Considérations morales

Nous entrons dans une période où la morale devient objective
Un entretien avec Michel Serres
Le Monde du 21.01.92

 


Né en 1930, ancien élève de l'Ecole navale et de l'Ecole normale supérieure, Michel Serres enseigne à la Sorbonne et à Stanford University. Il est entré à l'Académie française en 1990. Historien des sciences et philosophe, son oeuvre porte à la fois sur les sciences exactes et les sciences humaines (le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Hermès, la Naissance de la physique, le Parasite). Le public connaît surtout les Cinq Sens, Statues, le Contrat naturel et le Tiers-instruit. Les éditions François Bourin publient cette semaine Eclaircissements (1), ouvrage dont le but est de clarifier l'ensemble de la démarche et sa portée, tout en exposant, pour la première fois, une morale. Au cours d'une rencontre avec le conseil éditorial de la rédaction du Monde et avec la collaboration de Roger-Pol Droit, Michel Serres a évoqué quelques traits de son analyse des mutations de l'époque et des espérances dont elle est porteuse.(1) " Le Monde des livres " du vendredi 14 février rendra compte du dernier livre de Michel Serres. "

Vous êtes philosophe...

_ J'essaie de le devenir. _

... et vous avez principalement scruté l'histoire et l'évolution des sciences. Face à l'expansion des connaissances scientifiques et du monde technique que leur utilisation engendre quels peuvent être, selon vous, la place et le rôle de la philosophie ? _

Scientifique d'origine, je suis venu à la philosophie en raison des questions que l'événement d'Hiro- shima posa aux générations qui le vécurent. Pour nous, explosèrent d'un coup, ce matin-là, les problèmes des relations entre les sciences, les techniques, la recherche, la société, la politique, la violence, la morale et même la religion, problèmes si globaux qu'ils annonçaient une période nouvelle et demandaient une vision neuve : la big science et la bombe amorçaient une puissance aux dimensions du monde. Ils n'ont pas cessé depuis d'accentuer leur pression. Pouvez-vous en citer un seul, depuis ce demi-siècle, qui ne vienne pas des sciences et de leurs relations avec la société ?

_ Bien sûr. La faim dans le monde, par exemple ; comment pourrait-on dire qu'elle découle du développement scientifique et technique ?

_ J'ai eu la chance d'être et de rester, pendant plus de vingt ans, l'un des meilleurs amis de Jacques Monod. Nous nous entretenions souvent de ces questions de responsabilité savante, et il riait en disant que sa conscience n'avait jamais cessé d'être en paix face à ses collègues physiciens ; qu'ils détruisent parfois, disait-il, quant à nous, à l'Institut Pasteur, nous fabriquons des remèdes et sauvons des vies ! Or il m'avoua, un jour, presque sur son lit de mort : " Est-ce que la surpopulation dans le tiers-monde ne découle pas, en partie, des progrès de la biologie, de la médecine et de la pharmacie ? " Quelle discipline aujourd'hui demeure hors de ces questions ? L'agronomie ?

_ De tout savoir et de tout instrument, on a toujours fait bon ou mauvais usage, tout progrès a toujours généré des méfaits et des effets pervers. Cela n'est pas spécifique au monde contemporain. Y a-t-il une autre caractéristique spécifiant la situation actuelle ?

_ Toutes les morales, jusqu'à nous, peu ou prou, se fondaient sur la célèbre distinction de ce qui dépend de nous et de ce qui n'en dépend pas. Or cette frontière entre nos pouvoirs et la nécessité extérieure, naguère implacable, tend à s'effacer. Tout tend à dépendre de nos efficacités : nous dominons la pesanteur et l'espace, repoussons les limites de la vie ou de la mort et choisirons demain le sexe d'enfants que nous n'accepterons plus de procréer sans certitudes préalables sur leur normalité, alors que la chute des corps, la distance, la pathologie génétique et l'engendrement passaient, depuis toujours, pour ces choses naturelles qui ne dépendaient pas de nous... Nos problèmes gisent dans cette puissance. Il va nous falloir désormais une sagesse immense, à la taille de ce savoir prodigieux.

_ Que signifie cette affirmation : " à peu près tout dépend de nous " ? Ce pouvoir n'a-t-il pas de limites ? Ou des perspectives d'extensions futures ?

