Chronique d'un temps si lourd
Photographe du quotidien Dans le regard de l’Autre «Si je suis parti au Chili, c’est parce que j’avais fait Bardot» La photographie à l’épreuve du temps «Libération» plongé dans le noir

Photographe du quotidien

 


TRIBUNE.

Par SÉBASTIEN CALVET Photographe


Je fais partie de ceux que vous apercevez aux bas de vos écrans de télévision. Je me trouve dans ce que l’on appelle «la meute». Coincé entre les corps de mes semblables, je tente de tirer mon épingle du jeu et faire une image de l’événement qui se déroule devant mes yeux.

Mon métier est d’enregistrer le flot incessant de l’information en continu. Je tente pourtant de me tenir sur la rive et de rester à distance pour délivrer l’image la plus signifiante possible.

Sorties de conseils des ministres, poursuite de personnages dans les couloirs du Palais de justice, manifestations, je photographie cette somme de petites choses qui font notre société. Je suis et je veux être un photographe d’actualité. J’ai choisi de m’intéresser à ce type d’image qui fascine avec le temps.

Les cadres en noir et blanc de journaux anciens que chacun regarde en faisant appel à ces souvenirs. Je me place de ce côté-là. Je veux, en définitive, faire des images d’archives. Les voir vieillir et se patiner, comme des meubles précieux.

Lorsque mon œil se colle à mon viseur d’appareil photo, j’organise le monde qui se présente à moi. Je transforme cette humanité en une géométrie des attitudes, une organisation de mon cadre qui dessine un chemin pour parler au futur spectateur de mon image. Souvent, mon sujet est pauvre. Un homme qui parle, un autre qui fuit. Un personnage qui rentre, un autre qui sort. Moi, photographe du quotidien, j’attends l’arrivée de mes protagonistes pour finaliser mon cadre. Cela peut parfois prendre beaucoup de temps. Plusieurs heures à attendre pour quelques secondes de photos. C’est le sel de mon métier. J’ai rêvé, adolescent, sur ces hommes en costumes qui, Leica en main, attendaient les ministres sur le perron de l’Elysée. Ceux-là même que l’on voit dans le film de Raymond Depardon, Reporters. Les photographes étaient peu nombreux, au plus près des politiques qu’ils côtoyaient. Ces derniers sortaient de la DS, écrasaient leurs cigarettes puis saluaient les hommes d’images présents. Ils s’arrêtaient presque devant l’objectif puis continuaient leur route.

Aujourd’hui, nous, photographes, sommes tenus à distance des personnages de l’actualité par des barrières visibles et des mises en scènes qui racontent une histoire qui n’existe pas. Je déconstruis ces décors et recompose cette réalité pour en donner mon regard. Le dialogue avec le service photo de Libération, me permet d’avoir un point de vue et de le revendiquer, chose précieuse aujourd’hui.

Etre photographe d’actualité en 2013, c’est mener une lutte incessante contre la vitesse. Les images de l’événement que je couvre sont retransmises en direct sur les chaînes info.

Chacun vit en simultané l’information et sa narration. Serge Daney disait que «le direct, c’est se regarder en train de regarder l’événement». La tyrannie du direct impose une hallucination collective qui réduit le champ des explications et des descriptions.

Alors que je me trouvais dans un endroit interdit lors de l’allocution d’un politique, son conseiller en communication est venu me demander de me mettre «dans l’axe des caméras». Refus poli de ma part. Mon défi est, justement, de me tenir hors de l’axe des caméras.

Le photographe est là où l’immédiateté n’est pas, il fige l’instant et lui redonne sa part d’éternité. Je pose donc des jalons chaque jour dans les pages du journal. Même si mes reportages ne durent que quelques heures, je tente de tisser un fil rouge entre toutes mes images. Je raconte un monde de la représentation, d’idées toutes faites. Je lutte avec le public qui, armé de son smartphone, s’écrie «mais moi aussi j’ai le droit de faire des photos !». La preuve par l’image est aujourd’hui le leitmotiv de notre société. Je photographie donc j’ai été, donc, j’ai vécu. Mes images ne sont pas la vérité, elles ne prétendent pas expliquer. Elles sont le résultat de mon expérience, une fenêtre de réalité que je donne à voir au lecteur de Libé.

