Chronique d'un temps si lourd

Réveil de la France réactionnaire
Le Monde du 1 février 2013

Familiphobie hésitations UMP catholiques Portrait

 

" Familiphobie ": le slogan de la Manif pour tous

La " saison 2 " de la Manif pour tous démarre à point nommé. Au terme d'une semaine marquée par la polémique sur l'enseignement de la " théorie du genre " à l'école, les organisateurs des cortèges anti-mariage gay de 2013 reviennent à la charge en défilant dans les rues de Paris et de Lyon, dimanche 2 février.

Les organisateurs continuent à réclamer l'abrogation de la loi sur le mariage pour tous, mais la plate-forme des récriminations s'est élargie. Cette fois, c'est la " familiphobie " supposée du gouvernement que les organisateurs entendent contrer. " Le recul du gouvernement sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes n'a pas suffi à nous endormir ", affirme Ludovine de La Rochère, présidente de la Manif pour tous. Le mouvement veut lancer " un avertissement au gouvernement ", espérant " prévenir " des projets en cours, qu'il considère comme " une menace ".

Pourtant, signe qu'il cherche un second souffle, la liste des griefs est longue, hétéroclite ; un mélange de faits objectifs, de peurs et d'interprétations militantes. Un mot d'ordre surnage : l'opposition à " l'idéologie du genre " qui s'immiscerait dans les programmes scolaires. " Le ministre de l'éducation veut arracher les enfants à tous les déterminismes, dénonce Mme de La Rochère. Le gouvernement continue de s'incliner devant le lobby LGBT - lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres - . "

Avec ce " sujet délicat, qui touche à l'intime et aux enfants ", la Manif pour tous veut mettre en avant un thème fédérateur. Mais en jouant sur les fantasmes. Nul enseignement de la " théorie du genre " n'est prévu à l'école, cette " idéologie " (qui prônerait la transsexualité ou l'homosexualité) n'ayant pas d'existence. Les " études de genre ", en revanche, se proposent de mettre en lumière ce qui relève de la construction sociale et non du sexe biologique. Elles peuvent être utilisées pour mettre en évidence des stéréotypes et sensibiliser à l'égalité entre les sexes.

D'où la confusion opérée par la Manif pour tous avec les " ABCD de l'égalité ", expérimentés depuis la rentrée 2013 dans 600 classes. Le ministre de l'éducation Vincent Peillon a eu beau affirmer qu'il s'agit de " promouvoir les valeurs de la République et l'égalité entre hommes et femmes ", la crainte est là. La dénonciation de cette " théorie " est cohérente avec l'opposition au mariage gay : il s'agit de lutter contre une " indifférenciation sexuelle " redoutée et de réaffirmer un attachement aux rôles traditionnels de chacun au sein de la famille.

Les manifestants entendent donc dénoncer " toutes les mesures qui convergent pour diluer le lien père-mère-enfant, aller contre l'intérêt supérieur de l'enfant et contre l'altérité homme-femme ", résume Mme de La Rochère. Ils citent pêle-mêle la " politique fiscale défavorable aux familles ", la " réduction du congé parental ", les craintes d'un " retour de la PMA - procréation médicalement assistée - dans la loi famille ", voire la reconnaissance de la gestation pour autrui (GPA), le " statut du beau-parent " ou l'instauration de " la prémajorité, qui restreint l'autorité parentale ".

En raison des convictions personnelles de François Hollande, et du fait de l'ampleur des manifestations de 2013, le gouvernement fait cependant preuve d'une grande prudence sur ces sujets. La consigne donnée à la ministre de la famille, Dominique Bertinotti, est de ne surtout pas faire de vagues avec son futur projet de loi, qui prend en ce moment du retard. La date de remise des rapports sur la famille commandés par la ministre ne cesse d'être décalée, alors que les élections municipales approchent. le projet de loi a d'ailleurs été recentré sur " l'enfance ".

Mme Bertinotti a en outre déclaré à plusieurs reprises que l'élargissement de la PMA n'en ferait pas partie. Le PS affirme suivre cette ligne. Le sujet est donc renvoyé à des Etats généraux organisés par le Comité consultatif national d'éthique… dont la date n'est pas fixée.

