Considérations morales

L'écriture de l'histoire et la représentation du passé
P Ricoeur
Le Monde du 15.06.00

 



A la mémoire de François Furet


C 'EST une attente du lecteur du texte historique que l'auteur lui propose un « récit vrai » et non une fiction. La question est ainsi posée de savoir si, comment et jusqu'à quel point ce pacte tacite de lecture peut être honoré par l'écriture de l'histoire. Ainsi s'énonce le problème (...) de la représentation du passé en histoire.

Ma première thèse est que le problème ne commence pas avec l'histoire mais avec la mémoire, avec laquelle l'histoire a partie liée d'une façon que l'on dira plus loin. Si je plaide ici pour l'antériorité de la question de la représentation mnémonique sur celle de la représentation en histoire, ce n'est pas parce que je me placerais, pour des raisons de circonstance à l'âge des commémorations, du côté des avocats de la mémoire contre ceux de l'histoire - ce propos m'est parfaitement étranger - mais parce que le problème de la représentation, qui est la croix de l'historien, se trouve déjà mis en place au plan de la mémoire et même y reçoit une solution limitée et précaire qu'il ne sera pas possible de transposer au plan de l'histoire.

L'histoire en ce sens est l'héritière d'un problème qui se pose en quelque sorte en dessous d'elle, au plan de la mémoire et de l'oubli ; et ses difficultés spécifiques ne font que s'ajouter aux difficultés propres à l'expérience mnémonique. (...)

Qui se souvient ? Qui fait acte de mémoire en se représentant les choses passées ? On est tenté de répondre très vite : moi, moi seul.

La question est devenue urgente depuis l'émergence du concept de mémoire collective en sociologie, comme on le sait depuis le livre fameux de Maurice Halbwachs, La Mémoire collective ; la thèse est même poussée chez lui jusqu'au soupçon que la mémoire individuelle ne serait qu'un rejeton, une enclave, de la mémoire collective. Et pourtant, la notion de mémoire collective n'a cessé de souffrir d'un reproche d'inconsistance au plan conceptuel. (...) Après un long embarras, je suis arrivé à la conviction que la mémoire, définie par la présence à l'esprit d'une chose du passé et par la recherche d'une telle présence, peut par principe être attribuée à toutes les personnes grammaticales : moi, elle/lui, nous, eux, etc.

Cette assertion d'une attribution plurielle du souvenir ne diffère pas, selon moi, de l'attribution plurielle dont est susceptible n'importe quelle pensée, passion ou affection. Si la thèse de l'attribution multiple fait problème dans le cas de la mémoire, c'est parce que la question de l'identité personnelle - disons la question du soi - y paraît se poser d'une façon incomparable, à la différence des autres faits psychiques, comme si l'appropriation au moi propre constituait un privilège exclusif de la mémoire. Je ne pense pas, néanmoins, que l'on doive se laisser intimider par ce genre d'argument. C'est en fait au terme d'une lente conquête, assignable à ce qu'on peut appeler l'école du regard intérieur, qu'on est arrivé à identifier la mémoire et le soi. (...)

Au terme d'une pesée soigneuse des arguments et des contre-arguments, je me suis rallié à la thèse de l'attribution multiple du souvenir à une diversité de personnes grammaticales. (...)

Cette prise de position importe à l'historien, qui peut se donner sans scrupule pour vis-à-vis la mémoire individuelle et la mémoire collective, enchevêtrées le plus souvent l'une à l'autre comme dans les fêtes, les commémorations et autres célébrations. L'histoire peut en outre trouver intérêt aux détails de la théorie de l'attribution dans la mesure où elle aussi rencontre des problèmes d'attribution à des agents sociaux à partir de signes indirects que Carlo Ginzburg placera sous l'égide du modèle indiciaire. (...)

Revenons sur le dédoublement du problème de la mémoire entre la statique du souvenir, comme image présente d'une chose absente advenue auparavant, et sa dynamique consistant dans le rappel. Le rappel est une opération complexe qui peut réussir ou non. La réussite, c'est la reconnaissance du souvenir dont Bergson fait l'expérience princeps dans Matière et Mémoire, la grande méditation sur la reviviscence des images du passé tourne autour de ce pôle organisateur dans ce maître-livre de Bergson qu'on a peut-être quitté trop tôt ou trop facilement.