A la fin du chemin, je me trouve confronté à mon image imprimée dans le journal. Je la découvre à nouveau lorsqu’un lecteur parcourt ces pages devant moi dans la rue ou au café. Je tente de deviner dans son regard le chemin qu’il poursuit.

Son œil glisse-t-il sur mon image rapidement ? Ou bien s’attarde-t-il sur ces éléments que j’ai mis en avant pour qu’il les lise ? J’apprécie l’idée qu’il replie le journal et parte en courant prendre son bus avec mon image dans sa poche. La tentation est forte, pour moi, de m’approcher de lui et de lui dire «cette image, c’est moi qui l’ai faite».

 

Dans le regard de l’Autre


TRIBUNE.

Par CAROLINE DELMOTTE Photographe


«Je suis photographe.»

Quand je me présente ainsi, automatiquement on me demande quel genre de photos je fais et quel appareil j’utilise. Comme le disait Man Ray, on ne demande pas à un peintre quel pinceau il emploie, mais j’avoue mon faible pour le reflex Nikon numérique.

Il est cependant plus compliqué pour moi de répondre à la première question. Je n’ai jamais pu endosser une étiquette claire et nette de mon travail : les photographes sont censés faire de la mode ou du portrait ou de la beauté, ou du reportage, etc.

Non pas qu’ils soient tous hyperspécialisés (c’est tout de même vrai pour la majorité d’entre eux), mais ce n’est pas du tout mon cas. Sans qu’il y ait volonté délibérée de ma part, je ne me limite pas à une seule case.

Je suis arrivée à la photographie après être passée par des études d’art et de scénographie. J’ai gardé l’habitude de réfléchir en dessinant (et inversement), un goût prononcé pour les maquettes et les costumes, et j’ai tenté ma chance dans la mode qui me semblait une suite naturelle au théâtre : je voyais des personnages avec des costumes, des coiffures incroyables dans des décors qui ne l’étaient pas moins.

J’ai commencé à faire des photomontages parce que je n’avais pas les moyens de mes idées : ainsi, par exemple, les décors en 3D sont venus parce que je ne trouvais pas de rues sans voitures dans Paris.

Et j’ai eu la chance d’avoir des commandes dans des domaines divers : la presse, la pub, la mode…

En parallèle, j’ai toujours pris des photos «pour moi». La pratique du photomontage, a encouragé cet appétit : «Ça peut toujours servir».

Mais je crois que j’ai vite senti, sinon compris, que la photographie était un moyen pour moi, d’«être au monde», de me sentir en contact.

Peu à peu, mon travail s’est ainsi développé sur deux plans apparemment distincts : d’un côté les images très retouchées et composites, de l’autre, celles plus «photographiques».

Bien entendu, pour moi, la césure ne se situe pas entre les images très retouchées et celles qui le sont moins ou pas du tout. Je dirais plutôt qu’il y a les «longues» et les «rapides».

Certains projets sont «pliés» en quelques heures, la prise de vue suffit (les photos d’un événement particulier ou une séance en studio par exemple) ; d’autres réclament un travail de composition, de montage, de plongée dans les archives, de mise en place des différentes strates.

Mais au fond, les mêmes motifs traversent les diverses formes, et si je devais en définir le thème originel, j’évoquerais sans doute «le décor», le monde qui nous entoure comme un décor, celui du quotidien, de rêves, de vacances, de notre enfance…

Ce n’est plus alors seulement un monde extérieur, détaché de nous, mais bien filtré par les couches successives de notre imaginaire, comme l’eau par les couches géologiques.

C’est le monde que nous nous approprions, dans lequel nous sommes et qui est en nous.

Selon moi, la photographie est le médium parfait pour saisir cette double présence, ce mouvement subtil de va-et-vient. Car elle est à la fois objective et subjective, comme le dit magnifiquement le cinéaste Wim Wenders (Une fois. Images et Histoires, l’Arche) : «Une photo est toujours une image double : elle montre son objet et - plus ou moins visible - le "contrecoup" : celui qui photographie au moment de la prise de vue.»