Sur la GPA, la position du gouvernement a toujours été claire : il n'est pas question de la légaliser. Quant à l'inscription à l'état civil des enfants nés par GPA à l'étranger, elle n'est pas non plus à l'ordre du jour. La circulaire Taubira de février 2013, qui demande aux tribunaux de délivrer des certificats de nationalité française aux enfants dans cette situation, semble diversement appliquée.

Quant au statut du beau-parent, il est écarté. A la fois parce que le terme, qui renvoie à la pluri-parentalité, effraie, et parce qu'il ne répond pas à la demande des familles recomposées. Mme Bertinotti évoque un " mandat éducatif " pour les actes de la vie courante (visite chez le médecin, etc.) établi avec l'accord du parent biologique. Le contenu de la " prémajorité " n'est pas fixé, il s'agirait d'accorder de nouveaux droits, comme celui de créer une association.

Sur les autres mesures de politique familiale, la lecture de la Manif pour tous est partielle. Le congé parental n'a pas été " réduit ", mais, pour celui de six mois, doublé au contraire, si le second parent le prend. Et pour celui de trois ans, réduit de six mois si le second parent ne le prend pas. L'objectif est d'inciter les pères à s'investir auprès des jeunes enfants. Sur la fiscalité, la réduction du quotient familial a touché 12 % des ménages avec enfants, les plus aisés.

De l'aveu même des organisateurs, le sujet de la " familiphobie " est plus consensuel que " l'opposition à l'avortement ou à l'euthanasie ". Ces thèmes devraient donc être absents des slogans officiels, même si les discussions (suppression de la notion de détresse pour avorter, débat sur la fin de vie) alimentent les craintes et la mobilisation de nombre de manifestants.

Cette stratégie suffira-t-elle à élargir la Manif pour tous à de nouveaux publics ? Officiellement, Mme de la Rochère assure que son mouvement " n'a rien à voir " avec l'initiative Journée de retrait de l'école (JRE), lancée par Farida Belghoul, une proche de l'essayiste d'extrême droite Alain Soral, qui appelle les parents à boycotter une journée de classe par mois. Les manifestations de dimanche diront si une jonction s'est opérée entre les milieux musulmans pratiquants, touchés au premier chef par la JRE, et la droite catholique ultra-conservatrice, à la manœuvre dans les cortèges de la Manif pour tous.

A l'Elysée, on dit ne pas craindre " un nouveau mouvement social " comparable à celui contre la loi Taubira. Reste à savoir si l'opération déminage de M. Peillon aura suffi à rassurer. Et quelle utilisation politique l'opposition de droite et d'extrême droite entend faire de cette nouvelle grogne sociétale.

Gaëlle Dupont et Stéphanie Le Bars

 

Les hésitations de l'UMP face à l'activisme
" pro-famille "

 

ENTRE LA TENTATION de surfer sur les mouvements de protestation contre les projets sociétaux du gouvernement et la crainte de se fourvoyer dans des mobilisations réactionnaires, l'UMP cherche le bon positionnement.

Des députés du parti de droite seront à nouveau présents, dimanche 2 février, dans les défilés de la Manif pour tous à Paris ou à Lyon. Si la plupart des ténors de droite n'y seront pas, des irréductibles anti-mariage gay mèneront encore la lutte. De Hervé Mariton (Drôme) à Philippe Gosselin (Manche) en passant par Jean-Frédéric Poisson (Yvelines), tous battront le pavé pour ferrailler une nouvelle fois contre les réformes gouvernementales ayant trait à la famille.

Les revendications sont devenues plus générales, huit mois après l'adoption de la loi ouvrant le mariage et l'adoption à deux personnes de même sexe. " Ce n'est pas une manifestation spécifiquement sur la loi Taubira mais plus sur la défense et la promotion de la famille ", explique Hervé Mariton.

