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La diagonale du vide

A mesure qu'approchent les élections, s'accumulent enquêtes, articles, tribunes - mais inquiétude surtout des observateurs - autour de l'abstention notamment celle des jeunes qui semblent bien se désintéresser des grands moments de la vie politique au point de ne même plus s'inscrire sur les listes électorales même s'ils ne s'éloignent pas nécessairement des grands débats. L'inquiétude se nourrit d'une forme de cauchemar : qu'un jour d'élections personne - ou presque - ne se déplace plus aux urnes, que tout le monde se détourne et, selon l'expression consacrée, aille à la pêche, que ne votent plus que les quelques extrémistes de tous bords rendant le résultat impossible et illisible, bref que demain, véritablement la démocratie devienne le gouvernement du peuple sans le peuple … Comme si tout ce que nous estimions être le fondement de notre vie collective pouvait insidieusement s'effriter et que cette démocratie dont nous nous targuions d'être depuis 89 les inventeurs fût bien moins évidente et, en tout cas, bien plus fragile que nous ne voulions bien le croire.

Ces articles sont prodigues d’explications – notamment s’agissant du désintérêt des jeunes – elles ne sont pas toute fausses.  Toutes respirent – de manière à peine camouflée - la nostalgie d’un âge d’or qui n’a sans doute jamais existé mais où effectivement les taux de participation aux élections étaient élevés - les cantonales de 76 connurent une participation de 67% et les municipales de 77 de 78,9 % ; les présidentielles de 81, 85,85 % alors que Macron n'a été élu en 2017 qu'avec 74,56 % et que les dernières municipales n'intéressèrent que 44% des électeurs. Mais cette éternelle jérémiade - c’était mieux avant - me gêne, qui n’a d’autre conséquence, faute d’analyse consistante, de déprécier le présent, les acteurs présents.  La nostalgie n'a jamais été un argument, encore moins quand elle sert de paravent à un conservatisme chevronné.

Toutes disent la difficulté de la transmission ; toutes surtout révèlent la grande fragilité de la démocratie qui, pour être le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple supporte assez mal de l’être sans le peuple. Rien ne ressemblerait plus à un cauchemar qu’une nation qui se détournerait de ses propres affaires ou, en tout cas, de ceux supposés s’en charger. 

Tout le problème est là ! 

Il réside surtout dans l’incapacité où sont nos politologues patentés d’envisager quelque explication que ce soit du côté des politiciens – ce qui est étrange. Et si, tout simplement, le spectacle offert par la classe politique était mauvais ? Et si, parce que le ver était dans le fruit dès l’origine, la pièce se jouait désormais dans un théâtre vide ?  

Nietzsche évoquait autrefois cette Wille zur Nichts, anticipant de peu Thanatos qui aura été le côté obscur de la pulsion de vie que Freud vit en Éros,  sorte d'anémie ou de maladie sénescente de la volonté de puissance comme si devait toujours surgir un moment, qu'on pourrait tout aussi bien nommer entropie, où un système se désarticule, s'étiole ; s'effondre.

Cela fait depuis un moment que Mélenchon en appelle à une VIe République. Je crains bien que depuis le quinquennat et l'inversion du calendrier, la chose ne soit devenue incontournable.

Il ne fait aucun doute, du côté du système que la Ve mit en place en 58, qu'on aura pris ostensiblement le contrepied des régimes précédents et mis ainsi le curseur très fortement au détriment du législatif qu'on aura caricaturalement évidé de toute prérogative, en faveur d'un exécutif monopolisant l'essentiel de l'action et de la décision.

En faveur exclusive de l'exécutif.

Tant la IIIe que la IVe, fondamentalement parlementaires, réticentes à tout homme fort qui risquerait, césarisme oblige, de ruiner la République, auront toujours privilégié des dirigeants ordinaires, misant sur l'intelligence collective d'un Parlement débattant des problèmes. Tout aussi évident que depuis Pompidou en tout cas, et surtout depuis Chirac, les présidents successifs ont échoué à convaincre qu'ils étaient capables de changer la vie voire même seulement de le désirer. Disqualifiés, les partis, depuis de Gaulle, qui ne peuvent que contribuer à exprimer la volonté générale, évidés de tout rôle depuis qu'ils n'élaborent plus de programme ni ne désignent véritablement leurs candidats, ne restent plus que des hommes malaisément providentiels. Décidément entre les déséquilibres antagonistes des Républiques précédentes, oui, il faudra bien inventer un autre équilibre, moins malsain … pour quelques décennies au moins.

Je ne crois pourtant pas qu'une réforme institutionnelle soit suffisante. Je veux bien être en accord avec le leitmotiv gaullien selon lequel il s'agit de la rencontre d'un homme et d'un peuple, mais, oui, une rencontre se fait à deux. Et aujourd'hui, le peuple se dérobe.

Oui, de l'autre côté, celui de l'électorat, de la source donc du pouvoir et de toute légitimité, soit parce que la crainte y domine devant des perspectives de plus en plus inquiétantes, soit parce que la lassitude prévaut désormais devant des campagnes qui s'épuisent en piètres comédies où tout - et notamment les promesses inconsidérées - serait possible sans conséquence aucune, où la notion de programme ayant perdu toute signification et toute valeur d'engagement - les promesses n'engagent que ceux qui veulent bien y croire - la parole s'évide et le désintérêt s'installe quand ce n'est pas la suspicion qui s'amplifie devant tant d'impuissance manifeste et de tromperie insidieuse.

Tout n'est ici affaire que de contemplation, de regard - θέα . D'où autant le divin - θεός - le théâtre - θέατρον - que la théorie - θεωρία. Seulement, il n'y a plus rien à voir non plus qu'à attendre. Dans toute représentation il y a escamotage, illusion mais la magie de l'illusionniste ne fait effet qu'à condition qu'on ne voie pas le truc, le tour-de-main. Ici tout se voit et l'odieux marionnettiste omet de camoufler les fils.

Il faudra, à tout coup, reprendre les vieilles recettes. Les peuples demeurent souvent étonnamment patients mais regimbent sitôt la certitude assurée qu'on se moque d'eux et que les beaux discours ne restent plus qu'artifices pour cacher les prébendes. Les colères populaires sont souvent effrayantes parce que n'hésitent jamais à désigner quelque bouc émissaire à sacrifier, non plus qu'à se coucher dans la litière malodorante que leur aura préparée le premier père des peuples - sévère mais juste - qu'on voudra bien présenter.

Il arrive parfois, si rarement, comme ce fut le cas juste après le 6 février, que le peuple plus sage que ses représentants, mais plus impératif aussi, exige l'unité rendant ainsi possible deux années plus tard un Front Populaire qui, malgré ses faiblesses, laissera des traces durables.

Rien de bon ne sortira de tout ceci. Pas même le moindre mal.