On entre dans le délicat travail du photographe qui fait plus ou moins consciemment la part des choses, en cherchant la bonne distance, le bon moment, le point, qui serait peut-être alors le point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, lui et l’autre.

Mais pour éviter ce seul mouvement de balancier qui ne mènerait pas très loin, il est temps de trouver une issue, de trianguler. Car, si je prends des photos, c’est bien pour quelqu’un, pour l’Autre. Certes, je ne connais pas tous les gens (les foules immenses) qui voient, à l’occasion, mes images. Et je n’y pense pas vraiment quand je travaille (sans rancune).

Mais c’est dans le regard de cet Autre qu’aboutit le processus, selon moi : c’est lui qui fait le chemin à l’envers, de l’extérieur vers l’intérieur. Il s’approprie l’image et tout ce (ceux) qu’elle contient. D’une certaine manière, nous nous trouvons liés. De façon indicible, invisible, la plupart du temps sans rien en savoir. Voilà pourquoi une photo d’Indiens d’Amérique d’Edward Curtis, prise il y a cent ans, me touche autant qu’une photo de famille. Et c’est aussi pourquoi je suis une photographe.


 

«Si je suis parti au Chili, c’est parce que j’avais fait Bardot»


INTERVIEW. Raymond Depardon Photographe

RECUEILLI PAR SYLVAIN BOURMEAU


Au moment où s’ouvre son exposition au Grand Palais (cf. Libération d’hier), Raymond Depardon est l’invité ce soir de Libération au Théâtre de la Ville à Paris. L’occasion pour ce numéro sans photo de faire le point sur sa pratique.

La photo vous apparaît-elle aujourd’hui scindée en deux univers de plus en plus étanches : d’un côté le photojournalisme, de l’autre la photo plasticienne ?

En trente ans, cette séparation s’est progressivement instituée. Quand, en 1966, on a fondé l’agence Gamma, il n’y avait pas véritablement de frontière. Il n’y avait pas d’un côté, des photoreporters, et de l’autre, des auteurs. C’est la mise en place d’une caisse spécifique Agessa qui a véritablement commencé à séparer les carrières. C’est très français. D’un côté, le régime général, les photographes de presse d’agences comme l’AFP ou Reuters, qui sont salariés et ne sont pas propriétaires de leurs photos. De l’autre, des photographes qui sont souvent venus à reculons vers le statut d’auteur… j’en ai vu tellement dans les couloirs de Gamma ou de Magnum qui regardaient leurs chaussures et ne s’assumaient pas comme artistes à part entière. En France, on a fait l’erreur après-guerre de rattacher les photographes à la carte de presse. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis où les photographes de presse se contentent de coupe-files délivrés par la police, par exemple, mais ne sont pas considérés comme des journalistes.

Comment va la photo aujourd’hui ?

Plutôt bien, je trouve. Tout simplement parce qu’elle est encore libre. On le voit avec l’utilisation que vous en faites, il suffit de tourner les pages de Libération. On s’aperçoit souvent d’un décalage entre le texte et la photo, et c’est tant mieux. Ce sont deux mondes qui cohabitent. On multiplie les points de vue. Cela dit, c’est vrai que les agences s’écroulent. Et dans le même temps, Paris Photo enregistrera certainement de nouveaux records.

Les photographes doivent-ils en conclure qu’il faut se tourner vers les galeries ?

Non, je ne crois pas. Ils doivent juste rester photographes. Mon mode d’expression, c’est plutôt le livre, et accessoirement des lieux d’art contemporain. Mais je n’ai pas changé : curieux, intéressé et politique. J’ai toujours essayé de ne jamais faire la même chose. J’ai démarré comme pigiste, puis je me suis associé et j’ai fondé l’agence Gamma, après je suis rentré à Magnum, et puis j’en ai eu marre parce que j’avais commencé très tôt toutes ces aventures, qui se sont peu à peu vidées. Mais je reste toujours dans cette curiosité, l’envie de faire de la France, de faire de l’étranger, de faire des paysans, de faire des Indiens, de faire les villes…

Mais comment financer les reportages, le travail ?

