Elysées 2012

Du populisme*

Le populisme désigne un type de discours et de courants politiques, critiquant les élites et prônant le recours au peuple (d’où son nom), s’incarnant dans une figure charismatique et soutenu par un parti acquis à ce corpus idéologique1. Il suppose l'existence d'une démocratie représentative qu’il critique. C'est pourquoi ses manifestations ont réapparu avec l'émergence des démocraties modernes, après avoir connu selon certains historiens une première existence sous la République romaine.

1) Du populisme 2) Du peuple 3) crise de confiance 4) Cartographie

Du peuple

Le peuple est finalement d'invention récente et je gage que c'est du côté de la Révolution Française qu'il faille en chercher l'origine.

Au coeur de notre histoire politique

C'est au moment même où le Tiers Etat se mue en Assemblée Générale (juin 89) que s'invente le peuple. C'est bien à un transfert de souveraineté que l'on assiste, qui fait basculer celle-ci d'en haut, la personne sacré du roi, le second corps du roi, vers le bas, vers ce peuple qu'en même temps elle crée. Véritable jeu réciproque puisqu'à la fois l'assemblée consacre le peuple - le rend sacré - et le peuple, en retour, légitime les actes de l'Assemblée.

Le peuple est donc bien ainsi au centre : unique source de légitimité. Il n'est en conséquence pas d'autre enjeu politique que de se donner le droit de parler au nom du peuple, de dire sa volonté, et de prétendre au pouvoir supposé justement la mettre en oeuvre. Enjeu essentiel dès lors que la légitimité royale est écartée, dès lors aussi que l'élection - surtout quand elle se fait au suffrage universel - non seulement investit le représentant mais dessine une ligne idéologique continue entre l'action politique de l'élu - vote de la loi - et celui qui le légitime - le peuple. Le suffrage universel unit le corps politique et prétend ainsi interdire toute identification entre le pouvoir et telle ou telle catégorie sociale. Le suffrage est le moyen technique approprié, pour une nation trop grande, de déléguer la souveraineté et de permettre à la volonté générale de s'exprimer.

Rien ne semble plus important pour la pensée de 89 et surtout 93 que cette volonté générale - trace de l'immense influence exercée par Rousseau sur l'ensemble des acteurs de la Révolution, et pas seulement sur Robespierre - volonté générale dont il faut assurer à la fois l'expression et la réalisation. D'où l'insistance en tout cas sur l'indivisibilité de la nation, sur l'objectif d'harmonie universelle et de bonheur commun qui feront, chaque fois que nécessaire, rechercher l'unanimité même si un Rousseau n'y voyait pas une nécessité. (2)

Rien de semble plus grave que la rupture de cette continuité-là parce qu'elle est précisément au coeur de la souveraineté démocratique.

C'est que le peuple n'est pas qu'un concept politique, certes bien plus avantageux que celui de nation auquel il se substitue parce que plus consensuel, en ouvrant la porte, au delà de Siéyès, aux députés des deux autres ordres, c'est aussi une réalité sociale, concrète. Et remuante.

Peuple désigne l'ensemble des classes économiques que l'on qualifie encore de basses - on écrirait aujourd'hui la base ou, pire encore, la France d'en bas ! Laboureurs et ouvriers, artisans et commerçants ... les voici les classes populaires. Or si ce peuple est idéalisé politiquement c'est aussi un acteur qui ça et intervient dans le jeu et bouscule les représentations idylliques et unanimistes qu'on en put nourrir.

On passe ici d'une représentation parfois encore méprisante (3) à un principe qui, par définition, est exclu - comment parler au nom du peuple quand celui-ci est ici présent et actif ? à un principe qui est sacralisé mais qui a l'inconvenance parfois de n'en pas rester sur son Aventin mais au contraire de s'imiscer dans le cours des événements.

Si la constitution de 93 a consacré le droit à l'insurrection qui s'affirme autant comme un devoir, d'ailleurs, sitôt qu'il y a trahison, sitôt que la loi au lieu de consacrer la volonté générale s'avise de défendre des intérêts particuliers, elle consacre en même temps l'exercice d'une violence populaire légitime qui manque à chaque fois de mettre à mal tout l'édifice. Comment condamner l' insurrection populaire quand l'existence même de la Convention s'en déduit ?

