Il y a 100 ans ....
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Tramways

Très jolie photo qui fait le pendant de celle évoquant la disparition des fiacres dans Paris. Parue dans Le Temps du 14 Mars, elle évoque l'ouverture d'une nouvelle ligne Mairie du 15e-Gare du Nord et sa transformation imminente en traction électrique. Même processus de modernisation que pour les taxis, qui verra bientôt le cheval disparaître de la ville. Il ne tracteront plus les tramways à la veille de la guerre !

Paris ne compte alors pas moins de 13 compagnies ce qui posera évidemment un vrai problème quand il s'agira, après guerre de les unifier dans la STCRP, l'ancêtre de ce que sera la RATP : miracle du libéralisme, les lignes se révèlent incohérentes, souvent en doublon, le matériel incompatible ...

Le tramway n'est alors pas loin de connaître son âge d'or. Mais, dès les années 20, le développement de la circulation automobile, le fait aussi que les lignes ne soient pas, dans Paris tracées en accotement, pousse progressivement à la disparition du tram au profit du bus. Le dernier tram circulera en 1937 et en 38 en banlieue. L'ironie veut qu'on l'ait rétabli depuis à Strasbourg, à Paris et dans de nombreuses villes de province !

Aimable charivari : en dépit des discours lénifiants, force est bien de constater qu'il n'y eut jamais de véritable plan concerté d'organisation de la ville, encore moins de ses transports. On voit en 1914, une ville se moderniser à allure précipitée et c'est en ceci aussi que l'on peut considérer 14 comme une date charnière.

Modernisation que l'on observe aussi dans le choix du revêtement des chaussées : le pavé va bientôt céder la place à l'asphalte comme on le voit ici place de la Madeleine. Ce sera bientôt le cas aussi pour tout le réseau routier national.

La voiture est née, elle va bientôt prendre toute la place, que ce soit en ville ou dans les campagnes. Et reconfigurer tout notre espace, en particulier urbain ... ainsi que nos armées. Et pour symbolique que cela demeure, l'irruption des taxis lors de la bataille de la Marne, illustre bien cette emprise de l'automobile sur tous les compartiments possibles de nos existences.

Il n'en reste pas moins, et c'est peut-être en ceci que 1914 laisse un souvenir trouble, que l'on demeure ici à la charnière de deux mondes : celui-ci, qui ne sait pas qu'il va disparaître et n'imagine pas un instant ce qui l'attend dans à peine quatre mois, et l'autre, ce vingtième siècle, plein de bruit et de fureur, fauteur de tant de désillusions et d'excès en tout genre. Pour le moment, on ne se préoccupe, ici et là, que des conditions de travail des boulangers, de l'amélioration des conditions sanitaires des futurs appelés, voire des suffragettes .... on voit même peu d'actualité sur les élections, pourtant si proches, et dont on devinait pourtant qu'elles allaient traduire une poussée de la gauche.

Insouciante cette époque, peut-être pas ! mais assurément très confiante dans ce progrès technique qui semble ne pas pouvoir connaître de fin et améliore tant la condition de vie de chacun. Belle Époque, qui ne le fut assurément pas pour tout le monde ; belle parce qu'y dominent encore les ultimes rémanences d'une croyance indéfectible au progrès que le positivisme ambiant des fondateurs de la République (Ferry, Clemenceau, Gambetta) théorisait, que les découvertes scientifiques couronnaient, que les bouleversements techniques assuraient. Il faudra bien du talent à ce XXe siècle, bien de l'entêtement et bien trop d'horreurs, pour en finir avec cet âge d'or-ci et laisser l'Occident en général, la France en particulier dans un tel état de doute, dans une telle mortification qu'elle ne semble plus devoir s'attendre qu'à sa propre décadence.

C'est pour cela, encore une fois, qu'il est tellement tentant de vouloir arrêter le temps, et de prendre la mesure, juste avant la catastrophe, de cette société qui nous est à la fois tellement proche et pourtant si cruellement lointaine. Aussi inconsciente de ce qui va se produire dans quelques mois à peine que nous pouvons l'être aujourd'hui face à la nouvelle donne qu'imposent à la fois la mondialisation effrénée, le libéralisme débridé et les périls climatiques, aussi assurée de sa propre puissance et de son avenir que nous pouvons à l'inverse être pétrifiés devant les prodromes d'un cataclysme imminent.