_ Précisons le sens du mot " tout ". Avant le milieu de ce siècle, agriculteurs, industriels, physiciens ou biologistes, nous agissions, quand nous pouvions le faire, sur des effets locaux et dans un voisinage relativement étroit ; or nous franchissons un pas décisif quand nous pouvons passer du local au global : notre efficacité pratique, aujourd'hui, dépasse souvent le proche, dans l'espace et le temps, et peut aller directement au monde et à l'histoire ; mille chemins, théoriques et pratiques, de plus en plus explorés, de mieux en mieux dominés, se multiplient pour nous permettre d'agir sur des ensembles larges de grands phénomènes spatio-temporels. Sans doute ne pouvons-nous pas " tout ", mais nous tenons de plus en plus " le tout " entre nos mains ; oui, cela est vraiment nouveau. " De plus, nous intervenons de moins en moins sur les choses comme telles et créons, de toutes pièces, des réalités nouvelles qui deviennent vite les conditions de l'espace et du temps, du monde et de l'histoire à venir. Du coup, l'activité scientifique, technique, industrielle, etc. se distingue de moins en moins de l'acte moral. La montée vers le global recrute toutes les composantes particulières de notre action, y compris l'éthique.

_ Pouvez-vous en donner des exemples ?

_ Pourquoi ne percevons-nous que malaisément les questions nouvelles ? Parce qu'elles ne se posent pas dans les termes que nous utilisons d'habitude. Les nouveautés scientifiques apparaissent transversalement aux disciplines usuelles, on les dit, à juste titre, interdisciplinaires ; la théorie du chaos apparaît, tout d'un coup, en mathématiques, statistiques, astronomie, mécanique des fluides, logique, théorie des algorithmes... et nous donne une autre vision du monde. Il en va de même pour la vie sociopolitique, où les nouveautés ne peuvent se traiter que de manière interministérielle, parce que le découpage installé par les gouvernements ne les appréhende même pas, ou alors de façon internationale, parce qu'elles dépassent les frontières. Voilà trois adjectifs qui traduisent en clair cette montée vers le global. La philosophie des générations précédentes aimait beaucoup le fragment et les pensées éclatées : nous voici, au contraire, en présence de cent questions globales qui touchent la planète et l'espèce humaine entière, comme le temps de l'histoire longue. " Autrement dit, nous vivons dans un paysage mondial et humain nouveau que nous transformons désormais en temps réel, qu'il s'agisse du savoir, de la formation ou des activités pratiques, et finalement de l'éthique individuelle et collective. Les partages traditionnels empêchent souvent de voir l'émergence des questions nouvelles, presque toujours globales, et donc de les traiter. C'est une situation très classique : les discours dominants sont toujours issus de découpages antérieurement efficaces et qui, en perdant peu à peu de cette efficacité, nous aveuglent sur les nouveautés.

_ Comment appelleriez-vous la situation que vous décrivez ?

_ Quelque chose comme une Renaissance. Comme le monde global est en train de basculer, en se soumettant à nos mains elles-mêmes, les nouveautés arrivent de toute part, de sorte que notre époque fourmille secrètement de grands projets. La mission qui m'a été confiée pour concevoir l'Université de France à distance me confirme dans cette intuition : le nombre d'inventions spontanées de ce type est immense sur notre territoire, où l'on assiste à la création proliférante d'essais vivants, le plus souvent réussis, mais qui restent invisibles, pour le moment, comme la partie sous l'eau d'un iceberg prêt à se retourner. La société de communication est en train de donner naissance à une société pédagogique toute nouvelle. La stagnation économique de ce jour vient aussi d'un changement complet d'attitude face à la consommation. Là encore le bloc est sur le point de se renverser. " Tout le monde parle de morosité triste en énonçant des jugements critiques négatifs, trop faciles : sommes-nous devenus si vieux qu'il ne nous reste plus que ressentiment et râle ronchon ? Je préfère la question : que faire ce matin dans des conditions aussi nouvelles et, il faut le dire, aussi enthousiasmantes ?

_ Les discours dominants, qui masquent l'émergence des nouveaux problèmes, sont-ils ceux des sciences humaines ?

