Il y a 100 ans ....
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Causes profondes 1

Nationalismes

Le nationalisme porte la plus grande faute déclare Ch de Habsbourg dans une ITV. C'est effectivement la thèse communément admise de nationalismes divers en Europe de moins en moins bien contenus par les empires centraux - en particulier l'Empire Ottoman et Austro-Hongrois dont les revendications diverses et opposées finiraient par allumer l'étincelle. La question est d'autant mieux fondée que, sur la base des 14 points de Wilson les différents traités dont évidemment d'abord celui de Versailles redessineront les cartes non seulement de l'Europe mais aussi du Moyen Orient en faisant éclater les empires centraux et en présidant, notamment, à la naissance de pays nouveaux comme la Pologne disparue depuis 1815, la Yougoslavie et la Tchécoslovaque, inédites.

On songe évidemment aux Balkans mais assurément ce ne fut pas la seule région trouble si l'on veut bien se souvenir des relations difficiles de la Prusse avec les slaves et les inévitables intrications de populations à ses limites.

L'URSS, naissante, assise sur sa solide culture d'internationalisme que Lénine accentuera encore, aura cru - sincèrement ou non, qu'importe - pouvoir régler la question en instituant une fédération de républiques et en distribuant à côté de la citoyenneté soviétique, des nationalités spécifiques. L"histoire aura montré, en réalité, qu'en s'effondrant, l'URSS ne faisait que rouvrir une boite de Pandore sur quoi elle avait sans doute fait peser une chape de plomb solide mais qui n'avait en tout cas rien résolu. Depuis 1989, les conflits aux marges de l'ex-empire ne font que se succéder allant jusqu'à reprendre de vieux conflits (Bessarabie par exemple) que rien ni personne n'avait résolus.

L'Europe, classiquement divisée, allait payer très cher ses divisions et conflits internes qui doublaient plus que dangereusement les antagonismes économiques, politiques et diplomatiques des grands états centraux en les affaiblissant ou en exacerbant leurs aspirations hégémoniques.

En réalité si les poussées nationalistes furent effectivement parmi les causes déclenchantes dans les Balkans du premier conflit mondial, elles n'en étaient sans doute pas les causes profondes mais seulement le contexte aggravant : outre qu'on peut toujours imaginer que des réformes habiles eussent pu permettre à l'Autriche de dépasser ses conflits internes et de promouvoir une forme de fédéralisme qui eût pu lui permettre de s'en nourrir et de s'y renforcer ; outre que des conflits locaux tels qu'ils existèrent dans les Balkans eussent pu demeurer les outils classiques et provisoires de la résolution de ces conflits sans pour autant dégénérer en conflagration mondiale, il faut peut-être regarder plutôt dans deux autres directions :

- l'exacerbation patriotique de ces nationalismes : à ce titre ce serai!t peut-être moins ces derniers que le patriotisme en lui-même qui en produisit la cause plus profonde

- l'intrication, à ces questions nationales, de considérations pseudo-ethiques et religieuses

Assurément, en droite ligne de son père, le petit fils de Karl Ier, défend à la fois une conception fédérale de l'Union Européenne actuelle en faisant valoir l'héritage historique de la double monarchie qui a raté sa mue et l'aura payé de sa disparition. Que par ailleurs il tente de disculper son famille et son pays en lui faisant jouer le beau rôle de modèle raté mais prémonitoire est bien plus ambigu.

Ramené à des considérations simples et peut-être naïves, tout ceci conduit à de prodigieux dilemmes :

- autodétermination des peuples, soit, mais que faire lorsque cette aspiration à l'indépendance débouche à la fois sur des guerres, des violences en tout cas, et à l'éclatement ou affaiblissement des structures nationales ?

- irrédentisme soit mais comment concilier ceci avec la tâche, somme toute légitime, de tout dirigeant - monarque ou élu républicain - de défendre l'intégrité du territoire ?

Autre façon de se demander à quel moment un conflit interne dérive en guerre civile ? à quel moment une aspiration à l'autonomie devient légitime ? Autre façon encore de se demander comment divorcer et à quel moment cette aspiration à se séparer a un sens acceptable et pour qui ?

