Considérations morales

J.Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27

 

« §9. En quoi consiste l’identité personnelle. - Cela posé, pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut considérer soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque être que ce soit d’apercevoir sans s’apercevoir qu’il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous sentons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes ; et c’est par là que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi-même[Self]. […] Et aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne : le soi est présentement le même qu’il était alors, et cette action passée a été fait par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l’esprit ».(...)

"Maintenant on pourra nous objecter encore ceci : supposons que j’aie totalement perdu la mémoire de certaines parties de mon existence, ainsi que toute possibilité de les retrouver, en sorte que peut-être je n’en serai plus jamais conscient, ne suis-je pas cependant toujours la personne qui a commis ces actes, eu ces pensées dont une fois j’ai eu conscience, même si je les ai maintenant oubliées ? A quoi je réponds que nous devons ici faire attention à quoi nous appliquons le mot « je ». Or dans ce cas il ne s’agit que de l’homme. Si l’on présume que le même homme est la même personne, on suppose aussi facilement que « je » représente aussi la même personne. Mais s’il est possible que le même homme ait différentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même homme à différents moments ne fasse différentes personnes. Ce qui, nous le voyons bien, est le sentiment de toute l’humanité dans ses déclarations les plus solennelles, puisque les lois humaines ne punissent pas le fou pour les actes accomplis par l’homme dans son bon sens, ni l’homme dans son bon sens pour ce qu’a fait le fou, les considérant ainsi comme deux personnes distinctes. Ce qu’explique assez bien notre façon de parler lorsque nous disons qu’un tel « n’est pas lui-même », ou qu’il est « hors de soi », phrases qui suggèrent que le soi a été transformé, que la même personne qui est soi n’était plus là dans cet homme, comme si c’était bel et bien ce que pensaient ceux qui usent de ces tours, ou du moins ceux qui ont été les premiers à en user"