Un jeu, ou une fête au sens de Caillois, servant d'exutoire mais où rien n'importe véritablement, ni les rumeurs que l'on propage, ni les photos que l'on diffuse. Espace de non droit se plaignent parfois les contempteurs d'Internet (Finkielkraut) où tout est permis et rien punissable faute de pouvoir être saisi ? non zone de jeu, espace de simulacre. A tout prendre la puissance des réseaux sociaux, la propension frénétique à rester connecté ne sont peut-être que la face acceptable de l'addiction des adolescents et adulescents aux jeux en ligne ou sur console.

Faut-il pour autant parler de régression mentale ? ou simplement de fuite en avant ?

Si scruter l'intimité demeurait l'apanage du prêtre, du psychanalyste, n'oublions en réalité jamais combien l'imaginaire est ce par quoi la réalité nous demeure supportable et désirable, ou, pour reprendre l'expression de Lacan ce par quoi la vérité tient au réel. De ce point de vue là, ce grand jeu qui se déploie sur Internet n'est jamais que l'imaginaire d'une intimité qui se vole et dévoile ; quelque chose comme cette danse des sept voiles qui ne vaudrait que comme promesse d'un ailleurs ; n'est jamais qu'un imaginaire dont dont aurions décidé d'être à la fois les acteurs et les auteurs plutôt que de simplement les lire dans les romans.

inversion des valeurs (respect ...)

S'y joue néanmoins une réelle inversion que l'on comprendra d'autant mieux qu'on la rapprocherait des enquêtes périodiques menées par les différents instituts et pour autant qu'on puisse leur accorder quelque crédit. On ne peut pas ne pas voir en effet combien les échanges, si personnels qu'ils semblent être, demeurent en réalité totalement égocentrés. Tout n'y semble viser qu'un seul objectif : être vu, reconnu ; mais respecté surtout.

L'espace dessiné par Internet, que d'aucuns nomment topologique, est bien celui où l'autre cesse d'être le lointain avec lequel on peut toujours s'arranger, mais bien au contraire le proche, le toujours trop proche. L'enfer sera d'autant plus volontiers l'autre qu'il jouxte mon périmètre de sécurité ; l'autre est devenu le prochain et si la philosophie n'a cessé de penser l'altérité de l'autre, il n'est pas certain qu'elle ait les outils pour penser la proximité de celui qui s'approche. Que le sujet de l'intimité qui s'expose ait anticipé le danger en la vidant de toute substance est avéré mais ceci engage encore un type de relation unilatérale, tout entière tournée vers soi où ce qui importe tient moins à ce qu'on offre qu'à ce qu'on demande.

Tout à fait révélatrice à cet égard est la première place accordée dans l'enquête IFOP de décembre 2013 au respect quand la tolérance glisse imperturbablement à la cinquième place et la solidarité à la dernière. On ne saurait oublier que la tolérance, qui demeure une valeur par défaut, ce qu'on supporte chez l'autre à défaut de pouvoir l'éradiquer, réside dans l'effort que l'on s'impose à soi par égard pour l'autre ; pour reconnaître l'autre en tant qu'autre. A l'inverse, le respect réside dans l'effort que l'on exige de l'autre pour qu'il vous reconnaisse. Troublante inversion qui n'est pas produite mais seulement amplifiée par des nouvelles technologies dont se sera saisi la frilosité de cet individu à la fois ivre de reconnaissance mais terriblement craintif qu'aggrave encore la dernière place de la solidarité qui est pourtant à la fois la condition de possibilité de toute socialité et l'un des principes de toute morale avec la réciprocité.

Si nouveauté il y a, elle réside ici : dans cette intimité qui n'est pas offerte mais seulement objectée ; en réalité opposée ; dans cette cruelle absence de générosité qui fait de l'intime un refuge en forme de paravent. Si déplacement il y avait, il tiendrait dans cette étonnante inversion où, pou la première fois dans l’histoire, ce serait l’intimité, même grise, qui représenterait une réelle menace pour l’ordre social et politique


1) lire le décret et le rapport du Conseil d'Etat : on y retiendra notamment le

Ensuite, les Juifs ont toute facilité de changer et changent en effet de noms, dès qu'un intérêt quelconque les y sollicite ; et l'on conçoit combien est commode cette métamorphose pour échapper à-la-fois et aux charges publiques, et à l'accomplissement des obligations privées.

2) on lira notamment sur la question

M Foucault

3) Spinoza, Éthique, lire 1, 2, 3

4) LES NOUVEAUX RÉSEAUX SOCIAUX : VISIBILITÉ ET INVISIBILITÉ SUR LE NET Serge Tisseron in Nicole Aubert et Claudine Haroche , Les tyrannies de la visibilité ERES | Sociologie clinique 2011 pages 117 à 129

Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité Intervention aux journées d’étude des 2, 3, 4 juin 2009, à Tonnerre (Yonne), Arts et techniques, sous la responsabilité de J. L. Déotte avec l’appui de la revue en ligne Appareil, MSH Paris Nord, École doctorale « Pratiques et théories du sens ».