Sans « l'insurrection [du 10 août 1792] d'une ville [Paris] aussi immense, la Révolution n'eût pas été faite : le despotisme était un géant, il n'a fallu rien de moins que cette masse colossale [le peuple] pour l'abattre (4)

C'est tout le paradoxe de la révolution, tout le paradoxe aussi de tout pouvoir qui à la fois interdit la violence et en concentre l'exercice légitime.

Dès lors ce peuple, toujours bon et avisé, est celui qui sauve la révolution et s'il faut instaurer des mesures d'exception c'est précisément pour éviter au peuple d'avoir à intervenir pour pallier la défaillance des élus.

Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être (Danton le 10 Mars 93)

Mais comment réagir quand ce peuple qui agit, au lieu de soutenir l'assemblée et la révolution s'insurge contre elle et, qui plus est, au nom même des principes qu'elle avait proclamés ?(5) C'est bien tout le problème auquel la Convention est confrontée face à la révolte vendéenne et tout ce qui justifiera la terreur et la justice révolutionnaire.

Le discours révolutionnaire développera ainsi deux thématiques conjointes :

- celle du peuple égaré. La thématique de l'égarement a le mérite de préserver l'innocence du peuple. S'il est égaré c'est qu'on l'a égaré et ce on ne saurait être que les prêtres et les aristocrates. Que cette thématique de l'égarement vienne du christianisme ne saurait être un hasard : c'est à la fois manière d'introduire pardon et rachat de l'égaré mais aussi, mais surtout de fustiger l'ennemi que représentent les superstitions réactionnaires. Le peuple égaré n'est pas rebelle, c'est un peuple abusé : non pas acteur mais victime passive du complot des religieux et des aristocrates, des fanatismes entretenus par ces derniers et l'ignorance - voire l'innocence naïve - du peuple.

- celle du peuple enfant (6) qui en est finalement la conséquence. Ce peuple qui ne peut être mauvais est donc celui chez qui il faut éradiquer les ultimes scories de l'ignorance, des préjugés, des superstitions et des habitudes. Par ce biais, on déculpabilise le peuple, victime de son ignorance et des agissements des contre-révolutionnaires - ce qui préserve les principes - et on se donne les moyens d'agir. La clémence si possible, sinon la répression mais surtout l'éducation - d'aucuns diraient la propagande - qui doit pouvoir sauver sinon les insurgés au moins leurs enfants.

Avec deux conséquences :

- c'est au nom même de la souveraineté populaire que le peuple se voit confisquer sa souveraineté et être infantilisé. Par quoi se trouvent légitimées toute les mesures exceptionnelles que la Terreur mettra en place.

- les deux axes traditionnels que le politique inaugure ainsi à l'endroit du peuple : l'autoritarisme d'un côté ; le paternalisme de l'autre. Qu'on le veuille ou non, les deux extrêmes du politique seront toujours au mieux le camp de rééducation, quand on joue sur le paternalisme ; le camp d'extermination, quand on joue sur l'autoritarisme.

D'emblée, la Révolution aura ainsi été confrontée au problème même que supposait son invention géniale de la souveraineté populaire : les conditions même de l'exercice par le peuple de sa souveraineté. Cette démocratie qui agit au nom du peuple et pour le peuple, ne le peut en réalité que sans le peuple.

D'emblée, elle aura du assumer le dilemme que Rousseau avait entrevu : l'inévitable tendance qu'aura tout pouvoir, tout gouvernement à, un jour ou l'autre, de poser comme volonté particulière face à la volonté générale.

D'où le droit de révolte.

Mais surtout l'incompatibilité, in fine, entre ordre et liberté. Et l'impossible recherche d'une voie mitoyenne entre les deux, fragile et indécise ; toujours provisoire. Il m'a toujours semblé, à cet égard, que ce qui pouvait notablement distinguer, au sein même de la pensée républicaine, la droite de la gauche, ce serait d'abord ceci : la tendance de la droite, en cas de crise de privilégier l'ordre ; celle de la gauche de faire au contraire passer la liberté avant. Nuances, certes ; déterminantes, pourtant. Un clivage gauche/ droite qui semble en dépit des discours et des apparences subsister.