Or la reconnaissance apparaît comme un petit miracle, celui de la mémoire heureuse, si on le compare avec toutes les difficultés qui jalonnent le trajet du rappel. Ces difficultés, qui forment la matière d'une pragmatique de la mémoire, peuvent être placées sous trois rubriques : mémoire empêchée, mémoire manipulée, mémoire obligée.

Mémoire empêchée : j'évoquerai simplement les textes de Freud sur le refoulement, les résistances, la répétition, à quoi il oppose le travail de remémoration ; pour faire bonne mesure, ajoutons le travail du deuil, ce travail parallèle sur la perte.

Mémoire manipulée : il faudrait évoquer ici les intersections entre le problème de la mémoire et celui de l'identité et décrire les manières multiples de trafiquer la mémoire par le biais du récit avec ses pleins et ses déliés, ses accents et ses silences.

Mémoire obligée, enfin : ici se ralentit l'allure. Je veux dire combien il importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire. Pourquoi ? Parce que le mot devoir prétend introduire un impératif, un commandement, là où il n'y a à l'origine qu'une exhortation dans le cadre de la filiation, le long du fil des générations : « Tu raconteras à ton fils... » Ensuite, parce qu'on ne met pas au futur une entreprise de remémoration, donc de rétrospection, sans faire violence à l'exercice même de l'anamnèse, risquons le mot, sans une pointe de manipulation ; enfin et surtout, parce que le devoir de mémoire est aujourd'hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travaiI critique de l'histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l'humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l'équité. C'est pourquoi je propose de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire.

Ces difficultés du rappel, la pragmatique de la mémoire les lègue à l'épistémologie de l'histoire. Mémoire empêchée, mémoire manipulée, mémoire obligée : autant de thèmes en forme d'avertissements résonnant à l'oreille de l'historien. C'est sur ces embarras d'une mémoire difficile que l'histoire édifie ses contraintes et aussi les défenses et les conquêtes que je vais dire, et fait converger sur la problématique de la représentation historienne. Mais je dois avertir, à ce tournant de mon exposé, que la mémoire détient un privilège que l'histoire ne partagera pas, à savoir le petit bonheur de la reconnaissance : c'est bien elle ! c'est bien lui ! Quelle récompense, en dépit des déboires d'une mémoire difficile, ardue ! C'est parce que l'histoire n'a pas ce petit bonheur qu'elle a une problématique spécifique de la représentation et que ses constructions complexes voudraient être des reconstructions, dans le dessein de satisfaire au pacte de vérité avec le lecteur. (...)

I. - Le sort de la représentation du passé est mis initialement sur la voie de la problématicité par la première prise de distance que constitue l'inscription par rapport au champ mnémonique privé ou public. Cette prise de distance n'est toutefois effective qu'une fois l'archive instituée. (...) Quelqu'un se souvient de quelque chose, le dit, le raconte, en témoigne. Le témoin dit une première chose : j'y étais. Benveniste nous assure que le mot testis vient de tertius : le témoin se pose alors en tiers entre des protagonistes ou entre l'action et la situation à laquelle le témoin dit avoir assisté, sans y avoir nécessairement pris part.

Cette déclaration est à la fois une assertion portant sur une réalité factuelle tenue pour importante et une certification de la déclaration par son auteur. Celui-ci fait appel à la créance d'un autre devant qui il témoigne et qui reçoit son témoignage. J'y étais ; croyez-moi ou non, ajoute-t-il ; et si vous ne me croyez pas demandez à quelqu'un d'autre. Cette accréditation ouvre l'alternative de la confiance et du doute. Est ainsi constituée la structure fiduciaire du témoignage. Prêt à réitérer son témoignage, le témoin le tient pour une promesse portant sur le passé. Le témoignage devient institution. La confrontation des témoignages est ouverte et, au-delà, la controverse des historiens est lancée.

Outre la contestation, la critique du témoignage marque la place en creux du dissensus et de sa valeur éducative au plan de la discussion publique où l'histoire achève son parcours de sens. Tout cela, sous la condition de l'inscription, devenue mise en archive. La chose écrite va poursuivre son cours au-delà des témoins et de leurs témoignages. Faute de destinataire désigné, elle se trouve dans la situation du texte « orphelin » dont parle Platon dans le Phèdre. Mais quel que soit le degré de fiabilité du témoignage, nous n'avons pas mieux que lui pour dire que quelque chose s'est passé à quoi quelqu'un dit avoir assisté. Mais cela s'est-il passé tel que cela est dit ? C'est la question de confiance, le test de vérité, à quoi commence à satisfaire la recherche de la preuve documentaire.

