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L'art de l'insu ou l'insu de l'art

J'évoquais une possible philosophie de l'insu ; la nécessité en tout cas de l'inventer. Que nous cherchions à échapper à l'emprise du collectif mais, tout autant, aux déterminismes de notre nature ; que donc nous récusions toute idée de nature parce qu'elle obérerait la possibilité de notre liberté me semble intimement lié à ce que Sartre appelait humaine condition. Le débat philosophique sur la liberté qui a pu opposer des Descartes, Leibniz et Spinoza m'a toujours semblé vain. Bien entendu nous ne sommes pas empire dans un empire mais quoi notre libre volonté est un désir que nous ne pouvons ni assouvir ni assagir.

Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des Loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu'un Homme :
XII, 1

C'est bien pourquoi le refus des compagnons d'Ulysse de réintégrer leur statut d'humain est moins surprenant que scandaleux … à moins que d'en entendre le motif. Ceux-ci cèdent à leurs pulsions, instincts et aux lois de leur nature, celui-là jamais rassasié, pousse son action toujours plus haut et trop loin, au paroxysme du monstrueux. Nous bravons nos congénères mais le monde aussi ; jusqu'aux dieux devant qui nous ne courbons même pas l'échine.

Et si ce n'était pas au déterminisme du collectif que nous cherchions à nous soustraire mais à nous-mêmes ?

Ce n'est ni par refus de l'ordre ni par anticonformisme lequel de toute manière s'épuiserait à la fin en système, mais, oui, je le concède, j'aime les pas de côté, les esquives et si j'ai le réflexe quasiment cartésien du non initial c'est au moins par prudence de ne pas tomber dans les pièges que tendent conjointement habitude, paresse et usages.

L'on me demande d'être un individu et je ne sais, au fond ce que ceci signifie sinon de n'être pas soluble dans le grand tout. Comme tous j'aurai cherché ; traversé chemins et impasses, me serai affairé à faire comme tout le monde même lorsque je prétendais abusivement le contraire, et me retrouve, au crépuscule, avec les mêmes questions, les mêmes impossibilités, les mêmes rêves qu'à l'aube frémissante.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian ; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb. L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson. Moïse regarda ; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point. L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici !
Ex 3, 1-3

S'écarter du chemin n'est-ce pas exactement ce à quoi une voix surgie de nulle part, appela le berger ? Les grandes missions - et la sienne fut précurseur de toute - les aventures ou simplement les toutes petites et modestes quêtes intérieures débutent et se constituent dans ces petites pauses, ces écarts ; ces interstices que l'on (se) ménage … ou qu'on vous propose. Rien n'est prévisible ici, rien écrit d'avance. Il n'est pas vrai qu'il y eût destin parce que ma volonté, si débile fût-elle, peut entreprendre de renverser les montagnes et bâtir d'incroyables tours. Je puis ne me soucier de rien ou ne vouloir pas entendre ; tenir pour vaine la tentation de me dérober ou chercher la sérénité dans les habitudes besogneuses.

C'est vrai, pourtant, que, parfois , nos écarts ne sont que des fuites pleutres : faute de pouvoir rien combattre - ou de seulement le vouloir - se laisser entraîner dans le lit apparemment paisible des mobiles et des motifs, des passions et des causes. Il semble si agréable de pouvoir rejeter toujours la faute, la responsabilité ou seulement l'explication sur autre chose que soi.

Il faut lire attentivement : les compagnons ont renoncé aux « belles actions », aux risques à prendre, en se voulant dépasser, de réussir ou d'échouer, d'enfin se trouver ou de se perdre, et auront préféré suivre le programme précisément défini et limité qu'une nature leur imposait. Très exactement ils ont renoncé au risque lui-même. Au danger. Ont renoncé à l'être.

dér. de resecare « couper ». À partir de *resecum « ce qui coupe » est né le sens « rocher escarpé », conservé dans l'esp. risco, d'où « écueil », puis « risque encouru par une marchandise transportée par bateau » (sens bien att. en lat. médiév., v. Du Cange). Le -i de la forme ital. s'explique prob. par l'infl. du verbe resecare qui a pu donner en Toscane ris(i)care, rischiare (cf. Rohlfs, § 49). Le gr. byz. ριζικόν « hasard »

