Considérations morales

L'humanisme universel qui vient
M Serres
Le Monde du 05.07.02

 

J'AI constaté, pendant ma vie de chercheur solitaire, à quel point l'humanisme traditionnel devenait peu à peu illisible et désuet, détesté même par ceux qui l'associent - parfois à juste titre - à l'impérialisme et au processus de colonisation. Or, au moment même où s'achève ma vie, et où disparaît peu à peu ce vieil européocentrisme, j'aperçois le commencement de nouvelles humanités, une aube renaissante.

L'ancien humanisme, qui transformait un homme tout court en ce que nos amis italiens appellent « un uomo di cultura », donnait une épaisseur temporelle à sa pensée, à ses émois et à ses inventions ; sa vie valait d'être vécue au point qu'aucune autre existence, sans doute, n'en égalait la magnificence partageable. Même jeune, le philosophe encyclopédiste se trouvait dans l'état d'un vieillard enrichi d'une expérience formidablement accumulée. Jusqu'à hier matin, il avait quatre à cinq millénaires d'âge moyen. Le sociologue, en comparaison, a un siècle et demi : un enfant ; un géomètre, en comparaison, a 1 500 ans, et l'historien des religions quelques milliers d'années. Et donc, dans la famille des savants, nous autres humanistes jouions le rôle d'ancêtres.

Or une sorte de néoténie culturelle foudroyante nous rabat désormais toujours sur le présent ; faisant du passé table rase, nous devenons tous des petits enfants. La mort des humanités réduit le temps à l'immédiat.

Et pourtant non, voici que se dessine l'immense merveille contemporaine : au moment même où, comme à la Renaissance avec l'imprimerie, nous changeons de support avec les nouvelles technologies, au moment où nous habitons un Univers et une Terre nouveaux, par l'astrophysique et la tectonique des plaques, et où notre corps a muté comme jamais il ne le fit au cours de l'hominisation dans sa durée tout entière, au moment où des Copernic, des Mercator et des Vésale reviennent plus nombreux et plus profonds que ces précurseurs, nous disposons enfin d'un grand récit, esthétiquement magnifique et si largement déployé dans l'espace et le temps que jamais il ne s'en trouva de plus long, de plus probable et de plus vrai, puisque toutes les sciences travaillent, en parallèle et sans cesse, à le rectifier.

Depuis que le Big Bang se mit à construire les premiers atomes dont la matière des choses inertes et de notre chair même se compose ; depuis que se refroidirent les planètes et que notre Terre devint un réservoir des matières, plus lourdes encore, dont nos tissus et nos os se forment ; depuis qu'une étrange molécule d'acide se mit, voici quatre milliards d'années, à se répliquer telle quelle, puis à se transformer en mutant ; depuis que les premiers vivants se mirent à coloniser la face de la Terre, en évoluant constamment, laissant derrière eux plus d'espèces fossiles que nous n'en connaîtrons jamais de contemporaines ; depuis qu'une jeune fille africaine nommée Lucy commença de se lever dans la savane de l'Est africain, promettant sans le savoir les voyages explosifs de la prochaine humanité dans la totalité des continents émergés, en cultures et langues contingentes et divergentes ; depuis que quelques tribus d'Amérique du Sud et du Moyen-Orient inventèrent de cultiver le maïs ou le blé, sans oublier le patriarche digne qui planta la vigne ou le héros indien qui brassa la bière, domestiquant ainsi pour la première fois des êtres aussi minuscules qu'une levure ; depuis que balbutia l'écriture et que certaines tribus indiennes, chinoises, grecques et italiques se mirent à versifier dans leurs langues écrites, alors le tronc commun du plus grand récit que l'humanité ait jamais connu commença de croître, pour donner une épaisseur chronique inattendue, réelle et commune à un humanisme enfin digne de ce nom, puisque peuvent y participer toutes les langues et cultures précisément venues de lui, unique et universel puisque écrit dans la langue encyclopédique de toutes les sciences et qu'il peut se traduire dans chaque langue vernaculaire, sans particularisme ni impérialisme, comme au matin de la Pentecôte.

Pourquoi donc pleurer d'avoir perdu un récit court d'à peine deux millénaires quand nous venons d'en gagner un de plus de dix milliards d'années ? Pourquoi déplorer la perte d'une culture réduite à ce qui se faisait aux bords d'une seule mer, alors que nous étendons la nouvelle à la communauté des hommes, en théorie et en réalité, dans l'espace et dans le temps et que nous raccrochons enfin les humanités anciennes, locales et particulières, à un humanisme proche de son sens universel ?

Je vous entends : rien dans cette épopée longue ne nous console ni ne nous protégera de ne pas nous entendre parce que nous ne parlons pas les mêmes langues ; de nous haïr parce que nous ne pratiquons pas les mêmes religions ; de nous exploiter parce que nous ne vivons pas aux mêmes niveaux économiques ; de nous persécuter parce que nous ne disposons pas des mêmes formes de gouvernement. Ainsi, rien n'évite que nous ne nous assassinions les uns les autres pour toutes ces raisons.

Je vous entends et vous avez raison. Pis encore, l'ancienne culture, celle que pleurent les anciens, pourtant fondée sur l'horreur de la guerre de Troie ou l'interdiction du sacrifice humain sous le poing d'Abraham, père des monothéismes, ne nous a jamais délivrés de ces violences infernales, au quotidien de l'histoire, ni des massacres de Gaulois, d'Indiens, de cathares ou d'Aborigènes, ni d'Auschwitz, ni d'Hiroshima.

