Chronique d'un temps si lourd
Saul Leiter Marc Riboud Willy Ronis Sabine Weiss Franco Zecchin

Galeries Photos

Saul Leiter

Celui-ci, qui vient de mourir pour avoir assez joliment investi la couleur et réussi de surprenantes visions d'une Amérique des années 50. Celle-ci notamment pour le jeu invraisemblable de couleurs bariolées, criardes, bigarrées. Tout ici veut signer l'opulence et la fierté d'être sinon américain, du moins new-yorkais : les enseignes à boire, ce véhicule robuste et rond comme une famille qu'on s'entête à vouloir fonder ; cette cravate criarde qui s'obstine à s'échapper hors du veston pour bien signifier à chacun que ni le costume, ni le chapeau ne sont des accidents prétentieux mais les étendards, à peine moins suffisants que les appels à boire, mais preuves incontestables d'une réussite imminente qui fera demain oublier la couleur de peau. La cigarette pendante, qui est la marque du temps, achève la promenade bombée d'un torse trop fier pour ne pas s'être empêtré dans tous ces accessoires de la modernité qui obstruent toute perspective et empêchent qu'on se souvînt même de l'horizon.

Monde plein, trop plein .... saturé comme les couleurs

 

Marc Riboud

Celle-ci, pour la pose ? non même pas ! juste pour l'analogie qui s'est imposée à moi d'une image des Temps modernes ....

Celle-là parce qu'elle est emblématique de tout le frémissement aimable, et délicieusement naïf des années soixante.

Qui dit cet extraordinaire pouvoir de la photo de presse, capable, parfois par hasard, presque miraculeusement, de résumer à elle seule toute une époque.

S'il devait y avoir quelque chose de commun à ces deux photos qui signale le regard du photographe, c'est sans doute cet acharnement à débusquer un peu de douceur dans la brutalité métallique de la modernité.

 

Willy Ronis

Pour ces photos d'un Paris envolé ... peut-être simplement pour ces souvenirs d'enfance et cette invraisemblable capacité à s'inventer palais et trésors avec les moindres recoins d'une réalité biscornue. Qui ne peut pas ne pas faire songer à la célébrissime voiture fondue de Doisneau.

On se plaisait autrefois à vanter chez tel enfant sa prodigieuse imagination, ou à déplorer que tel autre en fût dépourvu, sans doute parce qu'on n'avait pas oublié alors qu'elle était avec la raison et la sensibilité l'une de nos facultés majeures. Celle-ci, déposée sans honneur dans la mémoire de nos ordinateurs, aura pourtant de tout temps été à la fois ce que nous perdions en premier avec nos accents graves de prépubères et avec ce sérieux que la bonhomie bourgeoise nous enjoignait de recouvrer.

Reste l'art ... même si trop souvent nous sous-traitons à d'autres le soin de nous enjouer de cette puissance dont nous nous satisfaisons trop aisément mais si mal de n'être plus que les spectateurs boulimiques.

Se pourrait-il que la photographie fût cette part d'enfance à nous restituée ?

Ah ces lignes horizontales, même pas droites, qui barrent l'espace d'entre le monde sage des grand, monde désert où ne trônent que quelques voitures qui suintent tellement l'ordinaire et l'univers barré autant que bariolé de l'enfance où tout est prétexte à découverte, merveille et inquiétudes.

Ceux-ci bientôt graviront les escaliers et passeront en haut. Et c'en sera fini. C'est en quoi cette photo plus que nostalgique est tragique.

Sabine Weiss

Celle-ci pour le côté arroseur arrosé évidemment mais qui me charme surtout pour cette capacité à transformer une rue quelconque du Paris des années 50 en antichambre initiatique.

Entre la lumière du lampadaire qui ne parvient qu'à s'étouffer lamentablement dans la brume, et le flash de l'ombre penchée qui n'éclaire rien mais semble devoir nous viser, nous happer en réalité, ne demeure effectivement que les barres malingres - même pas menaçantes des platanes dénudés par l'hiver, dévorés par la mort ... et cette ombre penchée sur son appareil comme s'il eût à peine frotté quelque ampoule magique d'où nul génie décidément ne sortira.

Miracle de la photo N&B, tournoi de gris se disputant l'espace avec d'autant plus de morgue que le blanc, chétif, a déjà crié sa défaite ; miracle de la pensée qui sait à l'infini se redoubler et arraisonner la représentation de la représentation sachant ici s'y trouver en terrain conquis - quoique désert : celui du photographe se représentant lui-même. La main recroquevillée moulant l'argile, le geste gracile de l'index épousant le pinceau, la plume s'évadant avec trop peu d'empressement sur la page jaunâtre, à peine enserrée par l'étau tremblant de l'index uni au pouce ... oui il peut être beau de représenter l'acte créateur quand joliment il s'éploie devant nous.

Mais photographier ? Le geste mécanique n'évoquerait rien ... S Weiss a trouvé : la photographie est tout entière dans ce qu'elle saisit ; non dans quoi la saisit ; gît dans le décor et la conformation de ce qu'elle vise. La photo, c'est nous ! Ce n'est pas nous qui la regardons, mais elle qui nous interpelle.

Bien vu !

 

Franco Zecchin

Choeur des pleureuses, femmes de noir vêtues, décor sobre, rugueux, violent en réalité d'une Sicile qui semble devoir résister à tout et pouvoir enfermer ses épouses sous le voile épais de sa vertu douteuse.

Contre-plongée redoutable qui érige ce bouquet de bouches ouvertes entonnant quelque liturgie macabre en couronne ignée d'une moue dont on a peine à deviner si elle est ironique, sardonique ou seulement figée dans cette dignité marmoréenne où il importe de se cantonner.

Figure d'épouvante, menaçante, qui se recueille moins qu'elle ne barre la route du choeur de ces vierges antiques. Souriez, rêvez, semble-t-elle leur dire mais regardez bien : votre avenir, c'est moi.

Tout ici respire la mort et ce n'est assurément pas à cause du noir ! Mais les visages se lèvent à peine, compassés dans une imposture de rigueur ; les yeux s'entrouvrent à peine. Et si diagonale traverse l'espace, là bas au fond, elle est désespérée de n'ouvrir sur rien.