palimpseste Chroniques

L’énigme Ayrault
Médiapart

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« Sont-ils si nuls ?» « Et si Sarkozy avait eu raison ? » « Hollande, secoue-toi, il y a le feu », « On se réveille ? » et même, d'un autre point de vue, « l'anormale continuité » : depuis une semaine, la presse n'en finit pas de commenter les cafouillages estivaux de l’exécutif. Hollande est visé bien sûr, mais son premier ministre n'est pas en reste. On va jusqu'à mettre en scène un « problème Ayrault ». À lire les commentaires, l’impression de flottement de cette rentrée serait d’abord un problème de personne : le premier ministre est tour à tour décrit comme quelqu'un de trop gentil, incapable de décider, voire carrément incompétent…

Dans sa dernière livraison, le magazine Challenges va jusqu’à donner la parole à d’éminents spécialistes des gestes et de la parole. Leur verdict : sous des airs bonhommes, Ayrault est en fait un « autoritaire trahi par sa gestuelle ». « Ses mains servent à scander (…) Il ne cherche pas à séduire. Il est là pour gérer le réel », assure une sémiologue. Le premier ministre ne serait que ce notable de province, ancien professeur d’allemand à la fois autoritaire et en manque d’autorité, qui manque à ce point aux codes du parisianisme chic qu’il goûte les vacances en Combi Volkswagen.


À Matignon et l’Élysée, on ne se lasse pas d’ironiser sur une presse accusée de vouloir gonfler ses ventes en tirant à vue sur l’exécutif (lire cet éclairage). « La vague de dénigrement qui vise, dans la presse, le Président, le Premier ministre et les ministres tombe, à force de saturation, dans le ridicule, s’agace même sur Facebook Faouzi Lamdaoui, ancien chef de cabinet de Hollande devenu conseiller à l’Élysée. Les observateurs avertis savent qu'elle a pour unique objectif le dopage des ventes. »

Plus prudent, un conseiller de Jean-Marc Ayrault insiste sur une prétendue « frénésie sarkozyste dont on n’est pas désintoxiqué ». Comme si les médias et les électeurs n’arrivaient pas à se sevrer du rythme effréné de l’ancien président. Les très mauvais chiffres du chômage de juillet, révélés fin août, ont accru la pression. « La crise est anxiogène, d’où cette impatience pour que les choses se fassent vite, admet Matignon. Mais, sur tout, on fait le plus vite possible. »

L’exécutif veut croire que sa volonté de prendre le temps de la concertation peut résister à l’urgence sociale. « Le premier ministre veut apparaître comme une force tranquille, déterminée. Il insiste sur le fait que les réformes viendront en leur temps et qu’elles auront du sens », témoigne le président du groupe Front de gauche à l’Assemblée, André Chassaigne, reçu vendredi matin à Matignon.

« Ayrault revendique la durée et ne veut pas agir sous la pression, estime également son ancien adjoint à Nantes, l’actuel coprésident du groupe écologiste à l’Assemblée François de Rugy. Ça a toujours été sa marque de fabrique : quand il a été élu maire de Nantes il a dit d’emblée :“Il me faudra sans doute deux mandats.” Forcément, les bénéfices mettent un peu de temps à apparaître. »

Pourtant, les faits sont là : l’exécutif a très mal négocié sa pause estivale. Il a donné à plusieurs reprises l’impression d’hésiter et de se contredire : sur les Roms, la baisse des prix de l’essence et désormais sur la taxe à 75 % des plus riches, hautement symbolique à gauche. Les élus de la majorité ne mâchent guère leurs mots. Certains ministres du gouvernement y sont même allés de leur pique, reprenant parfois mot pour mot des critiques… datant de 1997 !