La solution de la Ve République

Entre la révolution et l'ordre normal du politique, il y a irréductiblement une différence de temps : ce que les journées révolutionnaires illustrent. Parce que l'irruption du peuple participe d'une véritable crise des fondations, qu'alors le temps ordinaire frôle le principe sacré, que l'on touche au plus près à cette bordure sacrée du politique, que se joue ce que S Wahnich nomme une transaction symbolique. (7)

Prix à payer d'une impossible représentation directe ? Sans doute !

Qui fit Rousseau renoncer à la démocratie représentative.

Qui explique sans doute les deux critiques itératives que la démocratie suscite traditionnellement :

- celle, conservatrice,en réalité réactionnaire qui constate que la démocratie est un leurre - voire un mensonge, et l'égalité avec elle, et affirme que dans ces conditions mieux vaudrait en revenir à l'ordre ancien qui via la tradition et la soumission à l'ordre assurait une société équilibrée où chacun avait sa place.

- celle d'une gauche radicale, de l'extrême-gauche qui affirme que tous les maux viennent de la distinction entre représentant et représenté, que, par voie de conséquence, il faut abolir cette distinction pour pouvoir réaliser la promesse de l'égalité qui n'a pas été tenue ; abolir ce qu'il peut y avoir de formel dans les procédures et droits démocratiques.

Aux extrêmes, deux critiques radicales du libéralisme démocratique comme on dit aujourd'hui, de la démocratie bourgeoise comme on l'appelait autrefois dans les rangs communistes comme dans ceux d'extrême gauche : l'une visant à l'abolir pour revenir en arrière ; l'autre pour l'accomplir en dépassant ce qu'elle pouvait avoir de formel.

Ce n'est pas un hasard de ce point de vue que la constitution de 93 consacre la souveraineté populaire et prévoyait des mécanismes de récusation de la loi par le corps électoral. Ce n'est pas un hasard non plus si la constitution de la Ve en son article 27 du Titre V prend la peine de préciser que tout mandat impératif est nul (8)

En réalité, on voit bien que, dans ses présupposés en tout cas, et dans la pratique gaullienne de la constitution on se trouve quelque part entre les deux extrêmes :

- l'affirmation stricte de l'ordre républicain qui va de pair avec un état fort, un exécutif fort, qui pour parvenir à ses fins a pu ça et là se servir des actions séditieuses voire putschistes de ses partisans ( Alger, mai 58) qui pour rétablir l'ordre républicain en tout cas en 44 aura bien eu besoin de s'appuyer sur les luttes de la base résistante. Et ce d'autant plus que La France libre, le général de Gaulle lui-même n'eurent de place dans l'histoire et de légitimité qu'au nom de la sédition initiale que fut le 18 juin. (9) Tout à fait révélatrice à cet égard, l'attitude sans ménagement, adoptée à l'égard de la Résistance intérieure, priée vertement de rentrer dans l'armée régulière et de déposer les armes. Même attitide d'ailleurs à l'égard de ses propres partisans à Alger, priés de revenir au calme sitôt le pouvoir reconquis.

- la prise en compte, en même temps, de la faiblesse chronique de l'exécutif depuis 1871 et de la nécessité de le renforcer en le rendant le plus autonome possible vis-à-vis de l'Assemblée, tout en maintenant les canons du régime parlementaire , d'une part ; de la nécessité de donner la parole au peuple, directement, à chaque grand rendez-vous de son histoire. L'usage répété du référendum ( tant pour la constitution et sa réforme en 62 que pour le règlement de la question algérienne voire même pour l'organisation des pouvoirs publics, régionalisation en 69 ) lié à la remise en jeu à chaque fois du mandat en cas d'échec - ce qui se produisit en 69 - tout ceci vise évidemment à créer entre l'exécutif et le peuple un lien direct, fort.

Solution mitoyenne effectivement, recherche en tout cas d'une réelle transaction entre l'omniprésence du peuple qui interdirait tout ordre politique et l'omnipuissance du politique qui ne manquera jamais d'écraser ses fondements. Mais solution qui dura peu.