_ Jusqu'au milieu des années 30, les philosophes se référaient volontiers aux sciences dites dures, auxquelles ils étaient formés. Les sciences humaines, en effet, ont pris peu à peu le relais à cette époque-là. Sartre criait, dit-on, à l'Ecole normale : " Science, peau d'balle, morale, trou d'balle ! " Or quelles sont les questions devenues les plus urgentes à la suite de cette devise ? Celles de l'éthique scientifique ! " Bref, la philosophie, depuis lors, n'a cessé de se référer plutôt à des modèles issus des disciplines comme la linguistique, l'économie, les sciences sociales en général, alors en pleine période productive. Et, certes, de l'anthropologie à l'histoire des religions, nous leur sommes redevables d'informations et de critiques sans lesquelles une grande pluralité de mondes nous seraient restés étrangers ; elles nous ont entraînés à une tolérance générale, universelle même, à une souplesse presque aérienne qui nous fait nous scandaliser des dogmes opiniâtres et dangereux que nos pères disaient rigoureux. Cela dit, comme d'habitude en histoire des sciences, leur domination s'étendit en même temps que leur fécondité baissait. Lorsqu'une discipline prend le pouvoir, dites-vous tout de suite qu'elle perd de son inventivité. La domination est toujours suivie d'une perte de vitesse ou d'un vieillissement. " Le principal inconvénient d'une longue influence est d'engendrer des surestimations. Depuis assez longtemps, la philosophie a perdu les choses elles-mêmes au profit d'une surévaluation du langage ; elle parle de parole, écrit sur l'écriture, énonce des mots sur les mots d'énonciation. D'où ces livres que le public corporatif a moins aimés que le public tout court : les Cinq Sens, Statues, le Contrat naturel et le Tiers-Instruit, où le souci du réel, du sensible bariolé, des objets durs, du monde global et des enfants que j'aime l'emporte de beaucoup sur celui du discours, et où le langage sert d'outil et non d'objet. Je crois que nous sommes en train de sortir enfin d'une longue époque de commentaires.

_ Qu'entendez-vous par idéologie ?

_ Voilà un mot que je n'utilise jamais ; si vous m'obligez à le définir, je dirai peut-être qu'elle consiste en une pensée qui ne prend ses exemples et ses valeurs que dans certaines disciplines à l'exclusion des autres. Telle ne décide qu'en fonction de l'économie, telle autre dans la considération exclusive des sciences sociales, et ainsi de suite. D'où la formation immédiate de " langues de bois " diverses, si répandues que nous ne les entendons plus, et dont la raideur tient justement à cette restriction. On dirait la défense et illustration d'une corporation, aveugle à tout le reste.


Si la philosophie, par conséquent, ne prend son information que dans les sciences humaines ou sociales, elle s'empêche de voir les transformations profondes du monde et du temps, issues aujourd'hui le plus souvent des sciences dites dures ; le discours dominant, s'il ne parle que de langage ou des relations politiques, ne peut rendre compte de cette progression du local ou global ni de l'apparition des grands problèmes, des grands récits et projets qui les accompagnent. Je parle de récits parce que ces visions restrictives éliminent aussi les humanités, qui témoignent du malheur humain, expérience aussi universelle que peut l'être celle de la raison. La philosophie, me semble-t-il, exige, au contraire, un support encyclopédique complet, pour le savoir, le plus possible d'expérience vivante et pratique, individuelle et collective, ainsi que l'assimilation lente des textes littéraires ou religieux des traditions culturelles diverses. Elle demande donc des travaux préparatoires interminables. Voilà pourquoi, généralement, un philosophe commence au seuil de la vieillesse, alors qu'un savant invente jeune.

_ Vous venez de souligner l'urgence et la nécessité d'un changement radical de nos attitudes dans des domaines très divers, mais sans indiquer sur quoi peuvent reposer de nouvelles règles. Comment fonder les valeurs de cette " renaissance " ?