Autre façon, plus cruelle encore, de poser la question de ce qui fait qu'une Nation est une nation ! Et de revenir à l'antique débat qui opposa en 70 Mommsen et Fustel de Coulanges à l'occasion de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par le tout nouvel empire allemand ! Question pas si simple que cela parce qu'elle fera de toute manière intervenir, que ce soit sous l'aune d'une prétendue nature, ou sous celle de l'histoire, ethnies, peuples pour ne pas dire races ...

Ce qui, après tout fait certains se demander aujourd'hui si ce modèle tant vanté d'Etat-Nation que France et Angleterre ont eu la chance de pouvoir réaliser plus tôt que les autres en Europe, ne serait pas, finalement, par l'obsession qu'elle nourrie de réunir, de gré ou de force, la Nation à l'Etat et à un territoire, la cause profonde de tout antagonisme et, notamment, de la Première Guerre Mondiale.

L'exemple caricatural des relations franco-germaniques

L'honnêteté pousse à dire que c'est sans doute moins l'idée elle-même de Nation qui serait source de conflit que son exacerbation, notamment sous la forme du patriotisme : avoir fondé la source de la nation, dans une double logique bourgeoise et révolutionnaire, non pas sur une dépendance de type féodal où l'individu ne vaudrait que comme partie indissoluble d'un tout assis sur la terre, la race ou l'appartenance à un maître, mais au contraire sur la libre adhésion contractuelle d'une individualité qui s'engage ; mais encore sur l'affirmation, depuis 89, de la souveraineté d'un peuple qui n'aurait de sens que comme émancipation tout cela fit que, même à droite, on se rangea à cette approche contractuelle de la Nation et qu'on abandonna pour un temps l'idée d'une nation fondée sur le sang. D'où la certitude du côté français que l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 71 fut une offense au droit : même Napoléon III avait organisé un plébiscite pour consacrer le rattachement de la Savoie ! Le Reich s'y était refusé preuve péremptoire d'une iniquité qu'il faudrait bien laver.

Assurément la question des provinces perdues entacha durablement les relations franco-germaniques ; assurément on entretint l'idée d'une revanche qu'il faudrait bien prendre un jour ou l'autre. Y penser toujours, n'en parler jamais disait Gambetta. Contre toute évidence, on espéra d'abord en France qu'un règlement diplomatique et juridique finirait par restituer l'Alsace à la France ; à mesure que les années passaient qui confirmèrent qu'il n'en serait rien, mais à mesure aussi où la France reprenait sa place dans l'espace européen le ton se fit plus véhément. Et les cérémonies se succédèrent à la Concorde devant la statue Strasbourg...

Pomme de discorde, bien plus que cause de la guerre, l'Alsace aura incontestablement pourri les relations franco-germaniques pendant un demi-siècle, chacun s'attachant à démontrer par le verbe autant que par les arguments de fait combien cette province leur appartenait.

Du côté de Berlin on se plut à rappeler que mis à part l'intermède de deux siècles - depuis Louis XIV - où l'empereur délégua au roi de France ses droits sur ces terres d'Empire, l'Alsace fut toujours allemande et le demeurait par la langue, la culture. La photo ci-contre que ce soit par son architecture ou les enseignes désigne une ville qui aurait peine à se distinguer des autres villes allemandes notamment du Bade Wurtemberg qui lui fait face. Et il ne lui fut pas difficile de pointer chez les français une attitude revancharde et dangereuse quand au contraire Berlin s'attachait à faciliter le développement de la région. Vu à un siècle et demi de distance, le problème témoigne effectivement surtout d'une conception diamétralement opposée de la nationalité : au delà des arguties théoriques dont les uns et les autres de servirent, au delà aussi des circonstances qui firent les allemands - et Bismarck en premier - concevoir la France comme un indécrottable fauteur de troubles et de guerre dont il fallait se prémunir ce dont l'annexion de l'Alsace parut en 1871 un excellent moyen, demeure que, pour Bismarck la nation est une affaire de possession et donc d'empire et certainement pas une question d'élection. Que le tout jeune empire qui venait juste de prendre l'ascendant germanique sur l'Autriche après Sadowa en 63 eût besoin de consolider ses assises est incontestable mais on ne saurait trop sous-estimer la perception trouble qu'en Allemagne on garda de la France depuis l'épopée napoléonienne - au point d'avoir souhaité, pour répondre à la poursuite des combats par la jeune république, une guerre d'extermination.

Rien n'illustre mieux cet antagonisme que l'expression d'ennemi héréditaire - qu'une illusion rétrospective de trois guerres successives pourrait sembler justifier mais qui en réalité apparut très tôt, en Allemagne comme en France. Il est clair en tout cas qu'au cours du XIXe le Prussien va progressivement remplacer la Perfide Albion dans la catégorie d'ennemie héréditaire. Mais à l'inverse on ne saurait sous-estimer le traumatisme que représenta la défaite d'Iéna en 1806 qui sembla pour un moment barrer la route de la constitution d'un État allemand fort.

On peut sans trop de problème reprendre la thèse de Girard et considérer dans cette histoire qui débute au début du XIXe et ne s'achèvera, par épuisement des deux protagonistes, qu'en 1945, un véritable conflit mimétique opposant des protagonistes d'autant plus déterminés que ce sont en réalité des jumeaux. Chacun va, tour à tour, se renvoyer la figure de barbare, de menteur, d'impérialiste ; chacun n'avancera qu'avec l'argument de se prémunir contre le danger et l'agressivité que représente l'autre.

Il est loin d'être faux que, sinon le pangermanisme en tout cas la conscience nationale allemande, trouve son origine dans l'humiliation d'Iéna (1806) : que ce soit chez des militaires comme Clausewitz ou des philosophes comme Fichte ou Herder, la double certitude se généralise que l'Allemagne n'a d'avenir qu'en se dotant d'institutions politiques fortes - dont la création de l'Empire sera la concrétisation en 70 - et en se protégeant d'une France qui trop forte ne manquerait jamais d'entraver son essor. L'exacerbation en Allemagne d'une évidente francophobie sera manifestement une manière, à la fois de souder le sentiment national et de favoriser à terme l'unité allemande.

Sa réciproque en France semble moins prononcée sous le second Empire même s'il est évident que la montée en puissance de la Prusse tout au long du XIXe alors même que parallèlement la France peinait à se reconstituer en tant que grande puissance, affaiblie à la fois par sa défaite de 1815 et son incurable instabilité institutionnelle, finit par nourrir une inquiétude suffisamment forte pour que Napoléon III, à l'occasion de la succession au trône d'Espagne, tombe dans le piège de la dépêche d'Ems ! Que Bismarck voulût la guerre est évident : il s'agissait de parfaire l'unité en ralliant les États du Sud traditionnellement francophiles ; que Napoléon s'engageât dans une guerre mal préparée l'est tout autant. C'est ainsi plutôt après 71 que fut exacerbé la germanophobie sous le prétexte à la fois de la duplicité allemande et de son impérialisme. Pour autant, mises à part la profonde déception qu'inspira l'obligation pour les optants de quitter le territoire alsacien après 72 et quelques pics de crise (Boulanger, affaire Dreyfus) la germanophobie restera moins forte que la nostalgie entretenue des provinces perdues ce qu'attestent à la fois la frontière avec l'Alsace restée ouverte jusqu'en juillet 14 qui permit aux relations entre la France et les alsaciens de n'être jamais totalement rompues et, surtout, le fait que la question alsacienne ne soit jamais évoquée dans la crise du printemps 14. Il faudra attendre la déclaration et le commencement de la guerre pour qu'apparaisse, comme but de guerre, la restitution de l'Alsace-Lorraine.

L'alsace décidément aura été un prétexte et le restera.

Mais ce mimétisme peut effectivement être entendu sinon comme une cause profonde en tout cas comme le ferment continu d'un antagonisme qui ne pouvait qu'éclater.

