Il y a 100 ans ....

La nouvelle pudeur
le Figaro du 14 mars 1914.

 

C'est avec un grand sentiment de satisfaction, et même de soulagement, que les personnels raisonnables assistent à l'excellente campagne menée, depuis quelque temps, contre les tenues inconvenantes et les vêtements immodestes.

Mais, dira-t-on, qu'est-ce qu'une tenue inconvenante et qu'est-ce qu'un vêtement immodeste?...

Eh bien! mais ce sont ces robes impalpables, et comme invisibles, qui se trouvaient en usage l'année dernière, ainsi qu'en 1912. Or, nous apprenons que de toutes parts, une grande levée de boucliers se fait contre ces ajustements incorrects et risqués. Des mandements, émanés de haut lieu, les ont condamnés. Voici maintenant que des personnes éminentes, appartenant à la meilleure société parisienne, se liguent ouvertement afin d'influencer messieurs les couturiers, et d'obtenir ainsi que les femmes soient habillées d'une manière décente et honorable.

Encore une fois, cette courage initiative ne saurait que réunir tous les suffrages, et notamment ceux des hommes qui...
Mais, un instant! Ne serait-ce point; par hasard, quelque noir sentiment d'envie qui anime contre les robes trop légères, trop «collège d'athlètes», une partie de notre jeunesse sérieuse, si éprise de boxe, de football, de performances et de modèle à l'antique? IL faut songer, en effet, que cette grande jeunesse n'est point tout à fait la même aujourd'hui qu'il y a dix ou quinze ans.

À cette époque barbare, avant 1900, un «monsieur» n'était qu'une figure surmontant un amas de vêtements. Aujourd'hui, un «monsieur» veut être un athlète, qui chaque matin s'adonne à sa culture physique, qui fait du punching-ball, qui monte à cheval, qui abat des kilomètres au golf, bref un svelte gaillard qui a des pectoraux, des biceps, des triceps et des obliques émouvants.

Or, n'est-il pas un peu vexant, pour ce nouvel Apoxyomène, de songer qu'en 1912 et en 1913 les femmes pouvaient porter des toilettes si favorables à la critique athlétique, à l'appréciation libre des muscles et des proportions plastiques, alors que les meilleurs champions de l'hippodrome, du ring et des terrains de golf en étaient réduits à se montrer dissimulés et cachés sous ces espèces de sacs de pommes de terre qu'on appelle nos vestons, nos pantalons et nos pardessus?

Pendant ce temps, que faisaient les jeunes femmes, s'il vous plaît? Elles se laissaient divinement habiller par leurs couturiers, qui les voilaient exquisément, bien qu'à peine, avec des étoffes légères comme la brume. Si bien que quiconque les voyait passer au bal, au tennis, ou même dans la rué, n'ignorait presque rien de leur ligne sculpturale...

Allons, il y avait là vraiment une injustice flagrante. Le héros Carpentier était forcé d'aller dîner en smoking, quand la moindre de ces dames pouvait revêtir une robe non seulement décolletée, mais quasi-privée de corsage et de jupe. Trouvez-vous cela équitable?

Mistress Pankhurst, qui pousse ses adeptes à commettre des crimes intolérables, réclame l'égalité des sexes: nous serions surpris qu'elle ne fût pas ici de cet avis.

Mais même en dehors de notre austère jeunesse, qui donc pourrait ne pas se réjouir à constater que nos dames entrent enfin dans une ère de raison et de dignité? Il est doux et réconfortant d'approuver le mouvement unanime de réprobation qui condamne chez les couturiers certains modèles particulièrement audacieux et choquants. Enfin, ce sera donc fini bientôt de ces tuniques en toile d'araignée, sans manches et sans cols. Nous revenons à une plus saine appréciation de ce que l'on doit au bon goût et à l'élégance française. Il était vraiment grand temps que cette révolution si heureuse se produisit dans nos moeurs et nos vêtements.

Cependant quelqu'un m'aborde, quittant la maison du couturier en vogue:

- Savez-vous bien, me dit ce quelqu'un, que ces messieurs couturiers ont déjà changé toute la mode? Je viens de voir les modèles de printemps, et à ma grande stupeur j'ai admiré des formes à longues manches, à hauts cols Directoire, à étoffes raides et empesées, des taffetas de toutes sortes. Enfin, ces messieurs vont nous donner, pour la saison qui vient, des vêtements dignes de cette appellation et non de ces écharpes vaguement enroulées, que l'on nommait des robes durant les deux dernières années...

-Mais alors, répondis-je, serait-ce donc que la grande levée de boucliers en faveur des robes décentes ne viendrait qu'après l'initiative des couturiers, et par conséquent suivrait la nouvelle mode, au lieu de la précéder et de l'influencer?...

À ces mots, mon interlocuteur, s'il faut tout avouer, a pris le large sans me rien répondre, et la question demeure pendante.
Voici donc qu'au moment juste où se dessine une si bonne campagne contre les toilettes trop légères, la mode en est passée. Coïncidence merveilleuse! Enfonçons cette porte... Bon, mais elle est ouverte?... Il n'importe, d'ailleurs, car l'intention vaut tout, et ici, l'intention est sage, comme l'accord parfait.


Par Marcel Boulenger

 


Aux femmes du monde
le Figaro du 10 mars 1914.


On nous communique la lettre suivante:

Dans son avertissement, le vénéré cardinal Amette, en accord avec les autres évêques de France, demande aux femmes: «de se liguer pour abolir l'usage des vêtements contraires à la décence».

Nous inspirant de ce désir, nous venons, au nom de la Ligue patriotique des Françaises, faire appel aux femmes du monde, pour leur demander de protester avec nous contre les modes qu'on veut nous imposer.

Nous demandons à toutes les femmes élégantes et jeunes qui donnent le ton à la mode, non seulement de ne pas céder à l'ambiance, mais encore de se mettre courageusement en travers du mouvement actuel et de prêcher d'exemple. Qu'elles pensent à la responsabilité qu'elles encourent; ce qu'elles feront, d'autres femmes de condition plus modeste, dont les yeux sont fixés sur elles, le feront à leur tour.

N'oublions pas aussi que nous devons avoir le souci du bon renom de la France, au point de vue de l'élégance et du goût qui ont été jusqu'ici son apanage.

Conclusion: celles qui voudront nous suivre dans ce mouvement de protestation, à quelque milieu qu'elles appartiennent, sont priées de donner leur nom à la Ligue Patriotique des Françaises, 368, rue Saint-Honoré, car nous désirons pouvoir, agir d'une façon utile vis-à-vis des principaux couturiers et des grands magasins; or, plus nous serons nombreuses, plus nous aurons d'influence.


Pour le conseil central de la L. P. D. F.


Les membres de la commission:
Vicomtesse DE VELARD, marquise DE MONTAIGU, marquise DE JUIGNE, Mme DELACOURT, marquise DE MOUSTIERS, comtesse DE VILLÈLE, duchesse DE MAILLÉ.