En dehors de ce noyau dur, les principaux dirigeants de l'UMP ne défileront pas dimanche, contrairement au printemps 2013, où ils avaient manifesté aux côtés des opposants au mariage pour tous. C'est notamment le cas du président du parti, Jean-François Copé, qui n'appelle plus ses militants à " participer en masse " aux défilés de la Manif pour tous.

" Manifester contre le mariage pour tous était légitime lorsque le texte était au Parlement. Ce n'est plus le cas aujourd'hui ", explique-t-on dans son entourage. Plus question de jouer la rue contre la représentation nationale, comme l'an dernier. Et plus question de risquer de défiler aux côtés de mouvements extrémistes ou de se retrouver aux côtés d'élus du FN, comme cela avait le cas lors de la " manif pour tous " du 21 avril.

La difficulté pour l'UMP est aussi de ne pas se couper d'une partie du " peuple de droite " présent dans ces mouvements de protestation anti-Hollande. D'où, parfois, des embardées. L'ex-ministre Luc Chatel avait un peu rapidement assuré qu'il " comprenait " la démarche du collectif Jour de colère, qui a manifesté le 26 janvier contre le président de la République. Le rassemblement en question a réuni des groupes d'extrême droite radicale ou des soutiens de Dieudonné tenant des propos ciblant les juifs, les musulmans ou les homosexuels… Attaqué par le Parti socialiste, M. Chatel a souligné qu'il avait surtout affirmé " ne pas soutenir " cette initiative.

Epine dans le pied

Pour tenter de mettre le gouvernement dans l'embarras, des ténors de l'opposition se sont aussi engagés dans la polémique née de la rumeur d'un prétendu enseignement de la " théorie du genre " à l'école. Une invention venant de groupes de la droite extrême. S'il a condamné les appels à boycotter les cours, Jean-François Copé a assuré " comprendre l'inquiétude des familles " et s'est dit " choqué par la théorie du genre ". En retour, la ministre des droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, l'a accusé de " faire le pari de la peur " et de " se ranger du côté des extrémistes ". " Il faut que le gouvernement arrête de jouer avec le feu sur des sujets - sociétaux - qui font consensus, a riposté le patron des députés UMP, Christian Jacob, citant " les théories du genre " après " le mariage pour tous " et " les tentatives de modification de la loi Veil " sur l'IVG.

D'une manière générale, l'UMP préfère se saisir des sujets sociétaux pour attaquer l'exécutif plutôt que d'en faire une source de propositions. Dans son projet d'alternance, adopté le 25 janvier lors de son conseil national, le parti a volontairement laissé de côté ces questions, jugées potentiellement explosives. Les récentes prises de positions contradictoires sur le texte du gouvernement à propos de l'IVG ou la cacophonie autour de l'opportunité d'une remise en cause de la loi Taubira en cas d'alternance ont refroidi l'UMP. Le parti ne veut pas rouvrir des dossiers sensibles au moment où il veut afficher son unité.

En interne, certains redoutent que le front sociétal se révèle, à terme, comme la plus grosse épine dans le pied de l'opposition. " Le problème n'est pas tant que Hollande nous pique nos idées sur l'économie avec son pacte de responsabilité. Ce qui peut être un vrai facteur de division au sein de l'UMP, ce sont les sujets de société que la gauche met en avant pour nous gêner, comme l'euthanasie ou l'IVG ", analyse un poids-lourd du parti.

Un point de vue confirmé par Hervé Mariton. " La droite a un problème avec les questions de société, c'est historique, a-t-il admis le 23 janvier dans Le Parisien.Elle ne les a jamais suffisamment bien travaillées. Elle a peur de mélanger convictions personnelles et choix politiques. "

Alexandre Lemarié

 

Quand les catholiques apprennent à
"témoigner de leur foi avec le sourire"

 

Seules, en couple ou en groupes, une soixantaine de personnes ont pris place, en silence, sur les bancs de messe de la vaste chapelle de la paroisse Saint-Léon (Paris 15e). Certains ont sorti un calepin et un crayon, d'autres un ordinateur portable. A 20 h 30 précises, sans préambule ou presque, les orateurs d'un soir, Marie et René Philippe, fondateurs du très militant site antiavortement IVG. net, ont attaqué " la session de formation sur les questions de bioéthique ", organisée ce lundi de janvier par l'association Paroles de catholiques.

