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Solidarité

Sans doute avons-nous la solidarité sélective. C'est la remarque que fit une journaliste de France Info à un élu local francilien venu expliquer ce qui se faisait d'admirable dans sa commune en terme d'aide et d'accueil de réfugiés ukrainiens.

Sans en méconnaître la portée, l'intensité ni le mérite, sans surtout en nier la sincérité, le simple rappel de la différence de traitement avec ce qui se fit, il n'y a pas si longtemps, lors du conflit syrien où seul le gouvernement Merckel fut exemplaire jette une lumière crue sur nos vertus. L'édile répondit ce qu'il put - le pauvre homme - qui dut bien reconnaître que par proximité de culture comme de territoire, oui, effectivement, nous nous sentions bien plus proches - ne sont-ils pas européens ? - des ukrainiens que des syriens.

L'universel s'arrête au Rhin, aux Alpes ou aux Pyrénées !

Sans doute nos grands principes universalistes, humanistes etc sont-ils trop amples pour nos esprits étriqués. Levi-Strauss le savait qui rappelait que l'humanité s'arrêtait aux frontières de la tribu, aux limites du village et Montaigne qui se moquait des cuistres incapables d'approcher qui n'était pas de leur cru, nous annonçait par avance l'ambivalence de nos émotions.

Sans doute est-ce dans les grandes circonstances que se révèlent les grands hommes et se manifestent les vertus qui nous honorent … mais aussi les marécages où se vautre notre mesquinerie et pataugent nos bassesses.

Je sais la solidarité être au fondement de nos valeurs et ainsi de notre humanité. Que nous y manquions n'est que signe supplémentaire que cette humanité est une construction de chaque instant et non un état qu'il suffirait de proclamer. Il me souvient, cruellement, de ce que Jaspers en écrivit : Quelque part, dans la profondeur des rapports humains, s’impose une exigence absolue: en cas d’attaque criminelle, ou de conditions de vie menaçant l’être physique, n’accepter de vivre que tous ensemble, ou pas du tout

Je nous sais défaillants et ne pas pouvoir ne l'être pas. C'est sans doute pour cela que je ne m'aviserais certainement pas à jeter le discrédit sur ces générosités-ci. Aimerais seulement qu'elles ne justifient pas a posteriori nos manquements.

Je sais ce que Feuerbach comme Hegel mais comme Lévinas dirent et théorisèrent : nous ne sommes humains que dans ce regard de l'autre qui nous considère comme tel. Que le crime contre l'humain débute dès lors que nous cessons de porter ce regard - ce que par paresse, peur ou égocentrisme nous faisons si souvent. Je voudrais tellement que nous ne soyons pas aujourd'hui de ces villageois d'autrefois qui ne regardèrent même pas ces rescapés, transis de froid, de faiblesse, de dénuement, traversant l'Allemagne en ce mois de janvier 45, qui ne le purent ou ne l'osèrent, et qui les laissèrent ainsi cheminer vers la mort sans un geste ni sans doute même une pensée. Il est presque impensable de franchir cette ligne qui vous sépare de l'humain mais alors, ceux-là la franchirent et se déshonorèrent qui demeurèrent cois et reclus en l'étroitesse de leurs âmes.

Ces villageois sont toujours là et regardent passer les tragédies avec la même pleutre suffisance. Et je ne les entends que trop.

Je n'aimerais même pas avoir la suffisance de Rousseau et m'écrier Je fus meilleur que cet homme-là ! Seulement aimerais les entendre moins exciper de leur sordide médiocrité.