Les sciences ne disent ni les souffrances de l'individu, ni le sens de l'existence, ni cette beauté qui nous sauve parfois. Seules les cultures et les langues les annoncent, les crient ou les montrent en des formes si diverses que leur universalité alors explose en une marqueterie bigarrée, atlas plus chatoyant encore que la vie, elle-même déployée en règnes, genres ou espèces.

Nous autres professeurs, parfois humanistes, ne disposons ni du pouvoir politique, ni d'armée, ni d'argent, ni d'administration, et fort heureusement. Nous n'en ferions pas meilleur usage que chacun et tout le monde, nous l'avons montré mille fois. Combien peu d'hommes dits de culture savent que la vraie culture se reconnaît à ce qu'elle permet à un homme de culture de n'écraser personne sous le poids de sa culture ? Nous ne disposons donc que du langage et, parfois, de l'enseignement. Nous ne pouvons donc que travailler à long terme. Exactement dans l'immense terme de ce grand récit.

Comment donc répondre, avec nos moyens spécifiques, à ces questions douloureuses, sans doute émanées du problème du mal, dont nous restons inconsolables ? Comment travailler à la paix, le plus haut de tous les biens collectifs ? Comment continuer à construire ces deux universalités qui fondent l'humanisme nouveau ? Non pas y penser, non pas en parler, non pas réunir des colloques toujours inutiles, mais y contribuer dans la réalité ? Je propose une action propre. J'appelle les universités du monde à la propagation d'un savoir commun. Préoccupé par les incompréhensions et les guerres entre les peuples, je pense que la mise en place d'un tronc commun de savoirs qui réunirait, petit à petit, tous les hommes, en commençant par une frange d'étudiants, favoriserait l'avancée de la paix dans le monde.

Cet humanisme universel contribuerait à créer une mondialisation pacifique. Je demande donc aux ministres de l'éducation, aux présidents des universités comme à tous les enseignants de bonne volonté de bien vouloir consacrer tout ou partie de la première année de leur enseignement à un programme commun qui permettrait aux étudiants du monde entier et de toutes les disciplines d'acquérir un horizon semblable de savoir et de culture. A leur tour, ils propageraient cet horizon commun. Je leur suggère seulement un cadre général qu'ils moduleront librement, selon leur culture, leur langue, leur spécialité et leur bonne volonté.

Ce cadre s'inspire de deux considérations. Les sciences dures accèdent à l'universalité par le grand récit que je viens de relater ; je les prends ici dans leur ensemble et selon l'évolution générale du monde que l'encyclopédie contemporaine décrit. Les cultures forment une mosaïque d'une grande diversité de formes et de couleurs, à l'imitation des langues, des religions et des politiques. Un atlas réunit cet ensemble de différences.

Ce cadre se divise donc en deux parties composant ce programme commun : - Le grand récit unitaire de toutes les sciences (éléments de physique et d'astrophysique : la formation de l'univers, du Big Bang au refroidissement des planètes, éléments de géophysique, de chimie et de biologie : de la naissance de la Terre à l'apparition de la vie et à l'évolution des espèces, éléments d'anthropologie générale : émergence, diffusion et préhistoire du genre humain ; éléments d'agronomie, de médecine et passage à la culture : le rapport des hommes à la Terre, à la vie et à l'humanité elle-même. - L'atlas en mosaïque des cultures humaines (éléments de linguistique générale : géographie et histoire des familles de langues, les langages de communication, leur évolution ; éléments de religions : polythéismes, monothéismes, panthéismes, athéismes ; éléments de sciences politiques : les diverses sortes de gouvernements ; élément d'économie : le partage des richesses dans le monde ; chefs-d'oeuvre choisis des sagesses du monde et des beaux-arts : littérature, musique, peinture, sculpture, architecture).

Au moment donc où la mondialisation touche les communications et, par elles, l'économie, nous, chercheurs et enseignants, pouvons lutter à armes plus qu'égales avec elle et contre elle, la compléter même ou la rendre humaine, puisque, justement, la première mondialisation arriva par la science, l'étude et la recherche. Ce nouveau processus d'hominisation, nous n'en subissons pas les conséquences, nous l'avons engendré.

L'humanisme que nous voulons désormais enseigner ne sera plus enraciné dans une région déterminée du globe, mais, au contraire, valable à partir de l'humanité tout entière, désormais accessible et communicante. Cette humanité observe qu'il existe deux universalités : l'une, scientifique, déploie un grand récit, valable pour l'univers lui-même, la vie en général, et annonce comment l'homme enfin émergea de manière contingente. En raison de cette contingence, cette universalité unique laisse alors la place à la deuxième, diverse et complémentaire, dans un atlas en mosaïque ou en vitrail mêlé, chiné, tigré... multiple et chatoyant, celui des cultures humaines, plus contingent encore et mieux varié que la vie.

Ni nos décideurs ni nos concitoyens ne peuvent plus vivre en ne connaissant qu'une seule de ces universalités : ou celle, homogène, des sciences ; ou celle, damasquinée, des cultures. Les anciennes formes d'enseignement moribondes ne forment plus que des instruits incultes ou des cultivés ignorants.

Le partage actuel des études en deux parties - sciences dures et sciences sociales - ne permet ni de comprendre le monde ni d'anticiper sur le destin des hommes, encore moins à ceux-ci d'agir sur celui-là. Il n'apporte donc pas le bien suprême : la paix.

Ce programme commun de connaissance commune - et commune trois fois, du côté des hommes, du monde et du savoir - contribue à créer ce que l'on pourrait enfin appeler la culture contemporaine, c'est-à-dire un humanisme venu du genre humain et adapté à ses besoins.