Dans la foulée de la victoire de Lionel Jospin aux législatives, Ayrault devient président du groupe PS à l’Assemblée. Quatre mois plus tard, les épithètes péjoratifs pleuvent : « incapable », « mauvais », « sans autorité », rapporte alors Libération, qui parle d’un « problème Ayrault » dans un article intitulé “Y a-t-il un pilote socialiste à l’Assemblée ?” « Il n'a pas de stature, commente un bon connaisseur de la vie socialiste. Mais il est maire de Nantes : il doit donc avoir des capacités. Il y a un mystère Ayrault. » Et le journaliste de rapporter que plusieurs députés demandent le remplacement de leur chef.

Quinze ans plus tard, le parallélisme est frappant. Le discours de politique générale, le 3 juillet, a été jugé bien fade. Certains députés n’hésitent plus à s’interroger à haute voix. « Se faire contester aussi vite ! C’est à se demander s’il ne faut pas vite le changer. » Pourtant, malgré les critiques, Jean-Marc Ayrault est resté patron des députés PS pendant quinze ans. « Il a toujours été contesté, mais a toujours été réélu », rappelle le sénateur PS Gaëtan Gorce, pas franchement habitué à lui faire des louanges.

un manque d’autorité ?

De l’aveu même de plusieurs conseillers, l’exécutif souffre de l’inexpérience de l’équipe au pouvoir. Seuls 5 ministres sur 38 avaient déjà obtenu un maroquin. Bien des ministres ont été surpris par l’ampleur de la tâche. « Ce gros effet de surprise a été démultiplié par l’inexpérience », estime un vieux routard de l’administration. « Nous faisons un départ arrêté », expliquait début août le directeur de cabinet du ministre des relations avec le Parlement, Alain Vidalies (lire notre analyse). « En 2007, Sarkozy était déjà ministre, certaines réformes comme la loi Tepa étaient déjà dans les tuyaux. Là, il faut que les ministres s'installent, constituent leurs cabinets, mais aussi que les administrations lâchent leur dossiers pour en reprendre d'autres. »


En attendant, les bisbilles ministérielles émaillent le début du quinquennat. Aurélie Filipetti (culture) et Jérôme Cahuzac (budget) se sont étripés sur la publicité à la télévision publique. Arnaud Montebourg (redressement productif) et Pierre Moscovici (économie) ont laissé éclater leurs rivalités à Bercy, à la faveur de la révélation du mandat confié à la banque d’affaires Lazard pour la préfiguration de la Banque publique d’investissement – un conflit qui cache une vraie divergence de vues sur la taille et le rôle de ce futur bras armé de l’État en faveur du financement de l’économie.

Pire, l’autorité du premier ministre est parfois contestée. Christiane Taubira, la ministre de la justice, a fait entendre sa musique en dénonçant le « fantasme » des centres éducatifs fermés (CEF), dont Hollande a pourtant promis le doublement. Vincent Peillon a devancé le premier ministre pour annoncer la réforme des rythmes scolaires ou proumouvoir la « morale laïque » à l’école. Sans compter la séquence estivale de Manuel Valls, qui a occupé les médias avec les expulsions de Roms. (Retrouver ici tous nos articles)

« On a l’impression d’un Matignon ectoplasme qui n’a pas grande influence, s’inquiète un cadre du PS. Du coup, ceux qui sont malins ou ont déjà une expérience ministérielle jouent leurs cartes. Comme Valls, qui use des mêmes stratégies médiatiques que Nicolas Sarkozy ». Fin août, à La Rochelle, lors du raout annuel des socialistes, certains participants parlaient d’un « hypo-premier ministre ». La ministre des affaires sociales Marisol Touraine ne dit pas autre chose, dans Le Monde : « Le problème central, c'est que nous n'avions plus un omniprésident, mais toujours un premier ministre qui s'était calé sur un modèle Fillon. (…) Il fallait changer de style, mais aussi mettre des mots sur ce changement de style. Cela suppose un premier ministre qui retrouve son rôle de premier ministre. »

Déjà, plusieurs ministres ont pris l’habitude de prendre leurs arbitrages directement à l’Élysée. Et quatre mois à peine après l’élection de François Hollande, la partition en solo de certains ministres inquiète dans la majorité. « Il ne faut pas ouvrir des batailles d’ego », avertit Olivier Dussopt, député PS de l’Ardèche. Sauf qu'en ces temps de disette budgétaire, les ministres sont tentés de faire des coups d’éclat pour exister. « On leur demande d’agir avec presque rien, comme Mc Gyver », dit un député.