Documentaire, c'est le mot de passe. Nous savons depuis Marc Bloch que les témoins malgré eux sont les plus importants. Mais ces témoignages eux aussi s'inscrivent parmi des traces bien nommées traces documentaires, dont beaucoup ne sont plus des témoignages : vestiges, indices matériels, ou signes abstraits tels que courbes de prix ou de revenus et autres items réitérables et quantifiables. Se met ainsi en place ce que Carlo Ginzburg appelle le « paradigme indiciaire », commun à toutes les disciplines de connaissance indirecte et conjecturale, de la médecine et de la psychiatrie au roman policier. Une dialectique fine entre le témoignage et le document se déroule sous cette égide, le document jouxtant en outre le monument. Le document devient ainsi l'unité de compte de la connaissance historique que Marc Bloch osait placer sous la rubrique de l'observation, lui le pourfendeur de l'école qu'il appelait positiviste et qu'il serait plus équitable de dénommer méthodique. Un document, en effet, n'est pas donné, il est cherché, constitué, institué : le terme désigne ainsi tout ce qui peut être interrogé par l'historien en vue d'y trouver une information sur le passé, à la lumière d'une hypothèse d'explication et de compréhension. Sont ainsi désignés des événements qui à la limite n'ont été le souvenir de personne mais qui peuvent contribuer à la construction d'une mémoire qu'on peut dire avec Halbwachs mémoire historique pour la distinguer de la mémoire même collective. Faire parler les documents, dit Marc Bloch, non pour les confondre, mais pour les comprendre. (...)

Est plus ou moins probable le fait que... ceci ou cela soit arrivé tel qu'on le dit. Ce caractère probabiliste de la preuve documentaire, terminus ad quem du procès de mise en intrigue, procède en dernier ressort de la structure fiduciaire du témoignage, terminus a quo du processus entier. Cette structure peut rester dissimulée à la faveur des non-dits tenant au statut social de l'histoire, au « lieu » à partir duquel l'historien parle. En tout état de cause, cette structure argumentative reste indépassable. A cet égard, l'ouvrage fameux de Lorenzo Valla sur la donation de Constantin à lui faussement attribuée et mensongère a fait franchir à l'historiographie un seuil décisif. (...) L'historien sait que sa preuve n'est pas de même nature que celle des sciences de la nature : la critique du témoignage reste le modèle pour l'ensemble du champ documentaire relevant du paradigme indiciaire : indirecte et conjecturale, telle elle reste.

II. - Nous éloignant maintenant du stade documentaire de l'histoire et nous enfonçant dans l'épaisseur des opérations d'explication et de compréhension, nous paraissons tourner le dos à la question de la représentation. L'enjeu de ces opérations n'est-il pas en effet la mise à l'épreuve des différentes solutions en forme de parce que données à la question pourquoi ? La question du sens immanente au discours et celle de sa cohérence longitudinale n'occupent-elles pas désormais tout le terrain ? On peut d'abord le penser et se concentrer exclusivement sur la variété des modes explicatifs en histoire. On a pu dire à cet égard que l'histoire n'a pas de méthode propre. Elle combine de façon approximative les usages de la causalité et de la légalité les plus proches de ceux en cours dans les sciences de la nature, comme on le voit en particulier en histoire économique, et l'explication par des raisons mises en oeuvre en histoire politique, militaire ou diplomatique, ou au niveau des négociations ourdies par les protagonistes de la micro-histoire. En histoire il n'y a pas de dichotomie irréductible entre explication et compréhension. (...)

III. - Quittant la zone aride des enchaînements qui confèrent sa cohérence propre et diversement variée au discours historique, nous pénétrons dans l'espace des configurations narratives et rhétoriques qui régissent la phase littéraire de l'historiographie. C'est à ce niveau que se concentrent les difficultés les plus tenaces concernant la représentation du passé en histoire. Or cette composante scripturaire ne s'ajoute pas simplement aux autres opérations historiographiques : elle en accompagne chacune des étapes pour autant que celles-ci ressortissent ensemble à la catégorie générale de l'inscription. Ce que nous allons donc considérer maintenant, c'est plus spécifiquement l'écriture en tant qu'elle donne lisibilité et visibilité au texte historique en quête de lecteur. Le pacte de lecture évoqué plus haut devient ici explicite, et la question initiale revient en force : le pacte a-t-il été tenu ? Et pouvait-il l'être ?

