Chronique d'un temps si lourd

Les journalistes, du confort à la confusion
GRÉGOIRE BISEAU
17 JANVIER 2014

Internet et la presse people ont bouleversé les médias dans leurs habitudes et leurs convictions.


Cet après-midi de décembre 2012, la lumière peine à entrer par les fenêtres du grand appartement parisien de Serge Moati. Surchargé d’objets en tout genre, il y a là une étonnante ambiance de brocante. On s’installe à la grande table qui jouxte la cuisine. On est venu rencontrer le journaliste-producteur, intime de François Mitterrand, pour parler des secrets de la République et de la pratique du off dans la vie d’un journaliste politique (1). Serge Moati, qui avait fait la campagne du premier président socialiste et l’avait accompagné à l’Elysée avant d’être catapulté à la tête de FR3, se déboutonne. «Mazarine ? Bien sûr que je savais. Mais je ne l’ai jamais dit. François Mitterrand ne voulait surtout pas que cela se sache. C’était impossible, impensable de trahir quelque chose d’aussi précieux.» Il fait une pause. Comme s’il avait besoin de reprendre sa respiration. Comme si tout cela était encore trop lourd à porter. Et il repart à la charge. «Sa maladie, j’aurais préféré ne pas le savoir. Dès 1981, je le savais. J’étais le dépositaire d’un secret bouleversant. Pour moi, cela a été très encombrant et, en plus, ça ne me servait à rien. C’était pire que de la connivence.»


Fricotage. Le journaliste politique est parfois (souvent) le porteur des grands et petits secrets des hommes politiques. Parfois à son corps défendant. A force de chercher la proximité, il est possible de tomber dans la complicité. Longtemps, la frontière vie privée-vie publique a été infranchissable. Jusqu’au milieu des années 90, la presse people ne s’intéressait pas aux grands fauves politiques. Ou alors tout était maquillé pour les pages posées de Paris Match. Le portable n’existait pas encore. Internet non plus. Journalistes et politiques avaient conclu le pacte tacite de ne rien dévoiler (ou si peu) de leur fricotage. On était entre nous. Et, parfois, dans le même lit. Les escapades nocturnes de Valéry Giscard d’Estaing sont longtemps restées secrètes. Un petit matin, au volant d’une Ferrari que lui avait prêtée Roger Vadim pour aller faire le joli cœur, le chef de l’Etat est venu percuter le camion d’un laitier. Sans bruit, ni tempête médiatique. C’était une autre époque. Un autre monde.

Le premier septennat de Mitterrand se déroulera de la même façon. Cloisonné. Alors journaliste politique à Europe 1, Alain Duhamel se souvient du moment où il a entendu les premiers bruissements sur la double vie du président socialiste. «J’étais probablement victime de ma naïveté. C’était tout simplement inimaginable.» Pour Duhamel, cette possibilité n’a jamais été une information, pas même une rumeur. Ce n’est rien. Ça n’existe pas. Au cours des innombrables tête à tête qu’il aura avec le chef de l’Etat, il n’évoquera jamais la question. Ils parleront de (presque) tout : de politique bien sûr, mais aussi d’histoire, de littérature. Mais jamais de ça. «C’était sa vie privée, cela relevait d’un autre journalisme», se justifie l’éditorialiste. Il se réveillera plus tard, quand la rumeur de l’existence de Mazarine parviendra à ses oreilles. «J’en ai entendu parler très tôt», nous raconte-il. La femme du journaliste est professeure, et tout le monde répète dans la salle des profs que la petite Mazarine Pingeot, alors scolarisée dans le Quartier-Latin, est la fille cachée du Président. Alain Duhamel, là aussi, n’en dira rien.

Rupture. A l’époque chef du service politique de Libération, Jean-Michel Helvig va dans le même sens : «Tout le monde trouvait cela normal qu’on ne pose pas de question sur Mazarine. Pour nous, cela n’était pas de nature à porter un éclairage sur la vie politique française. Et puis, on ne savait pas comment traiter ce genre d’info.» Personne ne se doutait alors que, derrière la chose privée, se cachait une véritable affaire publique. A l’époque, le couple journaliste-politique, parfois incestueux, se tient par la barbichette. On partage les mêmes secrets. Alain Duhamel se souvient par exemple de ces banquets républicains où Jacques Chirac, attablé au milieu d’une dizaine de journalistes, pouvait sans vergogne, et aux yeux de tout le monde, faire passer des petits mots doux à destination d’une jolie femme.

Le milieu des années 90 va fissurer, une bonne fois pour toutes, l’étanchéité du mur public-privé. Il y a les photos de Mazarine dans Paris Match. Puis l’accouchement de Ségolène Royal dans le même hebdo. Les politiques jouent avec le feu. La vie privée fait vendre. La vie privée rend humain. La tentation est trop forte. «Les hommes et femmes politiques ont joué aux cons en acceptant, par exemple, de participer à des émissions de variété, déplore la journaliste Michèle Cotta. La télévision n’a fait qu’ouvrir la porte aux futurs dérapages de la presse people.» Il n’y aura plus de retour en arrière possible. «A partir de là, il y a une rupture : la vie privée entre dans la vie publique», se souvient Helvig.

Storytelling. La généralisation d’Internet et la montée en puissance de la presse people vont produire un effet de souffle considérable. Que Nicolas Sarkozy va amplifier. Son accession au pouvoir sera chroniquée comme une histoire privée. A plusieurs reprises, les journalistes se retrouvent complices de ses états d’âmes. Sans trop savoir qu’en faire. Certains rien. D’autres des livres. Il y a d’abord la première séparation d’avec Cécilia. Puis sa relation, ni vraiment officielle ni totalement clandestine, avec la journaliste du Figaro Anne Fulda. Il y a eu ensuite son fils, Louis, qui s’adresse directement aux militants pour la campagne présidentielle. Puis le storytelling ahurissant de sa rencontre avec la chanteuse Carla Bruni : de la photo à Disneyland Paris jusqu’au voyage en Jordanie. Le climax sera atteint à sa première conférence de presse de janvier 2008 et au désormais historique : «Avec Carla, c’est du sérieux.»

On n’ira probablement jamais plus loin dans le mélange et la confusion des genres. Sarkozy n’a plus de vie privée, puisque tout ou presque est public. A l’époque, il le revendique au nom d’une certaine «transparence» et d’une modernité démocratique. Organiser les fuites plutôt que subir des photos volées. Revendiquer son histoire d’amour plutôt que devoir se justifier. Il pense que les Français sont mûrs pour cela. Il offre en réalité un boulevard au candidat socialiste et à sa présidence normale, celle où le privé devait rester à sa place. Hollande a commis une incroyable et funeste erreur : celle de croire qu’un casque de scooter suffirait à le protéger de son époque.

 

Grégoire BISEAU

 


(1) Tous ces entretiens ont été réalisés dans le cadre d’une enquête pour le livre «Libération, 40 ans, le roman d’un journal», Flammarion, septembre 2013.