Considérations morales

Le propre, le proche, le lointain
P Ricoeur


Article paru dans l'édition du 05.11.93


Quelle que soit sa forme, le bonheur est indissociable du malheur. Aussi ne se conçoit-il que comme un état fugitif.

BONHEUR est le terme d'un voeu privé, que je le vise ou qu'il m'échoie. Et pourtant ce bonheur éminemment propre, c'est d'une certaine façon l'autre qui y contribue ou qui y fait obstacle, qui me le refuse ou qui me l'offre. Mais cet autre ne tarde pas à se dédoubler entre celui qui a un visage et entre avec moi dans l'échange intime du donner-recevoir, et celui que je ne verrai jamais mais dont l'appel à la justice m'empêche de dormir. Comment alors le bonheur se distribue-t-il le long de cette triade du propre, du proche et du lointain ? Il est permis, au départ, d'être un peu aristolélicien si l'on veut donner sens à la thèse qui veut que le bonheur soit l'achèvement, l'accomplissement auquel nous aspirons dès lors que nous sommes des agissants. A condition, toutefois, de se garder, comme Aristote avant nous, d'identifier le bien humain au Bien platonicien, lequel, comme on sait, réside au-delà du Bien même. Pour ce faire, il suffit _ mais c'est déjà beaucoup et même énorme _ que d'abord nous placions le souhait de la vie bonne, du vivre bien, à la racine de l'obligation, du devoir, de l'interdiction, bref, que nous mettions la téléologie du désir à la base de la déontologie de la volonté. C'est là la première présupposition d'un usage philosophique de l'idée de bonheur. Et voici la seconde présupposition : que nous sachions distinguer la visée du bonheur des accomplissements partiels relevant des métiers, des arts, des jeux qui ont chacun, selon l'expression de MacIntyre, leurs " étalons d'excellence " (...). Le bonheur, à ce stade de notre réflexion, le bonheur privé, le bonheur propre serait l'accomplissement de cette personne passe-muraille, capable de transgresser les frontières des cités et des mondes entre lesquels se distribue l'espace social. Or c'est précisément cette requête d'une satisfaction indivise, intégrale, ou plutôt de cet au-delà des satisfactions locales, topiques, partielles, qui rencontre sur sa route le malheur. Ce revirement est marqué, dans notre culture, par la confrontation entre l'éthique et la tragédie. (...) Or le tragique n'est-il pas dessiné en filigrane dans ce qu'on pourrait appeler l'extrémisme moral inhérent à la requête d'un bonheur qui excéderait son monnayage dans la menue monnaie des satisfactions partielles ? Et cet extrémisme est-il évitable dès lors qu'on veut le bonheur ? Un autre l'a dit : rien de grand ne se fait sans passion. Or la passion veut tout. C'est ce qui fait son malheur, ce qui fait la souffrance du vouloir-être heureux. Faut-il alors renoncer au bonheur et se replier sur les petites satisfactions ? Ce peut être une forme de sagesse, celle que recommande volontiers le choeur antique. Il y en a peut-être une autre, moins philistine, qui serait de ne pas vouloir le bonheur comme une totalité indivise, mais d'accueillir des états de bonheur comme des fulgurances intempestives.


De l'amitié

Il n'est pas de pratiques où chacun cherche à exceller et donc pas d'étalons d'excellence relatifs à ces pratiques qui n'engage des appréciations communes, des interactions allant du conflit à la coopération. Et le tragique de l'action _ qui double la visée du bonheur _ naît précisément de la collision des projets privés.

Je propose de prendre pour guide l'analyse que les Anciens ont faite de la philia, depuis le Lysis de Platon en passant par le livre IV de l'Ethique à Nicomaque jusqu'aux livres des stoïciens romains. Si je privilégie, une fois encore, Aristote, c'est parce que, chez lui, l'amitié fait transition entre la visée _ apparemment solitaire _ de la vie bonne et la justice, vertu d'une pluralité humaine de caractère politique. Je retiendrai une seule phrase : " L'homme heureux a besoin d'amis. " C'est donc à la faveur de l'épreuve du manque que l'altérité fait irruption dans le cercle autarcique de la visée du bonheur propre.

Ce qui d'abord fait le prix de la relation d'amitié aux yeux des moralistes, c'est qu'elle présente une échelle de valeurs parallèle à celle des biens poursuivis sur la ligne de visée du bonheur propre. Ainsi Aristote distingue-t-il entre l'amitié selon l'agréable, l'amitié selon l'utile et l'amitié selon le bon. Cette dernière seule accède à la mutualité d'une relation rigoureusement réciproque, où le " vivre-ensemble " vient compléter le vivre bien. L'amitié transcende ainsi l'alternative que les modernes croient voir entre le primat du Même et celui de l'Autre.