Face à ces accès d’indépendance, Jean-Marc Ayrault a dû morigéner ses élèves. « Ça suffit ! » a-t-il prévenu sur France Inter fin août. L’ancien chef de file des députés PS déteste la cacophonie étalée sur la place publique. Tout comme il ne « recule jamais sur le principe du soutien à la majorité », insiste l’écolo de Rugy. Sur le traité européen, le premier ministre réclame donc depuis plusieurs semaines un soutien unanime de sa majorité (mais en vain, car il ne l’obtiendra pas).


« Il confond autorité et autoritarisme », peste un député. « C’est une stratégie de la tension que je ne comprends pas, s’étonne le député PS Jérôme Guedj, figure de l’aile gauche. Ça ressemble surtout à un aveu de faiblesse. » Matignon dément tout « caporalisme ». « C'est toute la stratégie de la réorientation de l'Europe qui est en cause. Sans compter qu'avec une majorité divisée, François Hollande risque de se retrouver en culottes courtes au prochain Conseil européen du 17 octobre. »

un problème de communication ?

L’impression de flottement a été renforcée par une série de bugs de communication. Sur le nucléaire ou les Roms, Matignon a tardé à siffler la fin de la récréation. Surtout, la session parlementaire de juillet et notamment le collectif budgétaire ont été « mal vendus », concède Matignon. « On a perdu cette bataille de com’ », admet un proche d’Ayrault.

La droite est parvenue à organiser la riposte à l’Assemblée en focalisant sur la suppression des exonérations fiscales pour les heures supplémentaires. Pendant ce temps, le gouvernement donnait l’impression de ne s’attacher qu’à son objectif de rigueur budgétaire. « Qui sait qu’on a voté une taxe sur les pétroliers ou sur les dividendes ? On ne l’a vendu que sous l’angle des 7 milliards économisés, alors qu’il y avait au moins 6 mesures vraiment de gauche », déplore un ministre.

Le président de la République s’est d’ailleurs ému de ce manque de lisibilité de l’action du gouvernement. En juillet, le ministre des relations avec le Parlement Alain Vidalies explique que si, au lieu de faire voter le paquet budgétaire, le gouvernement l’avait découpé en six projets de loi, il aurait évité les critiques. Réponse de Hollande : « Ça aurait peut-être été une bonne idée ! » Ambiance…

Idem pour le programme parlementaire de la rentrée : fin juin, l’Élysée et Matignon renoncent à l’organisation d’une session extraordinaire au retour des vacances, repoussant à la dernière semaine de septembre (lire notre confidentiel) l’examen des premiers textes. Un scénario chamboulé fin août : l’Élysée, alerté par les mauvais sondages et les chiffres catastrophiques du chômage, bouleverse le programme et se décide à convoquer les députés dès le 10 septembre. « On l’a décidé le 20 août, à la veille de conseil des ministres de rentrée, témoigne un conseiller d’Hollande. C’était une accélération voulue par le président, mais on a oublié de la vendre ensuite. Du coup, on a donné l’impression de subir quelque chose qu’on a pourtant voulu ! »

un problème politique ?

En filigrane, se dessine l’impression qu’au-delà de maladresses de débutants, c’est d’un manque de vision politique que souffre l’équipe au pouvoir. « Ayrault disparaît pendant l’été, puis on décide de le remettre sur le devant de la scène. Et voilà qu'il enchaîne les mauvaises prestations médiatiques, puis va au Medef. En trois mois, il est inaudible à gauche, c’est du jamais vu ! » peste un collaborateur de ministre. « On a eu une campagne très pauvre. Les positions et les stratégies n’étaient pas arrêtées sur plein de sujets qu’on a plutôt eu tendance à esquiver… Du coup, parfois, on n’a pas de ligne », admet un conseiller de Matignon.