La difficulté majeure résulte de ce que les configurations narratives et rhétoriques sont des contraintes de lecture ; structurant à son insu le lecteur, elles peuvent jouer le double rôle de médiations en direction du réel historique et d'écrans opposant leur opacité à la transparence prétendue des médiations.

Vont ainsi passer au premier plan les signes de la littérarité.

Ce que je retrouve ici, ce sont d'abord les configurations narratives sur lesquelles j'avais concentré mon attention dans Temps et Récit. Depuis lors, la crainte de confondre la cohérence narrative avec la connexité explicative m'a conduit à ajourner le traitement du narratif en histoire jusqu'au moment de la prise en compte des signes de littérarité. Ce déclassement relatif jouera un rôle dans ma réplique aux tentatives de brouillage de la frontière entre le fictif et l'historique.

Je continue certes de penser que le narratif n'est pas confiné à l'événementiel mais coextensif à tous les niveaux d'explication et à tous les jeux d'échelles. Mais les codes narratifs ne se substituent pas aux modes explicatifs mais leur ajoutent la note de lisibilité et de visibilité qu'on a dite. (...)

Mais c'est avec l'analyse rhétorique du discours historique que le problème posé par les contraintes a pris toute son ampleur et a abouti à une attaque frontale contre le réalisme critique assumé sans être vraiment thématisé par la plupart des historiens de métier. Les configurations proprement narratives relevant d'une typologie des intrigues se trouvent alors encadrées au sein d'une architecture complexe de codes à côté des tropes et des autres figures de discours et de pensée ; toutes ensemble, ces figures sont tenues pour les structures intimes d'un imaginaire qui couvre la classe entière des « fictions verbales ». L'oeuvre savante de Hayden White est à cet égard exemplaire. Toutefois son potentiel dévastateur, ciblé sur le faire-croire historique, ne devait atteindre son but qu'en conjonction avec le mouvement plus vaste connu sous le nom de « postmoderne », où la rationalité historienne est prise dans la tourmente qui secoue les convictions héritées de l'époque des Lumières et que l'on a décidé de tenir pour la mesure du moderne. C'est ainsi l'autocompréhension de toute une époque qui se joue à l'occasion du débat autour de la vérité en histoire.

La discussion, qui menaçait de se perdre dans des confrontations idéologiques sans critères connus - l'idée de critère étant elle-même en jeu -, s'est trouvée ramenée dans les bornes d'un conflit d'interprétation limité à la connaissance historique à la faveur d'un débat bien ciblé ; l'enjeu était la réception des ouvrages consacrés à la « solution finale », principalement du livre collectif intitulé Historikstreit consacré à la controverse entre historiens allemands sur ce thème. De la querelle illimitée sur le postmoderne, l'attention était ramenée à une question redoutable, mais mesurée : comment parler de l'Holocauste, de la Shoah, cet événement majeur du milieu du XXe siècle ? La question venait, encadrée par deux grandes interrogations venues d'horizons opposés et soudain mises face à face : celle posée par les maîtres du soupçon avec le mot de passe de l'illusion référentielle, et celle articulée par les négationnistes et le mot de passe du mensonge officiel.

Un ouvrage porte témoignage de cette confrontation, celui de Saul Friedlander, dont le titre m'importe grandement : Probing the Limits of Representation. C'est le seul ouvrage que j'examine ici, en raison de sa signification emblématique au regard de la problématique entière de cette conférence. Friedlander observe : « L'extermination des juifs d'Europe, en tant que cas extrême de crimes de masse, doit mettre au défi les théoriciens du relativisme historique de se confronter aux corollaires de positions tenues par ailleurs à un niveau abstrait. » Hayden White, interpellé, fit courageusement face au défi, en réitérant son argumentation et en avouant que sa rhétorique ne lui fournissait aucun critère immanent au discours pour distinguer la réalité de la fiction. La distinction, concédait-il, doit procéder d' « une autre région de notre capacité réceptive que celle éduquée par notre culture narrative ». Et derechef il suggère d'élargir le champ des modes de représentation au-delà de l'héritage culturel que le totalitarisme avait menacé d'épuisement. (...)

