Chronique d'un temps si lourd

Photos

Une actualité à désespérer le plus échevelé des hystériques entre le ras-le-bol fiscal de bonnets rouges à l'horizon aussi vaste que le périphérique aux heures de pointe et la déferlante raciste d'une droite qui se prête à tout pour s'imaginer populaire ... jusqu'à ce numéro de Libé du 14 novembre qui, pour en mieux marquer le poids, s'essaye à un numéro sans photo dont l'absence se fait d'autant plus acide que leurs places demeurent marquées sur les pages comme un retour du refoulé, ou les coups de cisaille de la censure d'antan ....

Et l'envie, derechef de parler de photo comme si elle éloignait du réel quand elle ne cesse de nous y plaquer ...

Une série d'articles sur la photo ...

«Implicite dans la photographie est l’idée que connaître le monde, c’est l’accepter tel que la photographie le fixe. Mais c’est là l’opposé de la compréhension, qui commence précisément par le refus du monde tel qu’il apparaît. Toute possibilité de comprendre s’enracine dans la capacité de dire non. Rigoureusement parlant, on ne comprend jamais rien à partir d’une photographie.» S Sontag

Il suffit sans doute, pour le comprendre de saisir au bond quelques unes des photos de la semaine : bien sûr, dira-t-on, le propos est biaisé puisque portant sur une sélection de photographies ayant déjà fait l'objet d'un tri par la rédaction. Sans doute ! Remarquons néanmoins que de ce point de vue, le Net offre une vie à des photos qui n'auraient pas toutes été imprimées.

Celle-ci d'abord qui dit l'essence de la résistance et l'horreur de la guerre civile. Les grecs avaient un mot pour la désigner - στάσις - qu'ils distinguaient soigneusement de πόλεμος, guerre menée contre un ennemi extérieur. Mais justement, avant d'être action de se lever et donc soulèvement, στάσις dit la stase, le fait simplement de se tenir debout. Cette stase-ci, qui fait l'homme et son honneur, qui dit sa gloire et son refus de se soumettre, est ainsi en même temps effondrement, d'un pouvoir, des institutions, des valeurs.

Tout y est dans cette photo et la fierté fragile d'être encore debout et l'effondrement alentour de tout ce qui peut faire une cité : des murs sales, criblés d'impacts sur quoi trône un slogan, débris et détritus entremêlés jonchant le sol, carcasse de voiture, saleté repoussante bien ordonnés autour d'une ligne de fuite qui file vers la gauche comme pour mieux souligner combien l'hymne interminable de la haine n'excavera jamais que les ruines de nos désastres antiques. Seul figure horizontale, en pleine action, tenant, prête à être lancée, une bombe qu'on devine artisanale. Que révolte rime avec dénuement, désolation, on le savait bien : ici criante, la solitude désespérée, désespérante, de qui s'insurge contre un pouvoir tyrannique et prompt à toutes les turpitudes qu'on aimerait bien soutenir n'était la quasi certitude que celui-ci ressemble à celui-là qui entonnera la même ritournelle macabre de la violence ou de l'intolérance. Oui la stase est aussi effritement, comme si l'ordre implosait, ou qu'il fût le prix toujours trop cher payé d'une rage jamais véritablement endiguée.

Mais celles-ci ensuite : supposées dire la révolte pacifique, encadrée ; la pointe extrême mais policée de l'expression politique. Ceux-ci manifestent - quoi de plus légitime ? - ... mais ces armes, ces signes guerriers peints aux visages, hurlants et ravageurs ?

Sont-ce les signes ultimes d'une crispation dont un système saurait encore organiser l'expression, ou, déjà, les premières fissures d'une cité qui craque de toutes parts et menace de s'effondrer sur elle-même ? Tout est là, autour de ces deux visages centraux d'un jeune homme et d'une jeune femme, s'époumonant mais que surplombent les armes dressées comme autant d'arbres mortifères. Gros plan, pris à hauteur d'homme, qui empêche de savoir si la foule est massive en arrière, mais souligne comme à plaisir l'imminence de la menace. D'entre les deux, rien ou presque, juste l'imminente sommation d'une arme qui bientôt parlera. Rodomontades de jeunes exaspérés ou dangereuse provocation comment savoir ? On eût au moins pu espérer qu'un étudiant fourbisse plutôt son artillerie de mots, de dialectique ...

