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Marcel Gauchet :
"Sarkozy avait la direction mais pas la méthode, Hollande sait faire mais n'a pas de cap"
LE MONDE du 08.09.2012

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Qu'arrive-t-il à François Hollande ? Historien, philosophe, rédacteur en chef de la revue Le Débat, Marcel Gauchet analyse le "trou d'air" dont est victime le président de la République. A la lecture de l'entretien qu'il a accordé au Monde, on comprend que l'avertissement est sérieux.

Comment expliquez-vous la dépression dans laquelle François Hollande semble plongé ?

Il est un peu tôt pour se lancer dans des explications définitives. Le premier constat est que François Hollande est victime d'un phénomène médiatique. Ou plus exactement d'une déception médiatique qu'on pourrait résumer, un peu méchamment, ainsi : les faiseurs de roi sont aussi les "défaiseurs" de roi. C'est pour eux une manière de montrer leur pouvoir. François Hollande était le candidat des médias mais, une fois installé à l'Elysée, il les a déçus et il devient leur cible.

Pourquoi ?

Parce qu'il ne fait pas l'événement, il n'annonce pas une mesure par jour, une réforme par semaine comme le faisait Nicolas Sarkozy avec toutes les limites que l'on sait. François Hollande en a tiré quelques leçons. Mais, du coup, il déçoit dans l'autre sens : il ne nourrit pas la chronique permanente qui est devenue la règle.

Cette pression médiatique est-elle si importante ?

Oui, elle est devenue une dimension déterminante de l'exercice du pouvoir et impose par conséquent des règles implacables. Le phénomène n'est pas nouveau, mais il a changé de nature et d'ampleur depuis quelques années. La coagulation de tous les systèmes d'information en continu, sur les ondes, sur les écrans de toutes sortes et sur les réseaux sociaux a imposé la dictature de l'alerte – simpliste et émotionnelle – et fait naître des mécanismes encore peu analysés de saturation et d'oubli.

Cela suffit-il à expliquer la chute de popularité du nouveau président ?

Certes non. La cause essentielle réside dans l'inquiétude très profonde de l'opinion. Il ne faut pas oublier que François Hollande n'a remporté qu'une victoire étroite, le 6 mai, très loin du mouvement de fond annoncé dans les mois et les semaines précédant son élection. Ce résultat serré tient principalement aux incertitudes liées à la résolution de la crise. C'est une crise très bizarre. Elle est à la fois d'une gravité exceptionnelle, mais sans le caractère dramatique de celle des années 1930. Le niveau de richesse et de protection que l'on connaît aujourd'hui dans nos sociétés permet d'éviter une casse sociale cataclysmique. Du coup, l'ampleur de la crise n'est pas vraiment perçue par la population.

D'une certaine façon, cela arrange les responsables politiques car ils craignent par-dessus tout une dramatisation qui pourrait déclencher des mouvements passionnels peu contrôlables. En même temps, les Français voient bien que la crise dure depuis quatre ans, que, loin de se résorber, elle s'approfondit et qu'elle n'est pas qu'un simple mauvais moment à passer. Ils n'en voient pas la sortie. De ce brouillard résulte une anxiété collective dont la crainte du chômage et du déclassement est le symptôme le plus manifeste et qui finit inévitablement par percer dans la sphère politique. Pas sous une forme agressive, mais sous la forme d'une énorme attente à l'égard du politique.

Quel genre d'attente ?

Une attente en réalité ambiguë. La gesticulation de Nicolas Sarkozy ne convainquait personne. Mais l'attentisme de François Hollande est d'une certaine manière pire parce qu'il n'est pas en phase avec cette anxiété. C'est le phénomène fondamental de cette rentrée

Vous parlez d'attentisme, mais le président a fixé un cap, le "redressement", et un calendrier sur cinq ans. Il a fait le pari du temps long, par opposition à la méthode Sarkozy...

Sa démarche est parfaitement justifiable, mais l'opinion perçoit une incertitude sur la direction. En caricaturant, je dirais que Nicolas Sarkozy avait la direction, mais pas la méthode, alors que François Hollande sait faire mais n'a pas de cap. Contrairement à ce qu'on a beaucoup dit, Nicolas Sarkozy avait une vraie ligne politique : la banalisation américano-libéralo-européenne pour liquider les particularités françaises dénoncées comme autant de handicaps. La crise l'a empêché de réaliser son projet, mais il en avait un.

François Hollande, c'est le contraire. Il a une conscience très aiguë de la difficulté des situations, mais cette acuité intellectuelle, doublée du scepticisme fondamental qui en est le corollaire, le rend indéchiffrable. On ne sait pas où il va et cette absence de direction a une conséquence immédiate sur la crédibilité de sa méthode : la concertation apparaît comme une façon d'esquiver les choix plus que de les préparer. Au fond, son intelligence le dessert. Un esprit sommaire et fonceur serait plus compréhensible par l'opinion.

Son projet ne peut-il être qualifié de social-démocrate ?

