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« La jeunesse est traversée par un malaise démocratique profond »

 

Dans un entretien au « Monde », les chercheurs Olivier Galland et Marc Lazar, auteurs d’une enquête d’ampleur sur les 18-24 ans, analysent le « désengagement » politique de la jeunesse française.

Propos recueillis par Mattea Battaglia et Soazig Le Nevé

 

Olivier Galland est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie à Sciences Po, compte parmi les contributeurs de l’Institut Montaigne. Ensemble, ils cosignent une enquête d’ampleur sur « une jeunesse plurielle » menée auprès de 8 000 jeunes, qui croise le ressenti des 18-24 ans avec un échantillon représentatif des deux générations précédentes – celles des parents et des grands-parents.

L’occasion de souligner ce qui a changé d’une génération à l’autre en termes d’engagement politique – ou plutôt de « désengagement », comme le soulignent les auteurs. Mais aussi ce qui a moins (ou très peu) changé en matière de préoccupations sociétales.

On ne manque pas d’enquêtes sur la jeunesse française. Depuis 2020 et la crise sanitaire, qui a fortement touché cette génération, de nombreux chercheurs ont interrogé le « fossé », la « fracture », le « sacrifice » des jeunes… Qu’apportez-vous de plus ou de neuf ?

Olivier Galland : Notre objectif était d’avoir une enquête sur un gros échantillon, pour sortir de la vision « moyenne » de la jeunesse, ou de l’image que certains analystes en tirent en se fondant sur le discours des jeunes que l’on entend s’exprimer car ils sont les plus mobilisés, ou qu’ils disposent de relais.

Il y a bien une jeunesse en tant que classe d’âge, plutôt heureuse, plutôt sensible aux problématiques sociétales, et des jeunesses faites d’individus se rejoignant sur certaines préoccupations, certaines attitudes… Le groupe et les sous-groupes coexistent dans la nuance et la dialectique. En leur sein, des lignes de clivage apparaissent clairement : elles recoupent, par exemple, le « capital culturel » que nous avons pu mesurer à partir d’une question assez simple – celle du nombre de livres possédés dans le foyer parental. Ou le sexe : filles et garçons se positionnent très différemment sur bon nombre de questions.

Marc Lazar : Ce clivage entre les sexes nous a frappés. Il y a bien une jeunesse féminine, constituée de jeunes femmes à l’avant-garde sur beaucoup de questions politiques, très sensibles aux violences sexuelles, mais qui ne se reconnaissent pas pour autant dans la vie politique et associative du pays. Elles ont un ethos assez protestataire tout en rejetant, davantage que les garçons de leur âge, la violence politique et sociale. Ces jeunes filles représentent un potentiel démocratique réel, et pourtant, on ne les retrouve pas dans les associations et les organisations constituées. Peut-être parce que ces formes politiques sont trop masculines ? Nous mettons cela en débat.

D’aucuns parlent d’une jeunesse en rupture de ban, cédant aux sirènes du « wokisme » et de la « cancel culture ». Ce n’est pas votre constat…

O. G. : La jeunesse sur laquelle nous avons enquêté est concernée par les questions de société, mais quand on élargit le champ de ces questions pour en cerner la hiérarchie, ce sont les inégalités, le terrorisme, les violences faites aux femmes, l’écologie qui sont cités en premier lieu, et pas le « racisme structurel » ou les problématiques de genre.

Même constat pour la laïcité : ce sujet a pris de la place sur la scène médiatique et politique. Il fait, il est vrai, l’objet d’un clivage générationnel assez net : nos jeunes ont une conception beaucoup plus souple de la laïcité que leurs parents ou leurs grands-parents. Ils ont, du moins pour une partie d’entre eux, du mal à comprendre les règles qui norment les comportements dans la sphère publique – aussi parce que les réseaux sociaux ont brouillé la distinction entre l’espace public et l’espace privé. C’est ce qui explique, par exemple, que certains jeunes remettent en question l’interdiction du port du voile au lycée. Mais c’est une erreur que de penser la laïcité comme un thème de préoccupation central et partagé : elle ne l’est pas.

Quel vous semble être, d’une génération à l’autre, le clivage majeur ?

