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Causes profondes 2

L'Etat selon Marx

Reste, à l'intersection du politique et de l'économique, l'interprétation marxiste !

Mais si G Offenstadt a raison de nier qu'en 14, la guerre était souhaitée par les industriels et les financiers c'est bien parce que la question est formulée de manière si naïvement générale qu'elle ne saurait avoir de sens.

Économiquement, l'Etat moderne correspond très exactement à la sortie d'un mode de production féodal et assure par l'homogénéité qu'il assure d'un marché ouvert à la concurrence et libre, le développement de ce que Marx nomme société capitaliste et que par pruderie théorique, on appelle désormais société industrielle. L'analyse que Marx fait tant de la Révolution de 89 que du 18 Brumaire qu'encore de la Restauration ratée de 1872 confirme la problématique d'une superstructure idéologique, politique et juridique en relation dialectique étroite avec les forces et rapports de production. Que celle-là soit en contradiction avec celles-ci, les entrave ou les freine et c'est la Révolution même si le plus souvent le système économique s'adapte les formes institutionnelles qui conviennent à son développement.

Politiquement, l'Etat n'est jamais que l'outil que la classe dominante se donne - qui légitime tant les inégalités que l'aliénation - et ne saurait donc être l'objet de la lutte émancipatrice de la classe ouvrière fût ce sous la forme d'un Etat-Nation. Ce dernier n'est qu'un moment qui voit éclore le prolétariat et rend possible sa conscience de classe au même titre que le système féodal allait sécréter la bourgeoisie qui le mettrait bas. S'il est un point commun entre le marxisme et les thèses anarchistes, c'est bien celui-ci, même s'ils divergent absolument sur l'attitude à adopter vis-à-vis de lui. Mais, d'abord, l'Etat est la forme institutionnelle que prend la domination de la bourgeoisie et doit être détruit en tant que tel ; dépassé. Et ne représente que la face théorisée, universalisée des intérêts particuliers de la classe dominante. Il est ce qui irrémédiablement divise la solidarité entre les hommes, pour les anarchistes, oppose les différentes classes sociales mais en même temps crée des divisions apparentes à l'intérieur même de la classe ouvrière au point d'entraver l'éclosion de sa conscience de classe, pour les marxistes ; mais dans les deux cas ce qui est cause fondamentale de violence, d'aliénation et de guerre, créant des divisions et des conflits qui ne sont que ceux de la classe possédante dans lesquels elle enferme le prolétariat.

R Luxemburg n'a ainsi aucun mal à montrer combien, d'une part, le Reich allemand trouve sa source, non dans de beaux idéaux politiques issus des Lumières mais plutôt dans des accords douaniers qui lui donnent son sens ; que, d'autre part, l'instauration d'un Etat-Nation s'il semble en appeler à l'émancipation de la Nation par l'Etat va en réalité toujours de pair avec l'aliénation des Nations voisines - que ce soit la colonisation pour la France ou la Pologne pour la Russie et l'Allemagne, par exemple.

Si par le développement de la langue, de la culture, par l'enseignement et les échanges scientifiques, l'Etat moderne peut être envisagé comme un des moyens par quoi le prolétariat peut aussi conquérir une conscience de classe, il n'en reste pas moins d'abord un outil d'asservissement ; un ennemi à abattre. Ce qui divise - notamment la classe ouvrière - bien plus que ce qui réunit. Si anarchistes et marxistes s'opposent sur le sort à réserver à l'Etat - le détruire tout de suite ou en préparer ke dépassement par la phase transitoire de la dictature du prolétariat - les deux s'accordent à voir en l'Etat l'ennemi à abattre.

C'est dans ce sens, au moins autant que dans sa dimension économique, que l'Etat moderne apparaît aux socialistes comme un fauteur de guerre, en exacerbant des identités nationales qui font le jeu de la bourgeoisie, en occultant la communauté d'intérêt, de destin de la classe ouvrière. Ce qui, à cet égard, séparera, souvent violemment, les socialistes réformistes des révolutionnaires c'est le soutien même temporaire que ceux-là accepteront de donner à l'Etat bourgeois en tant qu'il est une étape vers l'émancipation de la classe ouvrière quand ces derniers adopteront plus spontanément une stratégie d'opposition systématique, de front de classe. Il faudra ainsi attendre 35 et l'évidence de la menace du fascisme pour que le Komintern autorise le PCF à adopter l'union qui présidera à la victoire du Front Populaire. Il n'est qu'à voir au contraire l'incapacité qu'eurent le DKP et le SPD à s'unir pour constater combien cette stratégie suicidaire mena directement Hitler à la chancellerie en janvier 33.

Mais quand Jaurès affirme que le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée, l'orage il ne fait que redire ce que dans le camp du socialisme on proclame depuis Marx.