On n'a pas assez remarqué de ce point de vue que le souci scrupuleux que de Gaulle avait de sa légitimité populaire compensait l'exacerbation de ses pouvoirs. On n'a pas vu que dès lors que le refus de s'engager finirait inévitablement par compromettre ce savant équilibre. Or ce fut fait à quatre reprises depuis 69:

- en Mars 86, Mitterrand ne démissionne pas après la défaite législative des socialistes ouvrant la voie à l'inédit de la cohabitation

- en mars 93, même cas de figure pour une seconde cohabitation

- en juin 97, après une dissolution ratée Chirac ne démissionne pas ouvrant la voie à une troisième cohabitation, cette fois-ci au profit de la gauche

- en mai 2005, Chirac ne démissionne pas en défit du non au référendum européen mais se contente de nommer de Villepin à Matignon

Ces renoncements n'ont pas affaibli l'exécutif, contrairement à ce que certains redoutèrent, mais en ont simplement déplacé provisoirement le centre de gravité de l'Elysée à Matignon ; en revanche ils ont lourdement compromis l'équilibre ainsi inventé.

En France, tout au moins, les risques de dérives populistes s'en déduisent plutôt bien.

Crise de confiance


1) définition proposée par Wikipédia

2 ) Rousseau, Du Contrat social, 1966, p 64

Pour qu'une volonté soit générale, il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité

ce qu'accentue encore la déclaration de 93 qui évoque une souveraineté plutôt populaire que nationale

3) voir l'article peuple rédigé par Diderot

4) Discours sur les troubles dans la République Barère, 18 mars 1793,


5)Lettre aux administrateurs des districts de Challans et des Sables, département de la Vendée» de Joly, chef des insurgés, Archives.Parlementaires., 2 avril 1793

Messieurs, nous nous sommes soulevés pour combattre les principes désastreux avec lesquels vous avez renversés le trône et l'autel. Une des lois les plus respectées parmi vous est celle qui déclare que la souveraineté réside essentiellement dans le peuple. Eh bien ! nous sommes une partie du peuple ; nous voulons des lois qui ne soient pas sans force et une religion qui soit respectée. Nous nous armons contre la tyrannie ; nous serons secondés par d'autres départements. [...]
N'oubliez pas que nous ne sommes pas des brigands. Nous venons assurer au peuple sa véritable liberté qui consiste dans l'exercice de la religion et le maintien des propriétés dont les citoyens ne jouissent plus. Vous serez responsables du sang qui va couler. Nous sommes résolus de ne poser les armes qu'après la victoire ou de mourir en combattant pour une si belle cause, la religion et le roi

 

6) Brissot le 27mai 1793

Je crus bien qu'à la suite d'une révolution de trois années [1789-1792], il était difficile de pouvoir calmer tout à coup les mouvements du peuple ; parce que cette agitation était un effet nécessaire de la force des choses ; parce que c'était la première fois que le peuple usait pleinement de son autorité ; parce qu'un peuple sortant de l'esclavage est un enfant, et qu'il est bien naturel qu'il brise aussi quelque fois son ouvrage, qu'il s'élève contre les autorités créées par lui-même

7)bordure sacrée du politique : il n'est pas indifférent que l'on puisse aussi parler de la bordure politique du sacré ainsi que le fait S Wahnich. C'est en réalité voir le problème de part et d'autre de la même ligne où se joue la fondation, et donc toute crise des fondations. Elle a partie liée avec la volence, bien sûr, mais toute la question reste de savoir qui, du politique ou du sacré paie le prix le plus lourd.

8) sur ce sujet Lire de PH Zaidman Le mandat impératif

9) pas d'enregistrement le 18 mais le 22


Références

Chêne Janine et al., La tentation populiste au coeur de l'Europe, Paris, La Découverte « Recherches », 2003, 320 pages.
une série d'articles concernant la question. accessible sur CAIRN

Voir aussi de Michel Winock sur Persee.fr un article plus ancien (1997 ) mais qui demeure pertinent

Monde diplomatique (nov 2003)

 


Ch-A Muller, Revue d'histoire moderne et contemporaine ,janvier-mars 2000, 47-1, accessible sur Gallica

Yves Meny Des moeurs irréformables ? Pouvoirs 2008 - 3, n° 126

Yves Mény, Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties Fayard, 2000

 

 

 

 



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