Chroniques

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C'est une phrase que j'ai retenue et qui à la sortie de la Chambre claire m'avait fait plus aimer encore Barthes que je venais de découvrir avec quelque retard - mais après tout l'essentiel n'était-il pas de le découvrir :

Marceline Desbordes Valmore reproduit sur son visage la bonté un peu niaise de ses vers. 1

Phrase vacharde mais après tout pas plus que celle de Sainte Beuve

sur les plaintes sans trêves mais toujours humbles et soumises de celle que j'ose appeler la Mater Dolorosa de la poésie 2

J'ai bien un peu le souvenir d'avoir du apprendre à l'école quelques uns de ses vers sans en garder d'autre souvenir qu'une profonde lassitude comme si rien de ces vers ne pût jamais ni me concerner ni me toucher.

J'avais aimé, c'est vrai, cette ellipse qui paraissait tout dire de cette grand inconnue, en quelques mots.

A bien regarder aujourd'hui cette photo, comment ne pas la trouver terrifiante. Cette femme qui ne fut pas rien et reçut vibrant hommage d'un Verlaine, cette femme dont il ne reste rien que ce visage bonneté et ses pieuses mantilles, a le visage compassé des pieuses d'antan et une laideur à faire frémir une armée de païens.

Mais c'est ceci que je garde de la photographie, cet art consommé à saisir non le réel, encore moins l'instant, mais ce regard reconstruit où s'entremêlent le sens du photographe et la combinaison que mon propre oeil y niche sans toujours le vouloir ni savoir. Les quinze mots de Barthes suffisent à nous faire jeter l'oeil vers ces mantilles qui nous détournent de cette laideur insigne et nous plongent dans cette bonté que nous n'aurions pas décelée - assurément. Sise, passée autant que compassée, présence marmoréenne autant qu'explétive, cette femme n'a rien à nous dire d'autre qu'elle-même et c'est si peu.

Mais, c'est vrai, quand même eussé-je jamais eu envie de relire sa poésie que cette photo m'en eût immédiatement dissuadé.

Cette autre photo qui n'a rien à voir :

Celui du premier album de Dylan que j'achetai : ici c'est plutôt la nostalgie qui l'emporte. Celle d'un tout jeune homme à peine sorti de la gangue, qui s'essayait hors des chemins de traverse de la grande musique qui triomphait chez les miens. J'avais quatorze ans, 68 pointait et mes premiers doutes. Mais mes premières révoltes.

Si être philosophe était n'arrêter jamais de se poser des questions et s'insurger contre une latence qui se vautrait avec tant de morgue pour ne pas susciter la révolte, alors oui, c'est sans doute à ce moment que je le devins.

La conscience n'a pas d'âge : elle est d'un moment - celui où elle prend son envol. Les airs entêtants d'alors ne vous quittent plus qui rythment à jamais nos assauts et nos défaites. Cette rue enneigée, ce combi VW, cet adolescent dégingandé qui ressemblait si peu aux airs qu'ils entonnaient à qui s'accoude une jeune femme vite oubliée m'appelaient à un espace à la fois si familier et si lointain. Peut-être ne découvrons-nous jamais que notre propre monde. Ces deux-là se mettaient en travers de moi et de la perspective : ils allaient pour un temps scander mes illusions d'engagement ; j'en aurai d'autres plus tard qui épluchèrent aussi vite ma patience et mes douleurs.

Je sais aujourd'hui que la question reste ouverte mais demeure surtout un cri que l'on étouffe, une morsure que l'on cache.

Je sais aujourd'hui que, pour mon malheur peut-être, ma dignité sans soute, jamais je ne saurai dire oui !

 


1) R Barthes, La chambre claire p 159

2) Sainte Beuve Portraits contemporains 1842