_ La génétique, la biochimie, la physique... et les techniques associées nous donnent, certes, bien des pouvoirs, mais, très vite, nous devrons administrer ce pouvoir même qui, pour le moment, paraît nous échapper parce qu'il va plus vite et ailleurs et plus loin que nos facultés de le prévoir, que nos capacités de le gérer, que nos désirs de l'infléchir, que notre volonté d'en décider. Il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous. Nous maîtrisons le monde et devons donc apprendre à maîtriser notre propre maîtrise. " Voyez le retournement rapide des choses : que nous puissions faire ceci ou cela, nous devons, immédiatement, gérer cette faculté. Dominons-nous la planète ou la reproduction ? Alors, aussitôt, nous devons décider, j'allais dire sagement, sous probables menaces, de tous les éléments de cette domination. Sans nous en apercevoir, nous sommes passés du pouvoir au devoir, de la science à la morale, et l'iceberg a pivoté. " Exemple : pourrons-nous choisir le sexe de nos enfants ? Que faire, alors, si les futurs parents choisissent tous ou des garçons ou des filles ? Il faudra décider globalement. Le fondement que vous demandez des valeurs qui présideront alors à nos décisions est tout simple : agir de telle sorte que la vie reste possible, que la génération puisse continuer, que le genre humain se perpétue... _ ainsi la vie de l'espèce entière vient entre nos mains, _ fondement aussi exact et fidèle aux choses mêmes que celui des sciences elles-mêmes. Nous entrons dans une période où la morale devient objective. " Il va donc nous falloir un savoir prodigieux, aigu dans le détail, harmonieux dans son ensemble, et une sagesse immense, claire dans l'instant et prudente pour l'avenir. Nous sommes obligés désormais à une vision du monde et du temps très large. Oui, nous sommes acculés à la morale et à la philosophie ! " Il en va de même pour la croissance du tiers et du quart-monde : nous produisons des choses et des hommes qui deviennent aussitôt les conditions globales de notre vie à venir. Il nous manque une philosophie, positive et non négative, de la faiblesse et de la pauvreté : elle est mon grand chantier d'aujourd'hui.

_ Dans cette conviction d'agir pour que la vie demeure la même, n'y a-t-il pas le risque de justifier, au nom du réel, de la nature et du monde, des valeurs qui, dès lors, pourraient engendrer à terme un nouveau totalitarisme ?

_ Riches et savantes, nos démocraties laissent mourir de faim et de maladies une bonne part de leur propre population, plus les neuf dixièmes de l'espèce humaine ; ont-elles encore droit à ce beau titre politique ? L'histoire a-t-elle connu plus féroce aristocratie ou totalitarisme économique et culturel ? Craignez-vous pire ? " Deuxième réponse : le totalitarisme est un universel lisse, le règne exclusif d'une seule loi, d'argent ou de raison. Dans la montée vers le global que je décris, il m'arrive maintenant de parler, en effet, d'universel : mais celui que je propose est bigarré, mélangé, métissé, bariolé comme le manteau d'Arlequin qui figure sur la jaquette du Tiers-Instruit. Ce disant, je ne fais pas, comme on le dit, de la poésie, mais, de nouveau, des sciences : lorsque celles-ci construisent du global, elles le font en cousant, comme une couturière sait le faire, des pièces locales les unes aux autres. Les meilleurs modèles mathématiques de la planète Terre faufilent ceux des mers, des déserts, des champs de glace, etc. Le global ainsi bâti _ au sens d'un vêtement _ n'a donc rien à voir avec le régime exclusif d'une loi générale. Sur ce point, la réflexion politique et morale d'aujourd'hui avoisine assez celle des sciences. La vie, enfin, suppose bariolage et pluralité ; le totalitarisme la tue en faisant disparaître les différences ; s'en instituer gardien consiste à se faire le berger des multiplicités.

_ Depuis plus de vingt ans, vous habitez et enseignez une partie de l'année aux Etats-Unis. Comment percevez-vous les différences entre la société américaine et la nôtre ?

_ Je ne puis répondre en quelques lignes. Deux choses, peut-être : notre société est plus mélangée, la leur plus juxtaposée ; la leur est autopublicitaire et la nôtre autocritique, souvent jusqu'à l'exaspération. Dans la concurrence internationale, c'est un grand désavantage. En particulier, notre système d'enseignement est meilleur et le leur moins bon que nous ne le répétons volontiers. Je terminerai donc sur une supplique au Monde et aux journaux de mon pays : dites, je vous prie, de temps en temps, pas beaucoup, ce serait trop dire, mais quand même un peu de bien de nos productions et performances ! Cela rendrait plus aisée la vie des explorateurs ! "

SERRES MICHEL