C'est le lot de toute histoire : elle n'est rationnelle qu'après coup ! Il faut toute la prétention des statisticiens et autres économistes pour nous dessiner un avenir que leurs savants calculs et leurs ombrageuses théories auront extrapolé, ... qui, de toute manière, passera à côté de l'essentiel - qui sera toujours ailleurs.

Un siècle après, nous sommes aux antipodes de toute espérance : l'Europe a perdu sa prééminence et si elle a longtemps temporisé, c'est de voir le grand cousin prendre la relève. Désormais, ce sont les pays émergents qui prennent la relève et il entre bien trop de méfiance, d'ethnocentrisme outragé, de racisme parfois, dans nos angoisses de citadelle assiégée pour que l'on puisse y voir une quelconque lucidité. Le millénarisme ambiant, pas pour autant dénué de fondements, mais plus névrotique que réellement rationnel, nous fait anticiper une crise de civilisation sans pour autant rien faire pour nous y préparer. Les récentes innovations techniques, non seulement ne nous ont pas renforcés mais ont au contraire laminé les assises de notre suprématie passée et si nous ne parvenons pas encore à désapprendre l'espérance dans une croissance économique, nous savons pourtant en même temps qu'elle ne peut que nous mener à notre perte. 1914 croyait savoir où il allait ... et fit le contraire ! 2014 sait ce qu'il faudrait faire et ne fait rien.

Sentiment profond d'impuissance, apologie du dilemme tant est grande la certitude diffuse et angoissée qu'il serait déjà trop tard ... oui c'est à une véritable crise de civilisation à quoi nous assistons non au sens d'un choc de civilisations, mais en celui bien plus profond d'un avenir qui se serait clôt.

Quand une culture ne sait plus quel avenir s'inventer, quand elle s'imagine n'en avoir pas d'autre que la répétition dangereuse du présent, quand elle imagine le monde plein, trop plein, sans excursion possible dans un quelconque ailleurs, elle s'effondre. Rome, en son temps l'a montré : d'avoir conquis presque toutes les terres connues et s'être posé comme l'universel par excellence, Rome était condamnée à un sur-place qui la fit exploser. La grande originalité de la période moderne est qu'elle se voit désormais interdite la solution classique de déplacer les problèmes : elle ne peut aller ailleurs ; il n'y a plus de terres à coloniser ; elle ne peut plus faire la guerre : trop dangereuse et d'ailleurs elle n'en a plus vraiment les moyens ; mais surtout elle est désormais devant un challenge inédit : réinventer un rapport au monde qui ne soit pas destructeur alors même qu'elle n'en a ni plus les ressources financières que le temps.

Demain, des conditions climatiques inédites, déplaceront violemment des populations et bouleverseront tous les canons du développement, tous les fondements des positions acquises.

C'est en cela que la période à la fois ressemble et s'écarte de la précédente : ceux-là partirent, inconscients peut-être, mais la fleur au fusil ; nous restons pétrifiés devant un challenge bien plus engageant. Mais identiquement, on dira plus tard, que ce fut alors l'instant de la croisée parce qu'aujourd'hui comme hier, plus rien ,définitivement, ne sera plus comme avant.

Au fond nous ne cessons de nous inventer un âge d'or qui nous permette de supporter les affres du quotidien. 1919 ne sera pas joyeux longtemps et c'est bien l'entre-deux-guerres qui nomma Belle-Epoque ce qui l'avait précédé. Nous n'avons de cesse de nommer Trente Glorieuses cette période de forte croissance qui est pourtant rentrée depuis longtemps dans l'histoire quoiqu'elle demeure le canon inconscient de nos projets politiques. Les crises le disent, qui ne sont pas seulement des passages ou des croisées ; l'usage du terme en médecine le confirme : elles sont un apex, et si la tension peut faire que l'organisme s'en remette ou non, elle ne peut faire qu'on en revienne jamais au statu quo ante.

Les hommes de 14 vécurent les derniers instants du siècle et ne le savaient pas ; nous vivons les nôtres et avons d'autant moins d'excuse que nous ne l'ignorons pas !