Les talents de conférenciers de ce couple engagé sont discutables, mais leur message est limpide. " L'avortement est un acte contre nature ", assène la première, lancée dans un long plaidoyer pour son " travail d'écoute auprès des femmes ". " La contraception et l'avortement sont un enchaînement infernal ", martèle le second, qui dénonce aussi " le droit au suicide prévu par le gouvernement ".

L'assistance, plutôt jeune, opine. Au lendemain de la Marche pour la vie, qui a rassemblé entre 16 000 et 40 000 personnes à Paris, le 19 janvier, à la veille d'une nouvelle Manif pour tous censée contrer la " familiphobie " du gouvernement, le 2 février, l'envie de " lever les tabous " est dans l'air.

Etudiante en droit, Claire, venue avec des amis, est de ces croyants qui veulent faire entendre leur voix. Au-delà du mariage pour tous qui a alimenté toutes les conversations en 2013, les " sujets qui fâchent " dans les discussions en famille, entre amis, entre collègues ou dans le débat public, ne manquent pas.

C'est pour aider " les catholiques, sommés de se justifier en permanence sur des positions qui heurtent la société ", que Béatrice Stella, une paroissienne parisienne de 53 ans, mère de cinq enfants, a lancé en 2011 ces sessions de formation sur six thèmes potentiellement polémiques : " la sexualité, la défense de la vie, l'énigme du mal, le passé de l'Eglise, le regard catholique sur l'économie, la laïcité. " Un week-end de média training prépare les plus motivés à " témoigner de leur foi et de leurs convictions avec le sourire et sans être dogmatiques ".

" Depuis trente ans, les catholiques sont de moins en moins visibles dans la société, déplore Mme Stella. Face aux défis d'aujourd'hui, notamment les attaques contre la famille, il y a urgence à porter une parole audible. " Sa démarche surfe sur " l'accélération de la prise de parole " provoquée par les manifestations contre la loi Taubira. " Une sorte de confiance catho s'est instaurée, qui nous amène à soutenir des causes, à nous afficher sur Facebook ", témoigne aussi Fanny de Jubécourt, la jeune porte-parole de l'association Paroles de catholiques.

Cette envie de reprendre pied dans le débat public passe par des postures diverses. " Depuis quelques mois, on a resserré les rangs sur les sujets essentiels, comme la défense de la vie de son début à sa fin ", confirme Bérangère, 37 ans, qui, après avoir " mis durant des années ses convictions en sourdine ", n'entend " plus courber l'échine " : " Les plus jeunes se sont politisés, avec l'envie de s'engager dans la vie politique et citoyenne. La démocratie est rouillée, à nous de mettre de l'huile dans les rouages. "

Convaincue de porter " la vérité ", la jeune femme assure vouloir débattre sans conflit, " en étant juste et délicate ". Puis assène tout à trac : " Une femme qui transforme son ventre en tombeau, c'est une société qui meurt. " La jeune Parisienne, qui a " pris goût aux manifestations de rue ", trouve quand même " que face au politiquement correct, être chrétien n'est pas un choix facile ".

Ces derniers mois, pourtant, beaucoup reconnaissent que l'image positive du pape François les aide à se sentir " moins ringards "." A la machine à café, on peut parler de tout ", témoigne Arnaud, un fidèle de 34 ans, cadre dans l'informatique. Lui, se forme pour " contrer les idées reçues ". " Mais c'est vrai que, sur l'avortement, par exemple, il faut marcher sur des œufs. Les voix catholiques sont caricaturées alors que nous ne sommes pas caricaturaux. Combien faudra-t-il de manifs pour être entendus ? ", s'interroge-t-il.

Comme plusieurs évêques ou prêtres qui ont annoncé leur intention de manifester, la plupart de ces étudiants d'un soir battront le pavé parisien dimanche.

Stéphanie Le Bars