Dans la perspective dialectique qui est celle du matérialisme historique, supposé être la théorie scientifique de l'économie politique, les conflits ne sont que des moments par quoi se surmontent les contradictions d'un système, et la guerre jamais un accident mais au contraire une nécessité - celle d'un capitalisme qui à un moment donné ne peut dépasser autrement ses contradictions internes - et demeure la forme politique dont les cycles de crise sont la forme économique.

Autant dire que l'internationalisme n'est pas un simple mot d'ordre qui serait la forme moderne de l'union faisant la force que l'on pourrait opposer dans la lutte politique ordinaire. En réalité l'internationalisation d'abord est économique dont le versant politique est la conclusion logique que seule peut réaliser la classe sociale qui a vocation, par l'universalité de son exploitation, à réaliser à la fois le dépassement de l'Etat et sa propre libération. Clausewitz avait raison de penser que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens ; Marx y rajoute cette précision : la guerre est la continuation des échanges économiques par d'autres moyens.

La thèse marxiste en droit fil de ses présupposés théoriques consiste bien dans cette interprétation historique mais économique surtout de la guerre quand d'autres chercheront des explications anthropologiques - au mieux - psychologiques au pire ; géopolitiques le plus souvent.

Il est amusant de constater que le même argument prévalut alors comme aujourd'hui : que ni les États ni les agents économiques n'ont intérêt à la guerre et qu'au contraire ce serait même le développement général des échanges économiques, financiers et commerciaux qui serait le meilleur antidote à la guerre. L'histoire a montré à maintes reprises que c'était faux mais l'argument ne s'épuise pas.

Il est exact qu'en 14, l'Europe aura vécu, après la crise des années 80, une assez longue période de croissance et de développement qui l'engageait dans un cercle vertueux où sciences, technique, accroissement des richesses semblaient à la fois garantir l'amélioration des conditions sociales et l'éloignement de toute menace guerrière.

C'est exactement là contre que se situe Marx et après lui Lénine en faisant de la guerre, non pas un accident de l'histoire mais au contraire la clause logique de la lutte des classes :

Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre. Du jour où tombe l’antagonismes des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles 1

La guerre n'est, dans cette perspective qu'une des formes que revêt la lutte des classes et la condition impérative que l'exploitation capitaliste éprouve pour dépasser la contrainte de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce qui explique cette contradiction apparente entre les discours qui vantent le développement des échanges comme le meilleur moyen de lutter contre la guerre, présentée d'ailleurs comme une catastrophe pour le commerce et l'industrie, et la réalité économique mais aussi politique qui ne peut pas ne pas intégrer la guerre comme un élément indispensable du système.

Car c'est peut-être ce qu'il y a de plus surprenant quand on regarde les documents de l'été 14 : personne, pas plus à Berlin qu'à Paris ne semble croire au déclenchement d'un conflit alors qu'en même temps tout le monde le savait inévitable et le préparait. Que l'absence de guerre depuis 50 ans la rendît sinon plus acceptable en tout cas moins redoutable est possible mais ce qui est évident, à lire la presse de l'époque, c'est combien elle était devenue un horizon sinon inévitable en tout cas plus que probable, pas vraiment désiré mais pas non plus redouté, à quoi les États se préparent ouvertement - lois des 3 ans ; armement etc - et tentent de préparer les populations avec chacun des arguments affûtés mais qui se ressemblent étrangement en la justifiant par la menace que représente l'autre.

C'est ce double niveau d'analyse, idéologique et historique, qui rend inconciliables les analyses classique et marxiste : il est évident qu'au niveau individuel, celui des intérêts particuliers et des circonstances, la guerre est une catastrophe qui bouleverse, tue et ruine qu'au fond personne ne souhaite même si les discours bellicistes fleurirent souvent en ce début du XXe assis par un assez trouble néo-darwinisme qui voit en elle le versant social nécessaire de la sélection naturelle. Mais sitôt que l'on se place du point de vue de la structure de la société industrielle capitaliste, d'autres arguments surgissent qui, de part et d'autre, la rendent incontournable et, parfois désirable.

A droite, il suffit de lire Barrès ou Maurras, un nationalisme triomphant et revanchard l'appelle comme seul moyen de contrecarrer l'hydre germanique dont on craint l'essor économique autant que le dynamisme démographique. Destinée tragique des grandes Nations - souvent personnifiées - la guerre est dès lors présentée comme une lutte pour la survie, comme un passage obligé, la forme moderne des grandes tragédies antiques.

Au centre, lisons Poincaré ou même Briand mais on peut aller jusqu'au radical Clemenceau qui sera la figure exemplaire du jusqu'au boutisme guerrier, elle apparaît comme une menace qu'une diplomatie habile ou de compromis parviendra peut-être à retarder mais certainement pas à supprimer. Ce n'est certainement pas un hasard, au delà de l'opposition politique déjà ancienne si Clemenceau traduira Caillaux devant la Haute Cour pour trahison dont ses appels à la paix, certes, mais aussi sa conciliation au moment de la crise d'Agadir, étaient supposés être la preuve ! L'argument, qu'il revête des allures politiques, diplomatiques, militaires ou même économiques tourne toujours autour du registre technocratique de l'engrenage et de la nécessité. Comme s'il était toujours un moment où les bonnes volontés et intentions du politique épuisées ne pouvaient plus que laisser parler les armes. La guerre se présente peut-être comme la continuation de la politique mais elle en est aussi l'épuisement.

A gauche, on l'a vu, la guerre est perçue comme un des modes de survie du capitalisme - avec les crises économiques - et donc à la fois comme une menace mais, surtou,t pour les plus orthodoxes, comme un levier dont on peut se servir pour abattre le système.

Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise barbare et bestiale. Mais notre attitude à l’égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays, que nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme ; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’est-à-dire des guerres de la classe opprimée contre celle qui l’opprime, des esclaves contre les propriétaires d’esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part 2

Quand un Jaurès en appelle à la grève de la guerre, à l'union de la classe ouvrière contre la guerre, quand des soldats, en 17 se mutinent, mais plus inouï encore, quand un peuple, en pleine guerre se met à renverser le pouvoir en place et faire une double révolution, de quoi s'agit-il sinon de l'affirmation forte du primat du politique ?

Assurément, entre Lénine, Luxemburg ou Trotsky d'une part et Jaurès d'autre part, il y a une différence de taille : ceux-là prennent la violence sociale et politique pour ce qu'elle est et s'en servent comme arme politique. Lénine à son retour en Russie n'ignore pas que la disparition du front russe est une aubaine 3 pour Guillaume II mais il voit dans l'exacerbation de la lutte à l'Ouest, l'opportunité d'un effondrement simultané des deux grandes puissances capitalistes européennes : force est de constater qu'en 17 la perspective était plausible. Et l'on ne comprendrait rien à la rigueur des 21 conditions si l'on oubliait la perspective d'une extension rapide de la révolution soviétique que la situation à Berlin depuis novembre 18 notamment pouvait rendre possible.

C'est ici sans doute tout le paradoxe : on peut voir dans la manière dont on entend là la guerre une forme de la politique du pire : il est notoire en tout cas que sans la souhaiter, ni même la favoriser, les socialistes allemands et russes, surtout, virent en la guerre une fabuleuse opportunité politique. Désirable ? un peu quand même !

Jaurès, assurément, se situe aux antipodes qui sans doute n'a pas vu venir les positions radicales de Luxemburg ou de Lénine : pour lui, rétif à toute forme de violence et prompt à rechercher toutes les solutions politiques pour l'éviter ou l'atténuer, la guerre est ce qu'il faut absolument éviter. Considérant par ailleurs que la République sans être aucunement satisfaisante demeure néanmoins le socle sur lequel peut seul se fonder le socialisme, Jaurès reste ouvert à tout bloc républicain considérant toujours qu'il faut la défendre quand il est en danger (cf Dreyfus). Qu'il parût réformiste aux yeux de Lénine est incontestable et assurément il en alla de bien plus que d'une différence stratégique circonstancielle - ce que l'attitude de Blum à Tours en 1920, son refus de souscrire aux 21 conditions, confirmera. Garder la vieille maison revenait à refuser que la lutte politique se résumât à des actions insurrectionnelles, à des menées clandestines.

Au bilan, un Etat nécessairement fauteur de guerre ; une guerre inévitable mais dont on peut se servir comme levier révolutionnaire.

Une guerre, perçue comme un horizon plus que probable, liée aux structures mêmes de la société industrielle ; et même un levier politique possible.

C'est en ce point précis que tous se rejoignent. Et, parce que son souvenir s'éloigne, que peu d'ailleurs envisagent la démesure qu'une guerre de masse et industrielle de surcroît implique, même si certains la craignent en y opposant l'absolue nécessité d'une guerre courte comme seul moyen d'éviter la désagrégation sociale, la guerre fait partie intégrante de l'horizon idéologique, culturel et politique de ces années-là.

Avant d'être dans les tranchées, elle était déjà là, bien installée, dans les têtes.

Pour se battre, il faut être deux au moins : que chacun accepte le duel et les règles du jeu.

En 14, c'était fait !


1) Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848), p.114

2) Lénine, Le socialisme et la guerre, tome 21, Editions sociales, Paris (1960) p.309

3) quand Lénine quitte son exil suisse et traverse toute l'Europe pour regagner la Russie, Guillaume II ne fait rien pour l'en empêcher - au contraire !