Il y a toujours eu un déficit de financement. Si je suis parti au Chili en 1971, c’est parce que j’avais fait Brigitte Bardot. C’est toujours le même vase communiquant. Je me souviens de Jean Rouch et Chris Marker qui disaient, pour le cinéma, mais ça vaut aussi pour la photo : «Il ne faut pas être complètement professionnel.» Eux enseignaient, ils étaient un peu chercheurs au CNRS, Rohmer aussi enseignait. C’est un mal du siècle : les artistes veulent être professionnels, vivre tranquillement de leur art. Moi, j’ai passé mon temps avec Gilles Caron, comme encore aujourd’hui, à chercher de l’argent. Le client unique rêvé genre National Geographic, Paris Match ou Life, ça n’existe plus ! On voit bien comment des gens comme Sebastião Salgado ou d’autres travaillent, ils bricolent, ils mélangent différents types de financements.

J’ai fait aussi des films publicitaires pour pouvoir aller faire des photos, je n’ai fait que ce genre de choses dans ma vie : de l’argent puis du plaisir. C’est important parfois de pouvoir partir juste pour le plaisir. Aujourd’hui, on trouve beaucoup de donneurs d’ordre dans le monde de l’art contemporain. Et ils sont moins exigeants que la télévision, par exemple. Mais il faut toujours savoir détourner la commande, s’en servir pour préparer un autre travail, faire des repérages. Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de recette, de solution miracle. Il faut que le photographe soit le plus libre possible, pas trop dépendant des journaux. Il faut assumer le fait de devenir des artistes et la difficulté de financement, c’est le prix à payer pour ça. Mais les gens qui écrivent pour Gallimard, c’est un peu pareil, non ?

Tout le monde prend des photos, tout le temps. Quel impact pour les photographes "professionnels" ?

Très bénéfique. Je l’ai remarqué à Paris, dans des lieux publics comme la pyramide du Louvre : il y a tellement de photos prises que les gens deviennent moins agressifs avec le droit à l’image. En Afrique et en Amérique du Sud, c’est parfois plus compliqué. Les gens peuvent encore être hostiles à la photo. Le Rolleiflex et son viseur permettent un rapport différent. A Los Angeles, les jeunes me disaient «so vintage» et me prenaient moi en photo ! Le photographe mitrailleur au Leica, c’est sans doute un peu fini. Il faut parler, il faut sourire. Il faut retenir le propos vraiment important de Cartier-Bresson, pas celui sur l’instant décisif, mais l’idée qu’il faut faire comme l’artillerie : «Tirer vite et dégager». Il ne faut pas insister. C’est une question de corps aussi. Mon corps un petit peu bedonnant, ça passe mieux, ça permet de passer inaperçu.


 

 

La photographie à l’épreuve du temps


Négatifs. L’ouverture du salon annuel Paris Photo au Grand Palais est l’occasion d’interroger l’avenir de cet art bicentenaire, auréolé par le marché.

Par VINCENT NOCE


Au royaume des défunts, il faudrait exhorter Périclès, Bossuet, Shakespeare ou Mozart à monter à la tribune. Malraux, sûrement, n’aurait pas manqué l’appel. Mais est-il temps de dresser l’éloge funèbre de la photographie, deux cents ans après sa création ? La question se pose pour la presse et Libération s’en fait aujourd’hui le relais (lire ci-contre). Mais, au moment où s’ouvre le salon annuel Paris Photo au Grand Palais, l’interrogation reste présente et relayée auprès de plusieurs acteurs du marché (même si, naturellement, ils préfèrent répondre par la négative). A commencer par Alex Novak. Une irrépressible nostalgie semble avoir submergé cet Américain, à l’origine, il y a trente-quatre ans, de l’Association internationale des marchands de la photographie d’art. Sa dernière chronique (1) s’apparente à un testament, prononcé dans une nécropole, devant les grands photographes, marchands et conservateurs ayant rejoint les orateurs déjà cités.