M. L. : Il est de nature politique. L’affiliation politique et l’attachement exprimé à l’égard du système démocratique sont nettement en recul d’une génération à l’autre. L’enquête identifie une frange importante de la jeunesse (26 %) qui se positionne à l’écart du débat démocratique. Ces jeunes-là, des « désengagés », sont souvent invisibles ; ils ne disposent pas de porte-voix et ne cherchent d’ailleurs pas à en avoir. Sur la totalité du panel, presque la majorité – de 40 % à 50 % – ne se reconnaît dans aucun parti, soit quasiment le double de ce qu’on a mesuré auprès de l’échantillon des 46-56 ans. On peut évidemment se demander si c’est là un « effet âge » [un effet du manque d’expérience politique] ou un « effet génération ». Mais l’écart est si fort qu’il nous semble compliqué de le réduire à la première explication.

O. G. : On retrouve ces clivages en matière de violence politique. Aujourd’hui, pratiquement un jeune sur deux estime compréhensible de pouvoir affronter des élus ; et pas loin d’un jeune sur cinq trouve acceptable de dégrader un espace ou un établissement publics. Cela reste une minorité, sans doute, mais c’est très supérieur aux mesures faites auprès des générations antérieures. On a en tête la violence de la jeunesse étudiante des années 1960 et 1970 ; l’historiographie récente a montré qu’elle impliquait aussi une partie de la jeunesse ouvrière. Aujourd’hui, c’est différent : c’est à la fois le canal de l’extrémisme politique qui s’exprime, plus à gauche qu’à droite, mais aussi le canal des jeunes en grande difficulté sociale et personnelle.

Qu’est-ce qui, au contraire, n’a pas changé – ou moins changé qu’il n’y paraît ?

M. L. : Le rapport à l’écologie s’inscrit dans la longue durée. Oui, les jeunes ont une sensibilité particulière à l’environnement ; ils y sont sans doute plus sensibles que les générations précédentes, mais c’est plus une différence de degré que de nature. S’ils sont sensibles à l’idée de « manger autrement », leur engagement écologique rencontre certaines limites dès lors qu’il s’agit de remettre en cause les déplacements en avion par exemple, ou la vie professionnelle. Par ailleurs, cette conscience écologique ne se traduit pas nécessairement par un vote écologique.

O. G. : Quelle que soit la génération, une minorité seulement accepte l’idée d’un sacrifice financier pour sauver la planète.

Vous distinguez un effet « capital culturel », ce qui n’est pas tout à fait nouveau, mais aussi un « effet religion ». Que répondez-vous à ceux qui auront tôt fait d’épingler ce critère flirtant avec des statistiques ethnico-religieuses ?

O. G. : Nous sommes conscients des critiques que notre typologie de la jeunesse pourra générer. Il y a parmi nos répondants une petite minorité de jeunes se déclarant musulmans, socialement intégrés, qui affichent une plus grande tolérance à l’égard de certains comportements violents (comme le fait d’affronter des élus pour protester) ou déviants (par exemple, ne pas payer son billet de train). Ne faisons pas comme si l’on découvrait que des jeunes de confession musulmane rencontrent des problèmes d’intégration. Ignorer cette réalité, ou la laisser aux polémistes, serait pour nous une erreur. Il nous semble au contraire important de regarder cette dimension-là de la manière la plus froide et la plus scientifique possible.

M. L. : Ces jeunes se déclarant musulmans sont aussi plus nombreux – 65 % – à avoir le sentiment d’évoluer dans une société hostile, voire raciste. Ils font état de difficultés lors des études, de l’orientation. Leur parcours scolaire a souvent été douloureux. Ce lien entre l’intégration, ou le défaut d’intégration, et une conscience presque malheureuse de l’éducation nous a sauté aux yeux. Il nous semble que cela doit être traité comme un sujet prioritaire, et pas comme un tabou.

De ce portrait de la jeunesse, quels enseignements tirez-vous, à moins de cent jours de la présidentielle ?

M. L. : Cette génération est traversée par un malaise démocratique profond sur lequel les responsables politiques ont tout intérêt à ouvrir les yeux. Cela aura indubitablement des conséquences dans les urnes en termes d’abstention. Un quart des sondés – ceux que nous avons appelés les « désengagés » – sont indifférents à la politique, mais une frange importante, presque 40 %, est en attente de démocratie participative. Ceux-là constituent un potentiel de voix pour les candidats. Reste à savoir comment les impliquer.

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O. G. : L’école peut sans doute jouer un rôle. Au-delà des querelles artificielles qu’elle suscite dans la campagne présidentielle, l’institution scolaire peut participer à l’éveil du citoyen, à former son esprit critique et son sens du débat. Je ne dis pas qu’on doit faire de la politique à l’école, mais que l’école peut aider à retisser de la confiance entre la jeunesse et la politique.

Mattea Battaglia et Soazig Le Nevé