Chronique d'un temps si lourd

" jour de colère ", nuit pour tous

La colère fut le premier mot de l'Europe. Depuis la colère d'Achille, au premier vers de l'Iliade, jusqu'au " juste courroux " du peuple moderne, en passant par la fureur du Dieu biblique, ce sentiment électrise toute la tradition occidentale. La nuée de mouvements qui ont lancé le " Jour de colère ", dimanche 26 janvier, s'inscrit donc dans une longue lignée. Le succès de l'initiative en est un indice : 17 000 personnes, sous une pluie glaciale, avec la colère pour seul mot d'ordre, ce n'est pas rien.

Reste que la colère ne fait pas une politique. La colère, c'est l'indignation avec un signe moins, c'est la révolte moins l'espérance. Ces manifestations hétéroclites l'illustrent : sans autre horizon que le refus de tout – en vrac, Hollande, l'avortement, le chômage, le mariage homosexuel, les homosexuels eux-mêmes, l'école républicaine, les médias, les impôts, les francs-maçons, les juifs, Satan… –, l'exaspération débouche sur un pur soulèvement de dégoût. Georges Bernanos a tracé sur ce point des lignes décisives. Ecrivain royaliste et catholique intransigeant, il n'en reconnaissait pas moins la portée de 1789 : si la Révolution française a une valeur universelle, disait-il, c'est parce qu'" elle n'a pas été une explosion de colère, mais celle d'une immense espérance accumulée ".

Tout autre est la colère noire qui s'exprime aujourd'hui. Fille du désespoir, elle n'ouvre aucun avenir de liberté et ne prétend même pas ressusciter le bon vieux temps. Ni révolutionnaire ni réactionnaire, elle relève de cette dynamique venimeuse que le philosophe allemand Peter Sloterdijk a analysée dans Colère et temps (Libella Maren Sell, 2007). Dans le passé, affirme-t-il, la colère a eu ses débouchés spirituels ou politiques, à commencer par l'Eglise catholique et l'Internationale communiste. Désormais, elle tourne à vide : " Nous sommes entrés dans une ère dépourvue de points de collecte de la colère ", note Sloterdijk.

Ainsi, la colère ne trouve plus aucun exutoire universaliste, elle se déploie en une myriade de rages localisées et dispersées, qui ne produisent qu'un ressentiment généralisé, sans raison ni conscience. Voilà un autre point : tout comme elle ne promet rien, la colère ne veut rien savoir. De Pierre Kropotkine à Albert Camus, l'esprit de révolte allait jadis de pair avec la quête de vérité. La fureur nihiliste qui descend maintenant dans la rue est aux antipodes de cela. " Il s'agit d'un extrémisme de la lassitude – une hébétude radicale qui se refuse à toute mise en forme ou en culture ", ajoute Sloterdijk.

On comprend pourquoi ces " jours de colère " versent si facilement dans un complotisme halluciné. Voyez cette photo d'une manifestante qui brandit fièrement, au milieu de ses amis, une pancarte contre l'Europe " Pédo/Crimi-nelle/Sioniste/Satanique " (photo prise par notre consœur du Huffington Post, Lauren Provost). Regardez aussi ces vidéos où une ancienne figure du mouvement " beur ", désormais ralliée aux nouveaux nazis et militante de la Journée de retrait de l'école, affirme que l'éducation nationale enseigne surtout l'homosexualité, ou encore que le rap a été introduit par les étudiants juifs dans les banlieues pour miner leur rébellion… Ecoutez enfin la formule de Dieudonné, qui résume bien les choses : " La vérité, c'est pour les cons. "

La haine de l'esprit

Certes, tous les activistes de la colère ne poussent pas le délire jusque-là. Mais tous semblent habités par une méfiance instinctive à l'égard de la vérité telle qu'elle s'établit et telle qu'elle se transmet. Dans une formule célèbre, Bernanos disait que " la colère des imbéciles remplit le monde ". Sous sa plume, les imbéciles ne sont pas des ignares ou des idiots, ce sont des êtres ivres de rancœur, rongés par la haine de l'esprit. " La colère des imbéciles m'a toujours rempli de tristesse, mais aujourd'hui elle m'épouvanterait plutôt, notait-il en 1938. Le monde entier retentit de cette colère. Que voulez-vous ? Ils ne demandaient pas mieux que de ne rien comprendre, et même ils se mettaient à plusieurs pour ça… "

Pour le moment, ce compagnonnage avec un sombre nihilisme condamne les collectifs colériques à l'impuissance politique. Mais c'est aussi lui qui les rend si difficiles à combattre pour les partis traditionnels, de droite comme de gauche. Ainsi que l'affirme le sociologue Fabien Jobard dans un article paru sur Mediapart, cette foule colérique communie dans un " relativisme hyperbolique " qui jette le doute sur le réel tout entier, jusqu'à nier les faits les mieux attestés.

Il y a ici un cauchemar pour quiconque demeure attaché à une éthique de la rationalité, qu'elle soit religieuse ou politique. Face au négationnisme sous toutes ses formes, le cardinal André Vingt-Trois comme Jean-Luc Mélenchon se trouvent désarmés. Toute discussion argumentée devient impossible. " Imagine-t-on un astrophysicien qui dialoguerait avec un “chercheur” qui affirmerait que la Lune est faite en fromage de Roquefort ? ", demandait l'historien Pierre Vidal-Naquet dans Les Assassins de la mémoire (La Découverte, 1987). Par-delà les slogans politiques, la galaxie de la " colère " représente donc un défi lancé aux pratiques d'enseignement et aux institutions démocratiques. Si ce défi n'était pas relevé, alors le " jour de colère " pourrait bien devenir la nuit pour tous.

par Jean Birnbaum