Monde crispé assurément, où domine la foule ; où le capotage erratique de l'irrationnel menace sans cesse de prendre les formes des grandes exterminations bibliques.

Foules que l'on retrouve dans ces liesses populaires à l'occasion de quelque victoire sportive - voire politique. Cette foule algéroise qui s'avance vers nous, se réjouissant de quelque qualification dont on n'a que faire, comme elle ressemble furieusement à une foule en colère prompte à foncer vers le pouvoir ; ces lueurs étranges des feux barbouillant la nuit d'ocres fumées disent à la fois, comme le feu du reste, le plaisir d'être ensemble et de parvenir à construire quelque chose, et l'imminence de la destruction. Ces foules jouent avec le feu et l'on y redoute toujours un peu d'y entendre subitement les armes claquer.

Je pourrais m'étonner m'amuser de ces simulacres vaniteux de victoires feintes et de gloires sacrificielles, je n'en ai même pas envie. Cette époque, écrasée par l'impuissance et le cycle infernal de ses entraves, semble ne vouloir plus, ne savoir ou ne pouvoir plus, se mettre en marche que pour des luttes simulées qui auraient leur mérite si elles pouvaient détourner la visée des armes, mais ne font que ressembler - annoncer ? - des luttes bien plus tragiques que la colère grondant au murmure des foules prépare inéluctablement. Je cherche du sens à tout ceci : mais si je parviens à trouver quelque agrément à ces joueurs portant leur entraîneur à bout de bras, comme un joli instantané de la théorie pascalienne du divertissement, parce que tout simplement, dans sa netteté, elle mime la part d'imaginaire sans quoi rien du réel ne serait supportable, j'ai quelque peine néanmoins à ne pas sourire, ni m'inquiéter devant ce surgissement perpétuel de foules en extase.

Que l'on rajoute à celles-ci, la prolifération de photos prises après typhon, cyclone et autres catastrophes naturelles et ceci confère à la semaine, à l'époque, une curieuse connotation millénariste, où le moindre frémissement semble devenir prémices d'un accomplissement eschatologique. C'est bien l'autre marque de ce temps, évoquée souvent, que ce sentiment diffus, cette crainte sourde qui autorise tous les débordements, d'un monde épuisé, au bord du gouffre, incapable ni de se ressaisir ni de se trouver l'élan d'un projet nouveau non plus que d'affronter l'idée d'une nature regimbant devant les offenses faites ; effritant sans cesse le sol qui nous porte, gangrenant insidieusement l'air même de notre avenir. Imaginaire ou réelle, cette menace environnementale ? qu'importe, elle se surajoute à nos propres crises et révèle avec cruauté notre impuissance au moins autant que notre incrédulité.

Là est le regard : prises séparément, ces photos racontent chacune à leur tour une histoire spécifique ; considérées ensemble, elles projettent une perspective que nos craintes, nos impuissances, nos élans parfois, saisissent immédiatement pour leur donner une couleur qui est moins la leur que la nôtre.

Je ne sais si c'est là de l'art : en tout cas la marque, décidément, qu'entre le réel et nous, se creuse le fossé de nos représentations.

Et cette exposition encore de Vivian Maier

Je ne sais pas grand chose sur cette dame mais en découvrant ces quelques clichés d'une période pas si lointaine, après tout c'est celle de ma naissance, et pourtant désormais si étrange, je mesure le chemin qui va de la photographie d'actualité à la photo d'art. Le même secret du regard qui fait la photo n'être jamais la simple recopie du réel mais l'éclair d'une volonté et pourtant, ici, nul besoin du prétexte de l'actualité, encore moins de l'acte. La force offerte de cette banalité que nous ne savons regarder mais où se nichent assurément de bien séduisantes pépites.