Depuis de longues semaines, le poids des “technos” (lire notre enquête), dont l’aversion au risque est légendaire, inquiète plusieurs collaborateurs de ministres. « L’invention n’est plus trop au pouvoir, convient un conseiller de Hollande. La RGPP a rongé l’administration jusqu’à l’os, il n’y a plus de “gras” permettant de se sortir du quotidien. Il y a beaucoup trop de “technos”, et quasiment que ça. Du coup on est trop gestionnaire et on n'a personne pour inventer de nouvelles politiques publiques… »

À ce jeu-là, Bercy concentre les critiques. Pierre Moscovici, aux finances, ou Jérôme Cahuzac, délégué au budget, sont en effet réputés pour leur attachement viscéral à la rigueur budgétaire. « Pendant le vote du collectif budgétaire, Cahuzac ne parlait que des économies réalisées ! Mais il ne pouvait pas dire autre chose puisqu’il était contre certaines de ces mesures », ironise un ministre. « Quand on lui parle d’un engagement de campagne de Hollande, Cahuzac lève les yeux au ciel et vous répond : “Il en a tellement fait déjà !” » s’agace un autre membre du gouvernement.


Les exemples de la timidité politique de Bercy sont déjà légion. Le ministère de l’économie a fait circuler une note sur la crise européenne « sans un mot sur la spéculation », s’énerve un conseiller. Un temps, Bercy a même bloqué le système de bourses pour les élèves expatriés, voté en juillet. Une promesse du candidat Hollande. « Il a fallu que les députés des Français de l’étranger reviennent plusieurs fois à la charge », grince un conseiller d’Hollande.

Ces désaccords de fond expliquent en grande partie la querelle entre Moscovici et Montebourg. Mais aussi entre Montebourg et le premier ministre. Avant l’été, le ministre du redressement productif a plusieurs fois contourné Jean-Marc Ayrault (lire notre enquête) pour en appeler à la protection de l’Élysée, jugé par certains ministres « plus à gauche », en tout cas moins prudent, que Matignon. « À la table du conseil des ministres, franchement, le plus à gauche c’est souvent Hollande », dit un ministre. « J’ai l’impression d’être une ministre de gauche dans un gouvernement de centre-droit », lâche l'une de ses collègues.

Ce manque de prise de risque politique, voire de vision forte, est aussi ce qui inquiète l’aile gauche du PS, les écologistes et les députés du Front de gauche. « Quand on discute avec Jean-Marc Ayrault, il promet qu’il ne dérogera pas au programme de campagne, témoigne André Chassaigne du PCF. Il jure qu’il n’a rien lâché lors de son discours devant le Medef et qu’il a dit à Bernard Arnault (le patron de LVMH, reçu cette semaine à Matignon –ndlr) que les plus riches devaient faire des sacrifices… Mais l’atterrissage est un peu différent ! » En témoignent les reculs annoncés sur la taxe à 75 % (lire ici et là).

La nuance entre Ayrault et Hollande est subtile. Tous deux ont toujours défendu la fameuse “synthèse” au PS, revendiquant une position centrale dans leur parti et faisant de la prudence en politique une vertu de premier ordre. Pendant la campagne, Hollande a toujours veillé à son profil de social-démocrate attaché à la concertation sociale, mais aussi à la rigueur budgétaire ; à la rénovation des institutions, mais sans VIe République ; à la transition écologique, mais sans rupture avec le nucléaire...

« La méthode Ayrault-Hollande est à l’épreuve, analyse François de Rugy, coprésident du groupe EELV à l’Assemblée. Ce sont tous les deux des hommes de synthèse, à la recherche permanente du subtil équilibre entre toutes les positions. » Au risque de la fadeur. Voire du renoncement.