Il y a 100 ans ....
précédent suite

Frivolités

En ce printemps 1914, la presse s'émoustille de considérations vestimentaires : l'heure est à la mode - celle des femmes surtout, évidemment. Mais sous ces doctes considérations vestimentaires et mondaines qui, après tout fleurissent autant notre presse, un siècle après, sans y changer grand chose, on peut néanmoins - faut-il s'en étonner ? - y lire le discours ambiant sur les femmes que l'on avait déjà repéré au moment de la journée de la femme, ou rapidement évoquée à propos de l'entrée de Bergson à l'Académie.

Antienne éculée d'une culture méditerranéenne surinvestie de patriarcat et de machisme ordinaire, la culture française, si elle affecte d'aimer les femmes, ne les supporte finalement que mises à disposition et ne peut les considérer que frivoles ...Et c'est sans compter sans les ligues d'élégance et de vertu qui voient avec ombrage le corps féminin tenter de se donner un peu de mouvement via une vêture moins empesée.

Il en est jusqu'à l'Humanité pour vanter l'élégance souple de la blouse ... preuve s'il en est qu'il avait su ne pas demeurer ces Humanités qu'on lui reprochait d'être en 1905 lorsque Jaurès le fonda avec son aréopage d'intellectuels où l'on trouvait autant A France que Proust ou Blum ... Signe aussi de cette singulière affectation du journaliste à traiter de ces choses futiles avec ce petit air de recul qui lui fera toujours prendre l'air oblique du sociologue ou du moraliste ... histoire de se faire pardonner ses égarements mondains. Comme si la femme n'était pas un vrai sujet ou qu'elle ne pût l'être qu'à condition de fournir l'occasion de belles extrapolations métaphysiques ou politiques ... Elle est, décidément, encore beaucoup en 14, un sujet dont on parle mais qui ne parle pas ...

S'empresseraient-elles aux conférences savantes que ce ne pourrait être que pour tenir leur rang, comme elles le font déjà en s'allant promener au bois de Boulogne, étaler leurs élégances à la convoitise publique, s'y montrer parce que décidément il fallait en être et s'y faire remarquer mais assurément ce ne pourrait être en aucune manière par quelque intérêt philosophique ou scientifique auquel l'accès leur fût irrémédiablement interdit par une irréversible légèreté ! J'aime assez ce paradoxe d'un Figaro pointant du doigt la mondanité des femmes alors même qu'il publie régulièrement dans ses colonnes des articles de Bergson qui n'est quand même pas du plus simple !

On a quelque peine à imaginer, mais tout autant à ne pas sur-évaluer, l'irruption des femmes dans la société française où la guerre va les précipiter. Certes, on les verra désormais partout, en tout métier où elles étaient absentes avant guerre mais il ne faut pas imaginer pour autant qu'elles en fussent absentes auparavant et il ne fait aucun doute que si grand écart il dut y avoir entre l'avant 14 et l'après 18, il concernerait plutôt la bourgeoise ou la mondaine que la femme du peuple, paysanne ou ouvrière, qui s'y trouvait déjà de plain-pied. Que durant les quatre années de guerre, les paysannes se trouvassent en première ligne pour assurer la récolte est une évidence mais n'oublions jamais que dans les champs elles travaillaient depuis toujours - au même titre que les enfants d'ailleurs - ce que le manque de main-d'oeuvre agricole n'avait fait que renforcer dès les années 1900, et que l'introduction de la machine ne compensait pas. Que les femmes ouvrières dussent assurer la survie de la famille en se trouvant chaque fois que ce fut possible un emploi plein et reconnu qu'elles trouvaient dans les usines et les ateliers que les hommes avaient désertés, évidemment. Mais ce serait une erreur que de croire qu'elles ne travaillaient pas auparavant : leur travail n'était seulement pas reconnu. Il le sera à peine plus ; il deviendra seulement plus visible.

Oui, décidément le grand écart, ici encore, est un écart de classe, entre la bourgeoise et la femme du peuple : abîme vertigineux. Qu'elles eussent, pour le mépris où on les tint, partie liée est exact, mais en même temps tout les opposait et ce sera tout le débat, déjà évoqué à gauche, de savoir demain si l'émancipation des femmes devait être une lutte spécifique ou seulement un des aspects de la libération du prolétariat via la lutte des classes.

Comment oublier que si les femmes allemandes votèrent avant les françaises, elles le durent à la révolution spartakiste de 19 et à R Luxemburg, notamment, acquis sur quoi Ebert eut la sagesse de ne pas revenir ? Comment oublier qu'il n'est pas une évolution sociale, pas un droit qui ne fut arraché et que ce ne le fut jamais - sauf peut-être un peu en 1936 - à un pouvoir politique consentant mais qu'il fallut presque toujours catastrophes, drames et guerres pour y parvenir. Qu'en eût-il été du vote des femmes, des acquis sociaux sans le consensus de la Résistance ?

Sans quoi l'on en serait encore à ces propos ineptes ; à ces frivolités présumées.