Ces bourgeoises à l'éclat depuis trop longtemps défraîchi pour qu'on puisse seulement l'espérer encore suranné, dont l'élégance hyperbolique a quelque chose du cri tragique de la bête menée à l'autel, baroque pour la surcharge dont on attend encore l'écho divin, comme si l'empilement parvenait jamais à camoufler les outrages de l'âge, ou la richesse exhibée en taire le tapage. Elle s'empresse, dans cette rue que la cohorte d'employés entassés a déjà désertée ou pas encore conquise, filant vers on ne sait quelle emplette qui ne la fera pas plus gracieuse, vers quelque salon de thé où les jacasseries de commères acrimonieuses accuseront encore plus sa languide alacrité. Nous avons tous eu, dans nos familles, de ces tantes pathétiques que l'écorniflure de l'âge agressaient impitoyablement sans qu'elles pussent jamais s'y résoudre. La vêture, alors, emprunte au bouclier l'espérance de la morsure évitée, plus qu'il ne parvient à ourdir quelque ultime secousse du désir.

Celle-ci, a la coquetterie fleurie mais on devine presque trop combien son souci d'élégance, ultime contrepartie d'une fierté trop lourde à porter, parvient tout au plus à souligner ces lèvres pincées qui exhalent une vie sinon d'amertume au moins de taciturne ennui. Au chapeau plat qui barre à l'horizontale un visage fermé répond la parallèle verticale d'une écharpe soigneusement lovée entre une encolure déjà désuète et une rose à peine moins glorieuse que celle qui triomphe sur le couvre-chef. On devine le chignon planté fièrement à l'arrière pour dire le sérieux de ce sac discrètement tenu sous le bras. Celle-là se précipitait vers un avenir improbable ; celle-ci traînaille, empesée et flétrie dans son présent taiseux. La vieillesse flatte les hommes et injurie les femmes, dit-on : qui dira le scrupule d'un gué où l'amont insulte autant que l'aval.

Ici rien ne se passe ; rien ne passe et la femme empressée semble aussi pétrifiée que la dignité hiératique mais pourfendue de celle-ci. Ultime instant où rien ne ressemble plus au mouvement que l'inertie, ultime outrage que le quotidien fait au rêve.

L'humanité décidément se joue dans ces petits riens que les hauts faits d'armes tant prisés par les historiens ignorent mais qui traduisent tellement l'insondable difficulté d'être.

Ceux-là disent la jeunesse, pas moins embarrassée pour autant. Ils viennent d'on ne sait où, viennent de descendre de cet improbable bus ; ils n'ont rien ; presque rien mais c'est déjà trop. Entravés par un paquet trop lourd et un bébé endormi, les bras de la femme n'ont plus rien à offrir à ces deux autres petits qu'aucune main paternelle ne prendra tant demeurent ces cartons sur le trottoir que le geste dépité du père souligne comme autant d'impossibilités. Peut-être ne savent-ils pas où aller, vraisemblablement le savent-ils mais ignorent comment. Regardez-les : aucun ne regarde dans la même direction ; ont-ils un avenir ? il risque de n'être seulement pas le même. Les fenêtres sagement alignées du bus ne laissent transparaître que des ombres ; celle de l'immeuble, au fond, dressées comme des barricades, cachent pudiquement leurs arrières. Non, décidément, ils sont seuls ; une famille sans doute, mais seule. Premiers signes peut-être du grand renversement : la ville n'est plus ce grand bouillonnement d'impétuosité et d'invention ; espace impavide, soigné mais froid de tant de gris offerts, l'oasis désormais asséché de toute les solitudes. Marque de la photographe sans doute, mais cauchemar prémonitoire d'une Babel même plus tonitruante.

Solitude oui, répétée jusqu'au dégoût, de cet homme dormant dans sa voiture, flattant le contraste obscène d'une cité riche qui fabrique autant de marchandises opulentes que d'exclus ; de cet autre cheminant dans une rue déserte, un paquet à la main pour tout viatique, des sandales au pied, offensant la saison, qui fuit vers l'horizon, semblant nous tourner le dos quand en réalité ce serait plutôt nous, impuissant à le regarder, qui aurions baissé les yeux.

Solitude obsédante que le contraste violent entre la robustesse des choses - à ces voitures à la calandre rutilante, aux carrosseries rondes, épaisses, presque maternelles à force d'être rassurantes ! - et la fragilité des hommes.

Période bénie, dit-on, presque miraculeuse, que ces Trente Glorieuses ? A bien y regarder, certes, elle devait bien détruire un peu moins : mais elle corrodait déjà, rongeant de l'intérieur, l'humanité de l'homme.

Et lentement, laissant à l'espace toute la beauté froide des grandes réussites mécaniques, l'homme, silencieux, se retire. Et ne reste plus que .....