« domination, empire » estre en dangier d'aucun « être à la merci de quelqu'un » (Enéas, éd. Salverda de Grave, 8654); 1340 estre en dangier « être en péril » (Hugues Capet, éd. de la Grange, 1566); 1170 sans dangier « à souhait » (Chr. de Troyes, Erec et Enide, éd. W. Fœrster, 6944). Dér. du b. lat. *dominarium, *domnarium avec peut-être infl. de dam* pour le vocalisme initial (en face de l'a. fr. dongier) employé en Gaule du Nord pour dominium « propriété, droit de propriété » d'où « domination, puissance, droit ». Le sens de danger « péril » est peut-être dér. de l'expr. estre en dangier « être à la merci de quelqu'un » d'où « être en péril ».

Risque / Danger. Ces deux mots disent à peu près tout : la césure que l'existence vous conduit inéluctablement à tracer d'avec votre enfance, ou vos racines - qui est précisément le sens premier de ῥιζικός : ce qui est à la racine, au fondement. J'aime que le danger signifie être à la merci de quelqu'un ou de quelque chose, et donc être dominé, puis de loin en loin, le risque encouru à tenter de s'en émanciper. Nous savons - mais le siècle de La Fontaine croyait encore l'ignorer - combien nature et culture ne sauraient s'opposer terme à terme et bien au contraire combien elles se construisent l'une l'autre en une boucle vertigineuse. En réalité il faut comprendre ce que l'on tranche, la ligne que l'on trace, le rocher escarpé sur quoi l'on se hisse pour se donner - l'illusion ou la possibilité, comment savoir ? - d'un promontoire où dominer. Le vieux fond moral qui puise sa source dans un christianisme médiéval bien plus tenace qu'on ne l'imagine, prescrivait de ne pas tenter sortir de sa condition et de se satisfaire plutôt des bienfaits, même chiches, que la providence avait bien toléré de vous allouer. Les bergères, surtout, ne devaient pas rêver de princes charmants ! Ni le manant, ni le croquant aspirer à quelque gloire ou noblesse sous peine de ridicule ou d'infamie. Pourtant Prométhée autant que l'épisode initial de la Genèse racontent la même insurrection, le même refus, le même désir de se construire soi-même et un monde à la mesure de ses ambitions et désirs au risque de l'ὕϐρις, au risque de l'échec et/ou du châtiment.

Mais quoi ? ce refus, cet écart, ne commence-t-il pas dans le premier geste, dans le tout premier tour de main ou dans l'expédient tenté, testé pour contourner un obstacle, dans la toute première invention si modeste fût-elle. De la τέχνη à la ποίησις. Décidément l'homme est être de la dénégation et ne serait pas homme de seulement se soumettre. Il est l'être de la démesure mais donc aussi de la violence qui est l'un des sens de l'ὕϐρις. Parce qu'il est conscience, il est réflexion ce qui le place dans cette curieuse posture d'être à la fois du monde et devant le monde, contraint dès lors de s'y inventer place et sens. Ou de déchoir de n'y point parvenir.

Je ne suis pas certain du tout que nos dénégations soient toutes constructives ni qu'elles le doivent nécessairement être. Probablement nombre de nos bricolages, de nos écarts ou esquives sont inutiles, insensés voire destructifs. Certains de nos passe-temps sont sans doute de cruelles pertes de temps et vraisemblablement, saurions nous le temps qu'il nous reste avant de disparaître, ne le gâcherions-nous pas à quelque imaginaire improbable, à ces représentations parfois vulgaires ou insignifiantes, à ces actions absurdes parce que sans réels objectifs. Nos détours valent si souvent mols divertissements ! Mais notre humanité se joue, à chaque génération, en chaque individu, de manière répétée et lassante parfois, tragique si souvent. Tel Sisyphe, nous poussons notre rocher, inlassablement avant qu'il ne dégringole pathétiquement et qu'il faille recommencer : il n'est pas de progrès en l'être ; nous ne sommes pas meilleurs ni plus puissants que nos prédécesseurs et transmettons si peu à notre descendance.

Je comprends soudainement pourquoi la monade leibnizienne était sans porte ni fenêtre. Ce qu'elle comporte d'individuel lui interdit de rien transmettre qui s'éprouvât ou ressentît. Ces paroles qui s'envolent, ses raisonnements qui s'emberlificotent mais n'émeuvent jamais ni ne sont moteurs de rien.

« Accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles » ne laisse point de trace, nul produit qui puisse durer après que le moment aura passé de l'acte et du verbe. Si l'animal laborans a besoin de l' homo faber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste,· du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne surrvivrait pas un instant. Afin d'être ce que le monde est toujours censé être, patrie des hommes durant leur vie sur terre, l'artifice humain doit pouvoir accueillir l'action et la parole, activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles aux nécessités de la vie, mais, en outre, diffèrent totalement des mulltiples activités de fabrication par lesquelles sont produits le monde et tout ce qu'il contient. Nous n'avons pas ici à choisir entre Platon et Protagoras, ni à décider qui de l'homme ou d'un dieu doit être la mesure de toutes choses. Ce qui est sûr, c'est que la mesure ne peut être ni la nécessité contraignante de la vie biologique et du travail ni l'instrumentalisme utilitaire de l'usage et de la fabrication. A Arendt, Vita activa, partie IV, l'œuvre - dernières lignes Que nous reste-t-il sinon ce que H Arendt nommait l'œuvre ?

Le sens commun se trompe : ce n'est assurément pas dans nos affairements courants que nous trouverons ni le monde, ni l'autre. Tant que nous nous préoccupons exclusivement de nos besoins primaires, biologiques en réalité nous sommes seuls, élément d'un tout productif, mais nous n'avons pas plus de monde que les animaux. Nous nous approprions le monde, en le détruisant ou l'assimilant. Processus éternellement à recommencer, sans début ni fin, rien n'y est permanent ni même seulement dure quelque peu tout y compris l'homme à la fin, est marchandise à consommer. Dans le travail l'homme se révèle sans doute plus malin que l'animal dans la mesure où produisant jusqu'aux outils de la production, il rend cette dernière plus performante mais fondamentalement il reste dans le même rapport parasitaire. Avec l'œuvre seule, l'homme peut sortir de l'isolement, de l'acosmisme où il était enfermé en pouvant concevoir des objets, mais en réalité un monde qui porte sa marque, qui réalise une signification, un projet ; un don. Le sens commun se trompe : l'art n'est pas divertissement, loisir agréable permettant de reproduire sa force-travail. Au contraire l'œuvre est la condition même de notre présence au monde.

A quoi a bien pu penser le premier homme qui s'attacha à ciseler un objet ou orner la paroi de la caverne ? A rien peut-être sinon à tromper l'ennui d'un hiver trop rigoureux pour vaquer ! Mais le monde commence exactement à ce moment précis où une conscience s'affaire à le représenter à son goût ; à son idée ; à son image. L'œuvre n'est pas que dans les Beaux-Arts mais dans toutes les réalisations humaines que nul ne peut achever, circonvenir, cerner. Dans chaque réalisation que pourra s'approprier, sans la détruire, l'autre, le prochain ou le simple passant en lui donnant un sens ; sa signification.

Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées Proust La mort de Bergotte

Je n'ai jamais cru que dans l'œuvre nous cherchions à laisser trace et à conquérir une forme d'éternité que la mort nous refuse. Au contraire je crois bien, avec Proust, qu'efforts, tensions, soin et règles que nous nous donnons en nous attachant ainsi à ciseler un objet, à épurer une phrase ou à adoucir la courbe d'un visage, proviennent ou en appellent à un monde qui effectivement pourrait nous ressembler et être cette Patrie qu'évoque Arendt.

N'être pas seulement mû mais moteur en nos actes, pensées et désirs ; non pas nécessairement échapper à toute contraintes ou déterminisme mais les métamorphoser en en faisant promontoires de notre humanité ; aller vers l'autre parce que l'œuvre suppose l'autre à qui elle est dédiée comme la conscience appelle le visage.

Cet insu qui chuchote en chaque œuvre, en chacun de nos gestes sitôt qu'ils s'essaient à la gratuité ou à la générosité, cet insu c'est le soupir de qui devine tous les chemins ne mener nulle part, qui sait la difficulté d'être, et l'impossible humanité. Cet insu, c'est l'obstination néanmoins d'en esquisser la promesse.