Il ne perd pas espoir pourtant, puisqu’il les fait suivre par des listes - plus réduites - de talents prometteurs. Alex Novak s’alarme de voir disparaître «la profondeur historique» de son métier, craignant «la perte du fabuleux savoir, de l’expérience et de l’humanisme de la génération ayant créé le marché de la photographie». Et «la magie», similaire à celle «d’une image qui se révèle sur un papier argentique».

«Humaniser». La chambre noire ? Baudelaire la craignait, mais pour l’art. En 1859, il se révoltait contre «la folie» de cette «société immonde» de Narcisse, ces «adorateurs du soleil» perdus dans la contemplation de leur «image triviale». Il n’était pas opposé à cette «industrie», mais redoutait qu’en s’emparant de la multitude, elle ne prenne le pas sur l’art, seul à même de faire partager le «bonheur de rêver». «Baudelaire disait : "Si la photographie prend toute la place, elle va tuer l’art." Mais ce qu’il ne pouvait prévoir, c’est qu’elle serait elle-même entraînée dans ce processus : aujourd’hui, elle envahit tout - ou plutôt elle a démontré toutes ses qualités. Au risque d’une dissolution.» L’auteur de ce propos n’est autre qu’un conseiller parisien, Serge Plantureux, qui vient d’ouvrir un laboratoire d’analyses et publie des micro-histoires de la photographie (2) : «Celle-ci s’insère partout. Elle anime et fait vivre des manuscrits, des objets antiques, des livres à l’aspect un peu aride…»

Ces jours-ci, Guimet entoure les statues et moulages ramenés des temples khmers des prises de vue de l’expédition. Dominique de Villepin disperse à Drouot sa bibliothèque de manuscrits politiques, qu’il accompagne de photographies en grand nombre des personnalités ou des événements. Ce qui, selon l’expert Benoit Forgeot, «contribue fortement à l’originalité de cette collection».

Etienne Bréton, influent consultant en peinture à Paris, a aussi collecté un ensemble de photographies d’artistes du XIXe siècle, un des plus importants au monde avec près de 350 lots. Dans cette passion privée, il voit un moyen d’«humaniser» Rodin, Renoir ou Monet, que la cote sur le marché a transformés en valeurs abstraites. Depuis quelques années, les exemples se multiplient : Jacquemart-André a croisé les frères Caillebotte, peintre et photographe. La Royal Academy de Londres a aligné les clichés d’une ballerine pris par Degas pour modeler sa Petite Danseuse dans la cire. Montréal a rapproché le peintre de la catastrophe de la Grande Guerre, Otto Dix, des photographies de mutilés de la face, réunies en 1924 dans un album «contre la guerre», nettement plus insoutenables. L’atelier Delacroix a montré la collaboration du peintre avec Eugène Durieu, qui photographiait ses modèles. Dans un livre, Pierre Schneider a exposé «l’influence profonde de la photographie sur les recherches plastiques de Brancusi».

Il y eut des faux pas, comme le pavillon des images pornographiques autour de l’Origine du monde, à la rétrospective Courbet du Grand Palais. «Pour le meilleur et pour le pire, partout la photographie est appelée à la rescousse, témoigne Plantureux. Ses déballages aux puces sont les plus fréquentés. Ce mouvement s’est étendu aux collectionneurs. Beaucoup qui s’intéressaient aux antiquités ont accepté de considérer les photographies à l’égal des objets, et pas seulement comme des reproductions.»

Pour Caroline Markovic, «il n’y a pas de barrière». En 2004, elle a ouvert une galerie, l’Atelier d’artistes, pour accrocher, sous un poème de Victor Hugo, une étude d’arbres d’un graveur italien de la Renaissance, un Portrait d’arbre peint par Jules Coignet et un chêne éléphantesque photographié par le colonel Caper-Cure en 1856 (lequel périt en dynamitant des racines dans son parc). «Il y eut toujours des échanges, ajoute cette galeriste, rappelant les recherches d’effets esthétiques à différentes périodes. Mais il est devenu difficile de trouver du matériel, et de le conserver les deux ou trois années de préparation d’une exposition, d’autant que les grandes maisons de ventes aux enchères accaparent le marché pour en faire, il faut bien le dire, une machine à fric.»