Il a, c'est vrai, la fibre social-démocrate, ce qui est relativement exceptionnel en France. Mais la réponse social-démocrate est-elle pertinente et efficace, face aux dérèglements de l'économie planétaire, à la dérégulation de la finance mondiale et à la désorganisation européenne ? C'est tout sauf évident. J'ajoute que, par comparaison avec l'Europe du Nord, les syndicats en France ne représentent presque plus rien. Du coup, la concertation avec eux tourne à vide ou patine. En Europe, et plus encore en France, la social-démocratie est déphasée par rapport au monde actuel. Et le pire, c'est que François Hollande le sait très bien.

Prenons un exemple concret : quand son gouvernement promet de refonder l'école, cela ne vous convainc pas ?

Non, car je ne sais pas en quoi cela consiste. Ce qui se passe avec la rentrée scolaire, est typique : on remédie à des problèmes immédiats, légués par la politique de Sarkozy, mais cela ne dit rien du fond. "Refonder l'école républicaine", annonce Vincent Peillon , mais concrètement ? Là où le vide est le plus sensible, c'est sur l'Europe, le sujet le plus difficile. Personne ne sait comment sortir de l'impasse. François Hollande ne peut pas présider la France comme il gouvernait le PS.

Est-il condamné à son tour à devenir hyperprésident ?

Mais il l'est déjà ! Il s'est lui-même piégé en restant prisonnier du moule institutionnel créé par Nicolas Sarkozy : on ne voit que lui, on n'entend que lui, tout remonte vers lui. Il a nommé un premier ministre qui a toutes sortes de qualités, mais qui n'est pas un leader politique national. Le gouvernement est composé pour l'essentiel de personnalités politiquement trop faibles pour porter le débat public ! C'est un vrai problème : Hollande a oublié que la politique est un sport d'équipe. On a l'impression d'une préparation insuffisante à l'exercice du pouvoir, d'une improvisation, presque d'un amateurisme, d'autant plus surprenant que la victoire était annoncée depuis un bon moment.

Que doit-il faire ?

Sortir au plus vite du face-à-face avec des médias instantanés, car l'équation ne comporte pas de solution. La dépolitisation de la société, qui vient de loin mais s'accélère à vive allure, pose un redoutable problème aux gouvernants : la société est certes plus pacifiée qu'autrefois mais elle ne veut pas entrer dans la réflexion politique approfondie et a une demande très forte de résultats immédiats. Dans le contexte actuel, c'est un défi formidable.

Quel pourrait être son projet ?

Définir une social-démocratie adaptée au monde dans lequel on vit. Pas en assénant les solutions mais en posant les bonnes questions, sans tabou. S'il y a un bon usage à faire du président de la République à la française, c'est dans l'orchestration des discussions dont cette société a besoin pour retrouver le sentiment que la politique prend les vraies questions à bras-le-corps. Il est capital de choisir le bon angle d'attaque et de déterminer par quoi on commence.

Quelle est à vos yeux la "bonne question" ?

C'est évidemment l'Europe, qui est notre incertitude majeure, y compris par le scepticisme profond qu'elle suscite aujourd'hui. La difficulté pour Hollande et les socialistes est de sortir de l'épure mitterrandienne. Mitterrand a fait de l'Europe un grand dessein où s'inscrirait le destin français, mais il a fallu pour ce faire accepter d'en passer par une Europe libérale. Trente ans après, il se révèle que cette union par la libéralisation des marchés a entraîné l'Europe dans une impasse. Il est urgent de proposer autre chose. Mais quoi ?

La critique de l'opposition – Hollande "n'est pas au niveau" – vous paraît-elle fondée ?

Je pense plutôt qu'il est très au niveau, presque trop ! Il a une excellente perception des problèmes. Beaucoup moins de leur résolution. Ce n'est pas un technocrate. Comme François Mitterrand, c'est un pur politique. Cela lui a permis de gagner, mais, comme souvent en démocratie, les moyens nécessaires pour gagner ne sont pas ceux qui sont indispensables pour gouverner.

Prenez le "président normal" : c'était un bon thème de campagne face à Nicolas Sarkozy, compte tenu de l'attachement des Français à cette culture républicaine qui passe par la dissociation de la personne privée et de la personne publique. Mais ce n'est pas un bon levier de gouvernement : que François Hollande aille en train à Bruxelles si ça lui chante, très bien, mais pour y poursuivre quel but ?

Comment voyez-vous l'année ?

La grande inconnue, c'est la réaction de la société française lorsqu'elle va prendre conscience que nous sommes embarqués dans une crise de longue durée, où le retour des vaches grasses n'est pas pour demain et où il ne sera jamais plus possible de jouer comme avant. Le moment où cette découverte va se produire est imprévisible et l'on ne sait absolument pas quelles en seront, alors, les conséquences.

Y aura-t-il un moment de vérité pour François Hollande ?

Je le pense. Ce n'est pas un homme dépourvu de courage, au contraire. Mais, s'il ne refuse pas le combat, il espère le mener en évitant les coups, ce qui n'est possible que jusqu'à un certain point. A un moment, il faudra affronter la dure vérité de la situation et cela ne tournera pas forcément à son désavantage : répartir la pénurie suppose un minimum de cohésion et de justice. Sur ce terrain, la gauche a un avantage structurel face au modèle de la réussite individuelle de la droite qui ne sait pas bien répondre aux problèmes collectifs.