Si l'on dit, avec George Steiner, que « le monde d'Auschwitz réside hors discours comme il réside hors raison », d'où peut venir au discours le sens même de l'irreprésentable ? C'est la force du témoignage, avant même son inscription dans l'archive, qu'invoque Carlo Ginzburg dans son essai pathétique Just One Witness !. Or, à son tour, le témoignage renvoie à la violence de l'événement lui-même et à sa dimension morale, que Friedlander qualifie - par litote - comme « inadmissible ». Mais alors c'est l'expérience vive de la blessure fichée dans le procès même du « faire histoire » qui se dresse comme la limite externe à la représentation et suscite l'implosion interne des modes de représentation - narratifs, rhétoriques et autres (filmiques entre autres). (...)

Il ne faudrait pas toutefois qu'une nouvelle intimidation venue de l'immensité de l'événement et de son cortège de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l'opération historiographique. C'est au juge qu'il revient de condamner et de punir et au citoyen de militer contre l'oubli et aussi pour l'équité de la mémoire ; à l'historien reste la tâche de comprendre sans inculper ni disculper. (...)

Je reviens à ma question initiale : le pacte de lecture sur lequel est censé reposer l'écriture de l'histoire peut-il être tenu, et jusqu'à quel point ? Je réponds oui, jusqu'à un certain point. (...)

Répondre oui, c'est témoigner, en faveur de l'intentionnalité régulatrice de l'enquête historique, l'intention de viser et si possible d'atteindre l'événement, ce qui fut le cas. J'ai proposé dans Temps et Récit le terme de « représentance » pour dire la vigueur de cette intention-prétention. L'idée que recouvre le mot est à la fois celle d'une suppléance et celle d'une approximation. Suppléance, comme dans le terme latin representatio appliqué à l'époque hellénistique puis byzantine à la fonction du personnage habilité à figurer la présence du souverain absent ; la même idée de fonction vicaire, de lieutenance, se retrouve dans l'allemand vertretung, dans l'anglais representative et, après tout aussi, dans l'expression française « représentants du peuple » et « représentation nationale ». Fonction vicaire, donc, complétée par celle d'approximation - d'une cible : c'est le côté prétention de l'intention, prétention à une percée, à une avancée.

Donc, contrat rempli. Mais jusqu'à quel point ? il ne peut être répondu à cette question portant sur le degré de vraisemblance, de vérisimilitude du texte historique que par un jugement de comparaison. Mais entre quoi et quoi ? Deux réponses possibles à cette demande.

La première s'articule encore dans le champ historique lui-même, la comparaison entre deux ou plusieurs textes portant sur le même topos. Je propose à cet égard de prendre pour repère le fait à mon sens étonnament révélateur de la récriture en histoire. Récrire, c'est comme retraduire. (...)

La deuxième réponse à la question posée par le jugement de comparaison nous porte hors de l'histoire, au point d'articulation entre l'histoire et la mémoire. Il me plaît de terminer sur cette confrontation qui me permet de joindre ma thèse finale à ma thèse initiale, selon laquelle le problème de la représentation du passé ne commence pas avec l'histoire mais avec la mémoire. Ce qui fut alors mis en place ne fut pas seulement une énigme, celle de la représentation présente d'une chose absente qui exista auparavant, c'est-à-dire avant d'être racontée - ce fut en outre l'esquisse d'une résolution limitée et précaire de l'énigme, sans parallèle du côté de l'histoire, à savoir le petit bonheur, le petit miracle de la reconnaissance et de son moment d'intuition et de croyance immédiate. En histoire, nos constructions sont au mieux des reconstructions. (...)

Reste ouverte la question de la compétition entre la mémoire et l'histoire dans la représentation du passé. A la mémoire reste l'avantage de la reconnaissance du passé comme ayant été quoique n'étant plus ; à l'histoire revient le pouvoir d'élargir le regard dans l'espace et dans le temps, la force de la critique dans l'ordre du témoignage, de l'explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus que tout l'exercice de l'équité à l'égard des revendications concurrentes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres. Entre le voeu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité en histoire, l'ordre de priorité est indécidable. Seul est habilité à trancher le lecteur et dans le lecteur le citoyen.

PAR PAUL RICOEUR