Plus de 900 000 euros pour une marine de Gustave Le Gray, 400 000 pour une épreuve de Cartier-Bresson, 5,5 millions pour des tirages de Richard Avedon, 4,5 millions demandés pour 75 épreuves de Julia Margaret Cameron… «Ces prix stratosphériques correspondent à d’autres logiques, reconnaît Serge Plantureux, mais cette quête pour un nombre très réduit de "chefs-d’œuvre" à la définition élitiste arrive à bout de souffle. Des icônes disponibles, il n’y en a plus vraiment. Les épreuves anciennes des images célèbres deviennent des raretés. Alors, le marché tourne en rond, avec des tirages tardifs, des retirages plus ou moins authentifiés… certains étant même tentés de faire signer les morts.»

«C’est le grand problème, s’emporte David Guiraud, connu pour sa passion et son intégrité, qui tient galerie dans le Marais. Quand j’ai commencé dans les années 90, on pouvait tout acquérir à prix ridicule, les ventes étaient de véritables dictionnaires historiques. Les musées ont pu constituer leur département photographique, les marchands américains servant de précurseurs. Désormais, quand on ne trouve plus une œuvre, on la crée. Des descendants multiplient les tirages. Si la mort d’un artiste ne permet pas de clôturer son œuvre, c’est un vrai problème. Certains ayants-droit sont honnêtes, d’autres imprécis : définir l’œuvre va devenir un cauchemar dans cinquante ans. Et cette confusion risque de détourner les gens de la photographie d’art.»

«Escrocs». Certains auteurs s’y sont eux-mêmes prêtés. Avedon a multiplié les tirages à la fin de ses jours. Hormis les spécialistes, qui sait que la photographie la plus chère au monde, signée Cindy Sherman et datée de 1981, adjugée pour 3 millions d’euros chez Christie’s en 2011, venait en fait d’être retirée par l’artiste, l’exemplaire original ayant perdu ses couleurs ? Et parmi les golden boys qui accrochent des grands formats payés à prix d’or, combien savent que la plupart résisteront fort mal au temps ? Maël Bulot et Frédéric Elkaïm, qui ont mis en place des formations et conduisent un cercle franco-suisse de collectionneurs à Paris Photo, reconnaissent que ce marché procure à leurs amateurs «une forme d’angoisse». «Elle est fondée, confirme un expert de Drouot, car non seulement les mécanismes sont complexes, mais ce milieu compte un nombre redoutable de bandits.» «Déjà atteint par un climat général, le marché a été déstabilisé par les scandales retentissants», souligne Alexandre Giquello, commissaire-priseur.

L’atmosphère est alourdie par la négligence des autorités envers la contrefaçon. En deux ans et demi, la vente d’une collection de faux incunables n’est toujours pas réglée. «C’est incroyable, on sait que ce sont des contrefaçons, on connaît les escrocs, qui sont récidivistes, et il n’y a toujours pas de procès», s’enflamme un client floué. Aux Etats-Unis, la saisie d’une collection prestigieuse de plus de 2 200 pièces, estimée à 10 millions d’euros, et la fuite de Philip Rivkin, qui recyclait des détournements de fonds, n’a pas allégé l’atmosphère.

Malgré ce désarroi, à la Fiac ou à la foire de Bâle, elle s’affiche sur tous les stands.«Le marché s’est totalement réorienté vers le contemporain, qui est éminemment spéculatif, note Caroline Markovic. Mais on voit des artistes revenir à ces techniques anciennes, comme Takeshi Shikama qui fait des tirages au platine palladium, avec un très beau grain.» Agnès b. expose des ambrotypes (3) tirés par Matthias Olmeta, ce qui n’empêche pas ce Marseillais d’utiliser du numérique. Certains ressortent même le daguerréotype des ancêtres (4). «Vous savez, philosophe Serge Plantureux, l’histoire de la photographie reste une mine, il suffit d’être curieux, sans se braquer sur une image que tout le monde veut.»