Le bonheur s'est ainsi déplacé du voeu privé d'accomplissement vers l'échange du donner-recevoir. Parlant des malheurs de l'amitié, il est tout aussi facile que tout à l'heure d'évoquer la litanie des maux qui affligent l'amitié en affligeant les amis. Mais il y a quelque chose de spécifique à l'amitié : c'est la mort de l'autre qui fait le déchirement de la séparation. Au-delà de ce point, la solitude des plus sages signifie désolation. Il y a plus. La mort qui nous séparera un jour ne se réduit pas à l'événement qui n'a pas encore eu lieu ; une ombre s'étend à l'avant de son échéance sous la figure d'une crainte sans égale : " Je crains pour toi. "

A cette crainte, la fameuse résolution anticipante n'apporte aucune réponse. La crainte pour l'autre n'est pas l'angoisse pour soi. C'est au regard de cette crainte pour l'autre que le bonheur partagé s'avère le plus fragile des biens. Mais s'il est vrai que le bonheur ne s'ajoute pas plus à l'amitié que, selon Spinoza, la récompense ne s'ajoute à la vertu, si l'amitié est, en un sens, le bonheur même, alors sa vulnérabilité est celle-même de l'amitié. Peut-être faut-il pouvoir chérir les états de bonheur comme un don d'autant plus précieux qu'ils sont aléatoires.

De la justice

Du proche au lointain, de l'autre qui a un visage à l'autre que je ne verrai jamais, ce qui est spécifique, c'est le passage par l'institution, dont la vertu principale est, selon John Rawls, la vertu de justice. Mais, en suivant Rawls, qui définit la justice par la seule procédure, n'élimine-t-on pas la référence au bonheur en éliminant la référence au bien ? Non, pour plusieurs raisons. D'abord, parce que l'idée du bien revient en force avec celle des biens sociaux de base, dont la distribution est précisément l'enjeu de la grande négociation dans la situation originelle imaginée par Rawls. A l'idée des biens sociaux se rattache l'idée de la satisfaction ou non de ces biens. Certes, la satisfaction n'est pas le bonheur. Mais on ne peut écarter sans phrase l'idée d'un " bien commun " qui serait au lien social d'une communauté historique ce que les biens primaires sont aux pratiques distinctes qui s'y rapportent. Ce n'est pas simple rhétorique d'invoquer le bien public en tant qu'intégrale des biens sociaux primaires. Pourquoi n'appellerait-on pas bonheur public le sentiment partagé par les membres de la communauté politique au niveau intra-étatique et inter-étatique ?

Mais il y a un autre côté au problème qui fait que nous éprouvons quelques réticences à rendre la visée du bonheur coextensive à celle de la justice. Cet autre côté tient à la nature du politique, qui ne désigne pas une institution parmi les autres, mais introduit une problématique spécifique, celle du pouvoir. C'est alors que se profile une idée que nous repoussons avec horreur, l'idée que le pouvoir puisse vouloir faire le bonheur des gens. Une scission se fait ainsi entre la visée du bonheur public comme intégrale des satisfactions sociales partielles et l'assignation au pouvoir politique de la tâche de faire notre bonheur.

C'est par rapport à cette tentation de confier au pouvoir politique le soin de faire advenir le bonheur public que l'idée de justice est antagoniste de celle de bonheur. Cette attitude volontairement ambivalente quant au rapport qui pourrait être reconnu ou établi entre justice et bonheur trouve un renfort dans le spectacle de désolation que nous inspire le cours de l'histoire, lequel, une fois de plus, invite à ne pas dissocier bonheur et malheur. Cette adhérence du malheur historique au bonheur public incline à rechercher la justice sans souci du bonheur, dès lors que nous ne connaissons pas d'état historique où le bonheur des uns n'aurait pas été payé par le malheur des autres.

L'épreuve à laquelle a été soumise l'idée de bonheur au crible de l'idée de justice conduit à tenir les états de bonheur pour des états aléatoires, donnés par-dessus le marché. Dans quelle langue parlerons-nous de ces états furtifs de bonheur ? Si ce n'est ni dans celle de la morale ni dans celle de la politique, ne serait-ce pas dans celle de la poésie ? " Heureux celui qui... ". Peut-être seule la lyrique est-elle à la mesure de ces états fugitifs.

RICOEUR PAUL