Considérations morales

Rousseau,
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, lère Partie.

 

Il y a d'ailleurs un autre principe que Hobbes n'a point aperçu et qui, ayant été donné à l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, (…) tempère l'ardeur qu'il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. (…) Je parle de la pitié (…) vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles.[...]
Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion: telle est la force de la pitié naturelle, que les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. (…)De cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; (…) C'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée: "Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse", inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente: "Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible". C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation.