Il y a 100 ans ....
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La guerre théorisée

La guerre est une affaire trop grave pour la confier à des militaires affirmait Clemenceau à l'occasion de la crise boulangiste ; il aurait pu le dire en 14 quand le gouvernement Viviani perdit la main en se repliant à Bordeaux pendant que Joffre seul à la manoeuvre disposa, de fait, de tous les pouvoirs et initiatives. Toujours est-il qu'arrivé à Matignon fin 17, la première chose qu'il fit, fut bien de réaffirmer la prééminence du politique.

Par les militaires

Pour autant la guerre se pense et se prépare et sans conteste chaque armée aura toujours suscité les vocations théoriques des stratèges : l'Ecole Militaire n'a pas d'autre sens.

A chaque période donnée, il y aura ainsi, toujours, qui se font face un discours civil, politique, sur la guerre et un discours militaire qui tantôt s'ignorent, tantôt se répondent et qui prennent des allures parfois furieusement philosophiques, parfois seulement stratégiques mais le plus souvent, les deux ensemble.

On sait, par exemple, le rôle que jouera dans l'entre deux guerres les publications de Ch de Gaulle sur l'importance des chars et la nécessité d'une armée de métier qui le conduiront, dès avant 40 à s'opposer à Pétain alors partisan d'une stratégie essentiellement défensive qu'incarne bien la ligne Maginot. On n'oublie évidemment pas l'importance pour toute la pensée militaire du XIXe du De la guerre de Clausewitz.

Or, s'il est habituel de dire que personne en enclenchant les hostilités en Août 14 n'avait l'idée que ce conflit dure quatre longues années et fasse autant de dégâts, s'il n'est pas faux de dire que beaucoup crurent ou laissèrent croire que la guerre à venir se ferait sur le mode de la précédente c'est-à-dire se jouerait sur quelques batailles décisives et en quelques semaines seulement, il est en revanche tout à fait faux de croire que du côté des militaires on n'ait rien vu, ni prévu.

Tant du côté allemand que du côté français, on a eu très tôt conscience que la mobilisation de masse qui placerait sous les drapeaux des millions d'individus, que, par ailleurs, les très grands progrès techniques qui offraient aux armées des outils extraordinairement puissants - dont l'artillerie mais aussi les toutes nouvelles mitrailleuses - mais encore totalement nouveaux comme les sous-marins, les avions que tout cela conjugué ne manquerait pas de modifier de fond en comble la manière de faire la guerre et donc de la penser.

On peut même dire que c'est précisément l'ampleur des armées mobilisées et la redoutable efficacité des armes qui conduisit maints stratèges à considérer que le plus grand danger serait justement celui d'une guerre longue qui ne manquerait pas d'épuiser les différents protagonistes et de déliter complètement le tissu social. Des plans comme ceux de Schlieffen par exemple s'expliquent aussi ainsi : il s'agissait certes d'en finir vite à l'Ouest pour porter l'effort ensuite à l'Est ; il s'agissait surtout d'en finir au plus vite ! La stratégie française de l'offensive à outrance allait évidemment dans le même sens. Elle avait été défendue par le colonel de Grandmaison et allait inspirer le plan XVII qu'appliqua Joffre - dogme de l'offensive à quoi il ne renonça jamais même aux heures les plus noires de l'enlisement.

La thèse française qui parvenait mal à se débarrasser de la légende de la furia francese, misait à la fois sur la surprise et le nombre, ne démordant jamais de l'idée que l'offensive devait prévaloir sur la défensive et ce d'autant plus qu'on y craignait à terme la supériorité numérique des allemands et la puissance de leur artillerie lourde.

De manière parallèle mais finalement logique, stratèges français et allemands pensèrent dans le même sens : on ne peut pas dire qu'ils n'ont pas anticipé ni les innovations techniques - mitrailleuse, avions, sous-marins - ni le renforcement de la puissance de l'artillerie lourde ni même les conséquences d'une guerre de masse qui allait placer sous les drapeaux des millions de soldats en même temps. C'est même à cause de ceci qu'ils conclurent tous à l'absolue nécessité d'une offensive courte mais décisive et qu'ils crurent chacun avoir mis tous leurs atouts de leur côté.

Comment expliquer autrement, d'ailleurs, qu'ils mobilisèrent si massivement dès les premiers jours de la guerre ?

Si erreur il y eut c'est plutôt dans l'évaluation de la puissance des armes nouvelles : manifestement, les allemands crurent tant en la puissance de leur artillerie qu'ils estimèrent longtemps que le rideau de feu déployé allait régler la bataille avant même qu'il fût nécessaire de lancer les troupes ; à l'inverse, du côté français, peut-être justement parce que l'on avait compris que l'évolution de l'artillerie rendait inutile le réseau de forteresses que l'on avait construites, crut ne pouvoir plus miser que sur la puissance et la rapidité de l'offensive.

Au fond l'idée n'était pas sotte : elle le fut d'autant moins qu'elle faillit réussir. Comment oublier que les allemands parvinrent à moins de 50 km de Paris en Septembre ? que c'est bien la rage offensive d'un Joffre qui permit d'éviter la catastrophe ? Comment oublier, au reste, qu'un quart de siècle plus tard, dans un contexte différent certes, mais en jouant sur les mêmes armes de la surprise et de la rapidité, l'armée allemande atteignit Paris en moins d'un mois et mit la France à terre (10 mai- 17 juin 40) ?

On ne peut donc pas véritablement dire que les militaires n'avaient rien prévu : au contraire ! Leur erreur fut sans doute de tomber dans le piège de leur propre argumentation : la guerre serait trop coûteuse et trop dangereuse si elle venait à se prolonger ; elle sera donc courte. Réside sans conteste dans la confiance qu'ils mirent dans leurs propres prévisions, dans leurs savantes extrapolations et sans doute aussi dans les moyens techniques nouveaux qui leur étaient offerts : téléphone ; surveillance aérienne ; véhicule motorisés etc. Sans doute ont-ils négligé que la mobilisation de millions d'hommes en même temps et en un temps record, si elle est effectivement facilitée par ces moyens nouveaux, si elle a effectivement été conçue avec minutie et rigueur - notamment du côté allemand - demeure néanmoins une mécanique si complexe et gigantesque qu'elle ne peut pas ne pas se dérégler, à un moment ou à un autre ; ne pas laisser place à l'imprévu.

L'erreur militaire ne fut pas de ne pas avoir anticipé les dangers d'une guerre longue ; elle fut de croire que tout avait été fait et prévu pour l'empêcher de le devenir. Victimes de leur technicité mais aussi de leurs préjugés, sans doute de leur indécrottable scientisme positiviste, ils ont fini par prendre leurs désirs pour des réalités et furent passablement désemparés quand il s'avéra que l'offensive initiale était un échec : leur incapacité à concevoir une stratégie alternative, mais aussi la crise d'approvisionnement en munitions montre à l'envi qu'ils n'avaient pas prévu grand chose sur le long terme.

Par les civils

C'est en réalité à peu près la même remarque que l'on peut faire à propos des civils. L'idée de guerre implique trop de complexités et de risques pour qu'on ne s'y engage qu'à condition de croire avoir plus de chances de gains que de pertes. Or, très tôt, alors même que l'horizon de la guerre n'obstruait pas encore totalement les perspectives politiques, on comprit du côté des économistes que la guerre moderne, du fait même des moyens techniques qu'elle allait réunir et de la masse d'hommes qu'elle impliquerait, ne pouvait pas ne pas représenter une menace sérieuse pour le développement économique.

Ainsi, dès 1899, l'économiste russe J de Bloch avait repéré combien la guerre moderne ne pouvant manquer de se généraliser risquait fort d'anéantir avec elle toutes les économies européennes. Son argumentation consistait à dire que la machinerie guerrière serait tellement complexe, d'engager tant d'hommes, de capitaux, de moyens matériels, impliquerait une telle logistique complexe qu'elle ne pourrait pas fonctionner longtemps dans déraper au risque de n'avoir plus le choix qu'entre des pertes infinies ou une lutte sans fin. En déréglant ainsi les échanges économiques internationaux, la guerre, selon lui, ne pouvait qu'entraîner hausse des prix, misère, crises financières majeures et une prolétarisation généralisée.

Ce qui était plutôt bien vu quand on considère comment l'Europe finança à crédit sa guerre et le paya non seulement de la perte de son hégémonie mondiale mais d'une seconde guerre qui la laissa, détruite, désemparée et durablement déclinante...

On est, on le voit, très loin de l'argument classique selon quoi le développement des affaires aurait eu besoin de la guerre pour se réaliser. Pour autant, cette alerte, mais il y en eut d'autres, ne fut pas entendue voire même fut utilisée comme argument supplémentaire pour une guerre courte.

C'est d'ailleurs ce même argument, économique, que l'on retrouvera chez les socialistes, ne serait ce que pour tenter de rallier la bourgeoisie modérée à ses vues pacifistes. On le retrouve chez Jaurès notamment.

On le trouve aussi chez A Bebel qui à la tribune du Reichstag déclara en novembre 1911 au moment de la crise d'Agadir :

Ainsi on armera de tous les côtés ·et l'on ira jusqu'au point où l'un ou l'autre des adversaire. dira: "Mieux vaut une fin rapide dans l'horreur qu'une horreur sans fin." C'est à ce moment-là que viendra la catastrophe. L'Europe entière suivra le tambour et seize à dix-huit millions d'hommes dans le meilleur âge, la fleur des différentes nations, sortiront équipés des meilleurs instruments d'assassinat. Le crépuscule du monde bourgeois approche.

Ce qui était plutôt bien vu d'autant qu'il ajouta que la guerre future coûterait la vie d'environ dix millions de soldats ... Mais on ne l'entendit pas pour autant.

Bebel n'en était pas à son premier coup en matière de pacifisme : il avait déjà refusé de voter les crédits de guerre en 1871 ce qui lui valut deux ans d'emprisonnement : Bismarck ne badinait pas avec ces choses-là ! L'homme est intéressant à plus d'un titre : il est l'homme d'une période qui se termine - mourant en 13, il ne verra d'ailleurs pas combien ses prévisions étaient justes - celle de la lutte contre un empire militaire qui n'aura eu de cesse de se battre contre l'émergence du socialisme, mais aussi, en même temps celle de la fierté d'une Nation en train de se construire. Et, à ce titre, tout à fait représentatif de ces générations de socialistes qui tout en critiquant la guerre comme arme capitaliste se révéleront prêts, comme en France, à défendre leur Patrie sitôt qu'ils la verraient menacée.

Au fond, pas plus les civils que les militaires quoique conscients des dangers d'une guerre moderne longue n'étaient prêts à en accepter l'augure : tout a l'air de s'être passé comme si l'on ne voulait pas croire en ce que la raison envisageait : ni en la guerre à quoi on se préparait mais à laquelle on s'acharnait à repousser l'éventualité ; ni en cette guerre-là qu'on savait probable mais qu'on s'entêtait à imaginer conforme à ses désirs de gloire et de brièveté.

Au fond, c'est bien Hegel qui aura eu raison en l'affaire : rien, et surtout pas les sophistications théoriques, rien non ne fera jamais que l'on tire quelque leçon de l'histoire. Je l'ai écrit déjà : la guerre était dans la tête déjà, bien avant d'éclater. On y était prêt et pour certains disposé.

Mais cette guerre que l'on avait préparée et pensée, ne fut absolument pas celle qui se produisit.