 

(1) Iphotocentral.com

(2) Photoceros.com

(3) Procédé de fixation de l’image sur plaque de verre

(4) Technique primitive, plus onéreuse, de fixation sur argent ou cuivre


 

 

«Libération» plongé dans le noir


EXPLICATIONS. Jeudi, pour la première fois de son histoire, le journal a choisi de se passer de photo. Explications.

Par BRIGITTE OLLIER


Un choc visuel. Pour la première fois de son histoire, Libération paraît sans photographie. A leur place, une série de cadres vides qui créent un espace de silence, assez inconfortable : c’est flagrant, il y a un manque d’information, comme si nous étions devenus un journal muet. Sans le son, sans cette petite musique intérieure qui accompagne le regard.

Mots en solo. Savoir, c’est aussi voir, cette évidence saute aux yeux face à cette disparition volontaire. Pourtant, les photographies ont été choisies, seules les légendes et les signatures sont présentes, de la première à la dernière page. Un geste audacieux qui veut démontrer la valeur et l’énergie de la photographie à l’heure où s’ouvre la 17e édition du salon parisien qui lui est consacré.

C’est aussi un signe d’interrogation. En vidant le journal de toute représentation, en proposant les mots en solo, nous avons voulu dire combien ce langage des images est essentiel à la compréhension, même si, parfois, il peut anesthésier le réel et n’être que «duplicata», ainsi que l’écrit Susan Sontag (1): «Implicite dans la photographie est l’idée que connaître le monde, c’est l’accepter tel que la photographie le fixe. Mais c’est là l’opposé de la compréhension, qui commence précisément par le refus du monde tel qu’il apparaît. Toute possibilité de comprendre s’enracine dans la capacité de dire non. Rigoureusement parlant, on ne comprend jamais rien à partir d’une photographie.»

Dans cette ambiguïté énoncée, dans ce «désordre tyrannique» aurait préféré Roland Barthes, se place l’enjeu de la photographie tel que pratiquée à Libération qui a imposé ce dialogue répétitif : publier chaque jour «les bonnes photographies». Pas si facile à définir, comme le remarque Philippe Sollers, lui qui n’aime que ses portraits pris par des femmes : «Une bonne photographie est peut-être celle qui évoque l’absence de toutes les photos possibles, toutes celles qui n’ont pas été prises.»

Dans le même esprit, en 2010, lors d’une performance, des artistes en avaient invité d’autres à lire la description écrite de photos invisibles publiées dans un livre, Images latentes : journal d’un photographe, comme une mise en abîme du propos iconographique. L’absence, donc, pour signifier à la fois le manque et la routine, à nous les drogués des images, capables de jouir par procuration des joies et des malheurs sur terre, quand les photographes, eux, cherchent juste à trouver. Quoi ? Devoir de vérité ? Vertige de la postérité ? Ce qui restera d’un éblouissement, d’un instant très vif, d’un geste d’amitié, d’une accolade politique, d’une guerre économique, d’un cyclone aveugle, d’une comédienne à la beauté si fragile…

Pression. Ainsi avance le quotidien, à l’amble, chaque page illustrée se calant avec sa photographie, signée d’un inconnu ou d’un grand reporter de l’AFP. La multiplicité de la photographie est sa richesse intrinsèque. Certes, tout n’est pas parfait, devant et derrière l’objectif, d’autant que les photojournalistes eux-mêmes travaillent le plus souvent sans filet, désormais soumis à la pression d’une information continue. Laurent van der Stockt, en mai 2009, évoquait les risques du métier : «Je suis là où les masques tombent, où les histoires d’amitié se nouent, où l’être humain est révélé. Je suis dans un présent intense. […] On sait que les photos ne changeront rien, mais comment exister dans un monde sans essayer de le changer ?»

Retour à la case départ. De Susan Sontag à Laurent Van der Stockt, tout est presque dit de la photographie. De sa double vie, vérités et mensonges.

(1) «Sur la Photographie», Bourgois (1973).