Un jeu à trois bandes

Car, répétons-le, les circonstances qui présidèrent à l'éclatement de la crise, sont quand même très surprenantes : un conflit localisé qui concerne l'empire autrichien et la Russie via les petits états balkaniques s'achevant par la lutte à mort entre les frères ennemis franco-allemands qui y étaient étrangers. Certes un jeu d'alliances qui fonctionnera comme un engrenage fatal mais surtout :

- un nationalisme slave virulent qui fait peur au monde germanique d'autant plus qu'il paraît le menacer à l'Est comme au Sud

- un pangermanisme d'autant plus dangereux qu'exclusif dans la mesure où il vise non seulement à affaiblir le monde slave mais aussi à contrecarrer l'influence britannique sur le continent. Il faut aller au delà des mépris et haines particulières de Guillaume II à l'endroit de ses cousins russes et anglais : en réalité, s'y nichent des constantes géopolitiques. La Grande Bretagne aura eu tout au long de son histoire - et en particulier au long du XIXe -le double objectif, logique de son point de vue, de maintenir sa suprématie sur les mers d'un côté, et d'empêcher l'une quelconque des puissances continentales de trop prendre l'ascendant sur les autres. Son opposition à Napoléon n'avait pas d'autre sens ; son intégration à la Triple Entente, aussi, par la résolution successive de ses différends avec la France et la Russie, était une réponse claire à cet Empire Allemand qui était en train de devenir une grande puissance économique et politique, mais qui par sa volonté de construire une flotte de premier rang était aussi en train de concurrencer la Grande Bretagne sur les mers.

- un modèle républicain sans doute moins vertueux qu'il ne veut paraître mais qui se flattant de respecter l'auto-détermination des peuples et un modèle contractuel de la Nation, cherche moins la guerre qu'il ne s'y prépare tout en entretenant la mémoire d'une revanche à prendre qu'en attendant l'on cherche par la construction d'un emîre colonial qui lui redonne sa place dans le rang des grandes puissances.

Ce qui, en réalité, se joue, derriere ces nationalismes proclamés et ces grands principes entonnés, n'est rien d'autre que la mise au net de la carte européenne : l'Empire allemand une fois constitué - qui simplifia la donne et le nombre des Etats en disposant de deux grands empires se partageant l'Europe centrale - restaient ça et là, sur les marges des frontières et des peuples qui ne coïncidaient pas et que les manoeuvres en cours allaient chercher à nettoyer. Des allemands, des slaves surtout qui n'étaient pas à leur place. La tentation fut grande de forcer le trait et d'amener de gré ou de force les états à recouvrir exactement les nations.

On ne le dira jamais : les grands mouvements de population commencèrent dès 19 et si l'on ne saurait oublier ni les revendications territoriales d'Hitler qui toutes s'appuyaient sur la volonté de rassembler le peuple sous la bannière de la même nation, ni évidemment les crimes contre l'humanité qui participaient, dans leurs volets d'extermination comme de réduction à l'esclavage, du même projet brutal de faire coïncider terres, frontières et peuples, il ne faut pas, non plus oublier lex expulsions de populations allemandes cette fois-ci d'Europe de l'Est qui concernèrent entre 12 et 14 millions de personnes et qu'avaient préconisées les accords de Potsdam (juillet-Août 1945) :

"L'expulsion est la méthode qui, d'après ce que nous en savons, sera la plus satisfaisante et durable. Il n'y aura plus de mélange de population causant des troubles sans fin... Nous devons faire table rase. Je ne suis pas inquiet par ces transferts qui sont parfaitement possibles dans les conditions actuelles32." Churchill à la Chambre des Communes

Si la politique de Bismarck a tendu à construire à marche forcée un Etat qui réunît la Nation allemande et semblé par là-même accréditer le modèle de l'Etat-Nation, qu'elle parût bafouer les libertés des Etats qui le constituent désormais, c'est au fond exactement la même idée qui présidera aux intentions de Wilson en 18 et à celle des alliés en 45 : la guerre, en elle-même ou par ses conséquences aura été le moyen de résoudre la question nationale.

C'est dans ce sens-là, que partagent finalement tous les protagonistes, qu'il y a un lien très étroit entre la guerre de 14 et le nationalisme ; entre les erreurs de Versailles et la seconde guerre mondiale.

Pour autant, il est d'autres causes tout aussi profondes